Pour Vincent Dujardin, les reines complètent les tâches de représentation dévolues au roi. © FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

« Les reines des Belges ont toutes eu des parcours sans faute »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La Constitution n’en pipe mot jusqu’à ignorer le titre de « reine », leur raison d’être se résume à leur visibilité, leur influence reste entourée de mystère. L’historien Vincent Dujardin (UCLouvain) décrypte le destin singulier d’épouse d’un roi des Belges.

Une reine des Belges existe-t-elle sur les plans juridique ou constitutionnel?

Non, la Constitution est muette quant au rôle de la reine. Le mot  » reine  » y est même inexistant. Elle est juste concernée par l’article 98 qui précise qu’aucun membre de la famille royale ne peut devenir ministre. Le titre de  » reine des Belges  » n’existe donc pas formellement.

N’est-il pas curieux, voire hasardeux, que l’on n’ait pas jugé utile de doter la reine des Belges d’un statut?

Non, il était normal de ne pas décrire un rôle politique que la reine ne remplit de toute façon pas.

Cette absence a-t-elle pu néanmoins poser problème?

Pas vraiment. Je ne vois pas de réelle polémique suscitée par une reine des Belges, en tant qu’épouse d’un roi régnant. On peut épingler la prise de position de la reine Fabiola qui refusait, par principe, toute décoration qu’un État voulait lui attribuer, ce qui n’a pas été facile à faire accepter par la cour impériale nipponne. Mais cet épisode, tout à fait mineur, a été facilement réglé par les ambassadeurs. La seule polémique qui me vienne à l’esprit et qui avait un caractère politique concerne la reine Élisabeth : elle compliquait la tâche des gouvernements dans les années 1950 et 1960, en se rendant en Pologne, en URSS et même dans la Chine de Mao. La veuve du roi Albert Ier n’hésitait pas, à ces occasions, à faire l’éloge des régimes en place. Les interventions du ministère des Affaires étrangères et même celles du roi Baudouin restaient vaines. Personne en Belgique ne pouvait empêcher les escapades de la reine qui aimait embarrasser à la fois les Affaires étrangères et le Palais, à tel point qu’un membre du ministère belge des Affaires étrangères, peut-être s’agissait-il du socialiste Paul-Henri Spaak lui-même, confiait à un diplomate américain en mai 1962 que le gouvernement était tellement  » désespéré  » sur son cas que l’idée avait été évoquée d’essayer d’obtenir que des médecins attestent que la reine, qui avait alors 85 ans, n’était pas responsable  » de ses actes « , mais qu’une telle mesure heurterait le public belge qui, je cite,  » admire l’esprit de la vieille reine « . Élisabeth n’était plus l’épouse d’un roi régnant, ce qui lui conférait plus de liberté.

Comme la reine n’a pas de statut, ses actes ne sont pas juridiquement couverts et n’ont pas lieu de l’être puisqu’elle n’exerce aucun rôle politique.

Qui couvre donc les actes que pose inévitablement une reine des Belges?

Comme elle n’a pas de statut, ses actes ne sont pas juridiquement couverts et n’ont pas lieu de l’être puisqu’elle n’exerce aucun rôle politique. Il y a certes, en matière de représentation, à l’étranger par exemple, les balises fixées par la loi sur les dotations qui concernent les membres de la famille royale qui s’en voient octroyer une. Ce n’est pas le cas de la reine Mathilde, mais il est clair qu’en tant qu’épouse du roi, les mêmes règles de prudence vont de soi. Lorsqu’une reine des Belges se rend à l’étranger, ce déplacement se fait de toute façon en concertation avec les ambassades et le ministère des Affaires étrangères.

Qu’attend-on au juste d’une reine des Belges?

Qu’elle assume des tâches de représentation qui complètent celles du roi, mais en y mettant ses accents propres. Aujourd’hui, ceux-ci s’inscrivent pour une part dans la continuité de ce qui était vu sous les autres reines, dans le domaine social, de la préoccupation des plus défavorisés, ou dans le domaine culturel et musical. Mais la reine Mathilde vient aussi parfois en appui de la diplomatie économique. Lorsqu’elle se rend seule à Hong Kong pour soutenir le secteur de la mode et l’architecture belge, cette démarche a aussi une portée évidente sur le plan économique. Le même constat s’impose lorsqu’elle rencontre des femmes cheffes d’entreprise en Chine lors d’une visite d’État. En faisant partie du groupe des défenseurs des objectifs de développement durable des Nations unies ou par ses missions pour l’Unicef, la reine Mathilde promeut aussi l’image de la Belgique à l’étranger. Pour rester dans ce registre, relevons encore la récente émission qui lui a été consacrée à la télévision allemande, et qui a capté près de deux millions de téléspectateurs en prime time. C’est une facette plus neuve du rôle d’une reine. Par contre, elle ne peut évidemment jouer aucun rôle politique. Le chef de l’État, c’est le roi et lui seul.

Peut-on aller jusqu’à qualifier ce rôle de « potiche »? Ou de rôle comparable à celui de « Première dame »?

Il y a un côté First Lady si l’on pense au fait qu’elle accompagne par exemple son mari lors d’une visite d’État. Mais la différence importante, c’est la durée de son action. Marie-Henriette a été l’épouse d’un roi régnant, Léopold II, durant quarante-quatre ans. La reine Fabiola l’a été durant trente-trois ans aux côtés du roi Baudouin. C’est notamment pour cette raison que le rôle symbolique d’une reine est à mon sens plus présent que celui d’une  » Première dame « , comme Brigitte Macron. À l’inverse de l’épouse d’un président, l’action d’une reine n’est pas politiquement connotée.

On imagine que ce rôle a dû évoluer avec le temps…

Oui, bien sûr. Les deux premières reines ne jouaient pas de rôle public, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’exerçaient aucune influence en privé. Tout au plus voyait-on Marie-Henriette, l’épouse de Léopold II, se rendre seule à l’opéra.

Peut-on identifier une rupture à un certain moment?

La reine Élisabeth est la première à apparaître plus régulièrement seule, en public. C’est avec elle, et notamment avec le rôle en vue qu’elle exerce pour soutenir moralement les soldats et les blessés durant la Première Guerre mondiale, que s’opère un tournant dans le domaine social ou de la représentation. En 1926, Albert Ier lui-même demande aussi à son fils, le futur Léopold III, d’assumer avec son épouse Astrid un rôle de représentation car, précise-t-il :  » Les temps sont extrêmement difficiles « . Le rôle des reines a aussi évolué parallèlement à l’évolution de la société, à la place des femmes au sein de celle-ci, et aussi des médias qui sont plus intéressés à couvrir les activités et les gestes des reines.

Choisir une (future) reine des Belges est un acte politiquement sensible?

Léopold II vous aurait répondu  » oui « . C’est lui qui a souhaité que le roi, donc aussi le gouvernement, donne obligatoirement son assentiment au mariage d’un prince héritier.

Pour pouvoir recaler une prétendante jugée indésirable?

En 1898, le jeune prince Albert, futur Albert Ier, est très amoureux d’Isabelle d’Orléans, mais Léopold II s’oppose catégoriquement à une union, jugeant qu’il est impossible d’accepter politiquement ou diplomatiquement que le futur roi des Belges épouse la soeur du duc d’Orléans, prétendant au trône de France, un État qui est alors une République… Contrairement à ce qu’on a souvent écrit, et les archives le montrent clairement, le mariage en 1926 du futur Léopold III avec Astrid n’était pas au départ un mariage d’amour — ce qu’il deviendra vite — mais un mariage arrangé par les parents pour des raisons politiques. Par contre, les mariages des rois Baudouin, Albert II et Philippe ont été le fruit des choix des souverains ou futurs souverains eux-mêmes.

Le roi Philippe a plusieurs fois évoqué u0022l’équipeu0022 qu’il forme avec son épouse, la reine Mathilde. Chose inimaginable au XIXe siècle.

Lilian Baels, seconde épouse très controversée de Léopold III, aurait-elle pu prétendre au titre, fût-il informel, de reine des Belges?

Oui mais c’était politiquement inimaginable. Léopold III lui-même l’a tout de suite perçu puisque dès son mariage civil durant la guerre, il a annoncé que sa nouvelle épouse porterait le titre de  » princesse de Réthy « . Une brève discussion a eu lieu en janvier-février 1950, lors de la campagne pour la consultation populaire qui a précédé de peu l’abdication du roi, pour lui octroyer tout de même le titre de reine, mais le gouvernement socialchrétien-libéral de l’époque a rapidement coupé court à toute initiative en ce sens. La question sera toutefois encore discutée lors d’un conseil des ministres en mars 1953, pour aboutir à la même conclusion. C’est là un indice que la perspective restait bel et bien dans l’air.

On prête aux reines une certaine influence sinon une influence certaine sur leur époux : on la surestime ou on la sous-estime?

En 1966, l’ambassadeur du Royaume-Uni en poste à Bruxelles n’hésite pas à écrire que la reine Fabiola a  » peut-être sauvé la monarchie  » en épousant Baudouin. C’est complètement exagéré, mais il est vrai qu’après son mariage en 1960, on découvre un autre Baudouin. Si Baudouin s’intéresse à l’Espagne et à son entrée dans la CEE dès les années 1960, c’est évidemment en raison de son mariage. Par contre, quand André Cools, leader du PS, disait à leur propos  » le roi, c’est la reine « , c’était complètement faux. Dans les questions politiques, la reine Fabiola n’intervenait pas. Ces questions ne l’intéressaient d’ailleurs que de façon secondaire. Quant au roi Philippe, il a plusieurs fois évoqué  » l’équipe  » qu’il forme avec son épouse, chose inimaginable au XIXe siècle. La présence de la reine permet parfois de dédoubler les missions non politiques de représentation durant une visite d’État ou une visite officielle et d’augmenter ainsi l’impact de la mission. Elle peut aussi, par son engagement sur le terrain, mettre certains sujets à l’agenda dans le domaine social ou culturel.

Mais les reines des Belges gardent une part de mystère…

Oui, évidemment. À mon sens, la reine Astrid reste inconnue. Elle ne fut reine qu’entre 1934 et 1935. Qui était-elle vraiment ? À part son appel de 1935 envers les plus défavorisés, Astrid est finalement devenue plus une icône qu’un personnage historique et on a surtout écrit des récits hagiographiques à son sujet. Excepté les tâches de représentation, l’action des reines laisse logiquement moins de traces écrites que les rois, vu l’absence de statut. Sauf, bien sûr, à travers une éventuelle correspondance privée. Leur influence sera donc toujours plus difficilement mesurable.

Si les reines des Belges n’ont jamais déçu, ont-elles toujours été populaires ?

Là aussi, on ne peut comparer que ce qui est comparable. Louise-Marie et Marie-Henriette, les deux premières reines, vivent et évoluent dans une Belgique bien différente de celle d’Élisabeth qui connaît le développement de la presse illustrée. Avec Fabiola, c’est la télévision qui se répand dans les foyers. Et sous le règne du roi Philippe, la monarchie s’est mise à l’heure des réseaux sociaux. Mais il est vrai que la reine Fabiola était bien plus populaire que la reine Paola, laquelle n’était pas préparée pour cette fonction qui lui est littéralement « tombée dessus » à la mort inopinée du roi Baudouin en 1993. Paola, personnalité plus retenue, parlait peu le néerlandais, ce qui pouvait la maintenir à distance de plus de la moitié de la population. La reine Mathilde est, elle aussi, visiblement plus populaire.

La question du titre que pourrait porter le futur époux de la princesse Élisabeth, le jour venu, n’est pas à l’ordre du jour.

Une reine des Belges s’est-elle au moins montrée atypique ?

Elles le sont toutes, à mon avis. Je veux dire par là qu’elles sont toutes différentes et qu’elles ont chacune apporté leur touche personnelle. Mais j’en épinglerais quand même deux : Élisabeth et Fabiola. Elles ont clairement certains points communs, beaucoup plus qu’on ne peut le croire, notamment l’intérêt qu’elles portaient à des domaines très différents sur les plans musicaux, sociaux et culturels. Et puis, aucune des deux n’était conformiste. Il y a eu les escapades d’Élisabeth à l’Est. Quant à Fabiola, elle était aussi capable de s’éloigner des de s’éloigner des sentiers battus, ce qui a été visible lors des funérailles du roi Baudouin quand elle s’est vêtue tout de blanc, ou lorsque le 21 juillet 2009, depuis la tribune royale, elle a brandi une pomme en référence à Guillaume Tell, afin de répondre avec humour aux menaces qui pesaient sur elle d’être abattue à l’arbalète.

Changement de casting en vue lors de l’avènement d’une reine régnante : songe-t-on au sort ou au statut qui sera réservé à son époux ?

À ma connaissance, il n’y a pas eu de communication à propos du titre que pourrait porter le futur époux de la princesse Élisabeth, le jour venu. La question n’est pas à l’ordre du jour. Dans les monarchies étrangères qui connaissent déjà cette situation, on évite d’octroyer à l’époux le titre de  » roi  » afin d’éviter les confusions. Tout comme on n’appelle pas non plus  » ambassadeur  » l’époux d’une ambassadrice. Le mari d’une reine régnante s’appelle prince consort. Mais cette question pourrait évoluer avec les politiques de genre. Le prince consort reçoit parfois une dotation, comme au Danemark ou en Angleterre, mais je pense que cela ne sera pas le cas en Belgique. En l’absence d’un statut, rien n’exclurait non plus formellement que l’époux de la reine travaille, ce qui ne serait pas une bonne idée si sa profession pouvait prêter le flanc à la polémique. Ainsi s’il devait siéger au conseil d’administration d’une entreprise qui vend des armes à des pays qui ne respectent pas la dignité humaine. Il faudra aussi voir ce qui serait compatible avec ses tâches de représentation officielle. Ce qui est déjà clair, c’est qu’il ne pourra pas non plus exercer le moindre rôle politique dans la mesure où seul le (ou la) chef(fe) de l’État exerce des prérogatives constitutionnelles.

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