Ce poing rose est aujourd'hui le symbole de pouvoir des femmes (d'affaires) qui veulent briser le plafond de verre. © GETTYIMAGES

Kaat Wils, historienne de la culture, réagit aux propos de la féministe Mary Beard Des femmes au pouvoir, vous êtes fou ?

Les femmes de pouvoir? Elles sont beaucoup plus rares que les hommes puissants dans l’histoire et généralement décrites de manière bien moins flatteuse. En tant que femme, il faut déjà être folle pour vouloir exercer ouvertement une fonction de pouvoir. Pourquoi? Kaat Wils commente les propos sur les femmes et le pouvoir de l’antiquiste et féministe britannique Mary Beard.

Women & Power : A Manifesto, traduit en français sous le titre Les femmes et le pouvoir. Un manifeste, de Mary Beard, a paru en 2018. En pleine explosion #MeToo, le livre a bénéficié d’une grande audience et est d’ores et déjà considéré comme un classique féministe.

Beard part du principe que les positions de force inégales des femmes et des hommes sont liées au fait qu’on réduit les premières au silence (silencing). Depuis l’Antiquité classique, elles n’ont pas voix au chapitre sur la scène publique, qui est réservée aux hommes. Les femmes qui occupent des positions de pouvoir ne correspondent pas à la norme. Elles sont jugées  » anormales  » et leur présumé comportement déviant peut dès lors être utilisé pour les chasser de leur position. L’historienne de la culture Kaat Wils, qui mène elle-même des recherches sur l’histoire des femmes et du genre, pousse plus avant les conclusions de Mary Beard : l’influence et le pouvoir sont-ils refusés aux femmes? Les femmes sont-elles jugées autrement que les hommes dans l’histoire? Quel rôle le genre joue-t-il et comment ce rôle est-il déterminé? Kaat Wils d’affirmer :  » Quand il est question de genre dans les salles de réunion, les regards se tournent immédiatement vers les femmes présentes. Alors que le genre est un principe structurant qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. « 

Portrait à la gouache de Théroigne de Méricourt par les frères Lesueur (xviiie s.). Cette révolutionnaire a été jugée hystérique et internée.
Portrait à la gouache de Théroigne de Méricourt par les frères Lesueur (xviiie s.). Cette révolutionnaire a été jugée hystérique et internée.© BELGA IMAGE

EXTRAIT DU LIVRE DE MARY BEARD

Quand il s’agit d’imposer le silence aux femmes, la culture occidentale s’appuie sur une pratique vieille de plusieurs millénaires.

KAAT WILS : « Utiliser la folie pour éliminer les gens politiquement et socialement est une pratique ancestrale. Le fait de déclarer quelqu’un fou, « possédé » ou dément peut être considéré comme une forme de silencing (1). Et cela a été fait pour les deux sexes. Il existe sur les hommes puissants du passé une abondante littérature. Au xIxe siècle, la « folie de l’empereur » est, par exemple, un thème très prisé. Mais on peut se demander à quel point le genre intervient dans cette histoire. Le discours sur les femmes au pouvoir et leur prétendue folie est indiscutablement différent. Pour le dire de façon très simplifiée, je pense que dans tout le discours historique du xIxe siècle sur les dirigeants fous, on ne s’est jamais demandé si les hommes étaient capables d’exercer le pouvoir. Ils sont plutôt présentés comme une série d’aberrations, des hommes trop ambitieux, devenus mégalomanes… »

Kaat Wils (KU Leuven).
Kaat Wils (KU Leuven).© DR

« Un livre très intéressant a été publié à ce sujet par Laure Murat : L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie (2). L’historienne française étudie la façon dont la mégalomanie est enracinée dans la culture des héros de la période romantique, avec la figure symbolique de Napoléon comme grand exemple pour les patients psychiatriques de l’époque. La folie chez les dirigeants masculins est donc bien reconnue, mais on ne se pose pas la question fondamentale de savoir si les hommes sont à même d’exercer le pouvoir. Tandis que cette question surgit dans le discours sur les femmes. On suggère ainsi que celles-ci ne sont pas faites pour jouer un rôle sur la scène publique. Regardez ce que ça donne quand elles essaient… « 

Mary Beard, lors du Cheltenham Literature Festival en Angleterre.
Mary Beard, lors du Cheltenham Literature Festival en Angleterre.© BELGA IMAGE

 » Il y a donc une différence fondamentale dans le regard que l’on jette sur les femmes et dans la fonction de la critique. Les femmes sont censées se taire, tandis que chez les hommes, c’est presque l’inverse. Ils commettent parfois des erreurs, mais ce n’est pas une raison pour douter de leurs aptitudes à diriger. Quand on regarde les nombreux diagnostics établis après la Première Guerre mondiale à propos de Guillaume II et de Louis Ier, le roi fou de Bavière, on constate que le fait est prétexte à engager une discussion sur le sens, et surtout le non-sens, de la succession héréditaire. Au xIxe siècle, on assiste à l’émergence de diverses théories sur l’hérédité. Elles suggèrent que des processus de dégénération se produisent peut-être au sein des familles royales. « On voit à quoi cela mène… » Cet argument est utilisé pour remettre la monarchie en question. C’est différent chez les femmes. On le constate, par exemple, à la pathologisation immédiate des féministes. Elles sont décrites en des termes psychiatriques. Qui plus est, en des termes psychiatriques très sexualisés. « 

 » Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt, une révolutionnaire française née dans l’Ardenne belge, constitue un bon exemple. Elle joue un rôle important dans la Révolution française, mais est mentalement fragile. Orpheline très tôt, elle quitte sa famille, erre, travaille un temps comme courtisane à Paris… Les recherches ont montré qu’elle se battait déjà avec des problèmes psychiatriques avant la révolution, mais que des épreuves humiliantes ont aggravé les choses. Un jour, elle a été dénudée et fessée par ses adversaires politiques à l’Assemblée nationale… C’est pourquoi elle s’effondre mentalement. À la demande de son frère, elle est enfermée dans une institution, peut-être pour échapper à la guillotine. Elle y passera le reste de sa vie. »

Dans son livre, Mary Beard fait le tour de la question du pouvoir des femmes en Occident, de l'Antiquité à nos jours.
Dans son livre, Mary Beard fait le tour de la question du pouvoir des femmes en Occident, de l’Antiquité à nos jours.

 » Dans cette affaire, on voit bien comment fonctionne le mécanisme destiné à mettre les femmes hors jeu, cette pathologisation d’inspiration si nettement politique. L’état mental d’Anne-Josèphe n’est jamais dissocié par les psychiatres de son engagement politique aberrant. Après son décès, les diagnostics posés seront ceux d’une sorte de folie révolutionnaire clairement liée à son sexe et à son engagement féministe. Olympe de Gouges, autre révolutionnaire qui, elle, est morte guillotinée, a suscité toute une littérature sur la paranoia reformatoria, une hystérie révolutionnaire typiquement féminine. Cette pathologisation du discours historique – sorte de vocabularium médical qui remplace la notion antérieure de possession – remonte naturellement au xIxe siècle. Beaucoup d’aliénistes de cette époque s’intéressaient aussi de près à l’histoire. Ils ont écrit sur les personnalités du passé et tenté d’établir des diagnostics posthumes. « 

La Belge Miet Smet (CD&V) a récemment déclaré dans une interview combien
La Belge Miet Smet (CD&V) a récemment déclaré dans une interview combien  » il était difficile, il y a une génération, avant les quotas, de survivre en politique, car on attendait bien plus d’une femme que d’un homme. « © BELGA IMAGE

EXTRAIT DU LIVRE DE MARY BEARD

« Nous n’avons aucun modèle susceptible de déterminer ce à quoi une femme de pouvoir devrait ressembler, hormis le fait qu’elle doit plutôt ressembler à un homme. « 

 » Si vous voulez savoir pourquoi c’est plus difficile pour les femmes d’occuper des fonctions publiques, n’oubliez pas de tenir compte du rôle de l’apparence. Dans le cas des femmes, on se fixe bien plus sur leur allure que sur leurs actions, leur travail et leurs réalisations. Elles sont très critiquées et rapidement décrites comme incompétentes sur base de leur look. Un exemple typique : on n’a jamais dit de Jean-Luc Dehaene qu’il était trop gros pour exercer sa fonction, tandis que les critiques adressées à Maggie De Block à ce sujet vont au-delà de l’imagination. « 

« Du point de vue vestimentaire aussi, c’est bien plus facile pour les hommes que pour les femmes. Les femmes ont souvent porté, dans le passé, des vêtements qui les entravaient littéralement dans leurs mouvements. Et c’est encore le cas. On peut difficilement prétendre que les hauts talons sont confortables et pratiques. Les femmes évoluent toujours dans une marge étroite. Ma tenue n’est-elle pas trop sexy, ou au contraire trop cruche? Faut-il paraître asexuée, cacher son corps ? Même porter un costume n’est pas une solution, car dans ce cas, on dira que vous vous habillez volontairement comme un homme et vos intentions seront interprétées. « 

 » En ce sens, le physique joue également un rôle dans cette histoire. La pression de l’idéal de beauté est tellement supérieure chez les femmes que, pour elles, il est plus difficile de sortir et d’exiger une place dans la vie publique. C’est plus difficile encore pour les « non-Blanches ». Les injures auxquelles les femmes à antécédents migratoires ont droit quand elles veulent se faire entendre dans le débat public ne sont pas comparables à ce que les femmes blanches peuvent lire sur les médias sociaux. Toute cette problématique est particulièrement actuelle depuis le mouvement #MeToo, mais elle est profondément enracinée dans notre passé. « 

« Les mutations sociales actuelles ont également des répercussions sur l’histoire en tant que science. L’élément du genre a gagné de l’importance. Les historiens sont plus conscients que par le passé du fait que les rapports inégaux entre hommes et femmes sont aussi le fruit d’attentes culturelles à l’égard de la virilité. À côté de cela, il existe encore une tradition forte et importante concernant l’histoire des femmes. Le rôle que celle-ci a joué dans le passé est longtemps resté en dehors du champ de vision des historiens. Le grand mérite de l’histoire du genre est d’avoir montré combien la langue et les représentations contribuaient à construire la réalité. Elles déterminent la façon dont nous concevons les hommes, les femmes et leurs rapports mutuels. « 

Sanna Marin, femme politique finlandaise, la plus jeune cheffe de gouvernement en exercice.
Sanna Marin, femme politique finlandaise, la plus jeune cheffe de gouvernement en exercice.© BELGA IMAGE

« Le genre a toujours été un important élément structurant et cela ne changera pas d’ici peu. Nous évoluons peut-être vers des vêtements unisexes et abordons un peu plus facilement la fluidité corporelle ou sexuelle, mais les deux catégories subsistent. Elles nous aident aussi à comprendre nos différences et à structurer notre pensée et nos actes. Cela ne sert à rien de les nier. Nous en arrivons peu à peu à la conception psychologique et sociale que le genre est une chose fluide : personne n’est entièrement masculin ou féminin. Les qualités proprement masculines ou féminines elles-mêmes sont indéfinissables. Ce sont des catégories à forte détermination culturelle. Depuis la pensée aristotélicienne, l’opposition entre masculinité et féminité est profondément ancrée dans notre culture. « 

EXTRAIT DU LIVRE DE MARY BEARD

« Ce que je veux dire, c’est que le discours public et l’art oratoire n’étaient pas seulement de ces choses auxquelles elles ne se livraient pas : elles relevaient de pratiques et d’aptitudes définissant la masculinité en tant que genre. « 

« Il est devenu rare de lire que les femmes ne sont pas capables d’exercer le pouvoir, mais la discrimination est plus subtile : certaines caractéristiques « féminines » ou « masculines » sont mises en exergue. On part en général du principe que les hommes sont faits pour exercer le pouvoir. Souvent, des critiques implicites contre les femmes suggèrent qu’elles ne le sont pas. Cela finit par devenir une prophétie autoréalisatrice : les hommes se sentent plus rapidement appelés à occuper des positions élevées, les femmes doutent davantage. Dans une interview récente, Miet Smet (CD&V) et Annemie Neyts (Open VLD) ont encore expliqué combien il était difficile, il y a une génération, avant les quotas, de survivre en politique, car on attendait bien plus d’une femme que d’un homme. « 

Marche des femmes, Le 20 janvier 2018, à San Francisco. Le mouvement #MeToo lutte contre l'inégalité de genre.
Marche des femmes, Le 20 janvier 2018, à San Francisco. Le mouvement #MeToo lutte contre l’inégalité de genre.© SHUTTERSTOCK

EXTRAIT DU LIVRE DE MARY BEARD

« Les métaphores mêmes que l’on emploie pour parler des femmes qui accèdent au pouvoir, comme « briser le plafond de verre », sont significatives. Elles soulignent l’extériorité des femmes par rapport au pouvoir. Les femmes sont ainsi perçues comme faisant tomber des barrières ou s’emparant de quelque chose qui ne leur appartenait pas. « 

 » Le langage est important, car il structure notre réalité. Pourquoi une femme est-elle qualifiée de « forte » quand elle réalise quelque chose, alors que l’adjectif est moins souvent appliqué à l’homme. Cela montre combien les archétypes masculins et féminins sont profondément enracinés. En fait, nous n’avons commencé à y réfléchir que récemment. La sensibilité au genre est un phénomène neuf. La pensée duale domine encore notre culture contemporaine, même si nous nous trouvons à un moment charnière. Les catégories binaires de ce que l’homme et la femme doivent être sont progressivement abandonnées. Mais, en même temps, nous continuons à associer le féminin aux sentiments, à l’irrationalité, à la passivité, au fait d’être « submergé » par les émotions. « 

Réunion à l'Élysée du Conseil consultatif du G7 pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans le cadre de la Journée du dialogue, avec de g. à dr., Marlène Schiappa, jeune ministre française de l'Égalité des genres, le président français Emmanuel Macron, Phumzile Mlambo-Ngcuka, secrétaire général adjoint et directeur exécutif d'ONU Femmes et Inna Shevchenko, la dirigeante du groupe féministe Femen.
Réunion à l’Élysée du Conseil consultatif du G7 pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans le cadre de la Journée du dialogue, avec de g. à dr., Marlène Schiappa, jeune ministre française de l’Égalité des genres, le président français Emmanuel Macron, Phumzile Mlambo-Ngcuka, secrétaire général adjoint et directeur exécutif d’ONU Femmes et Inna Shevchenko, la dirigeante du groupe féministe Femen.© BELGA IMAGE

« Je mène pour l’instant des recherches sur la façon dont les séjours d’étude destinés aux jeunes scientifiques dans les universités américaines ont été attribués dans l’entre-deux-guerres. Qu’en ressort-il? Dans l’évaluation informelle des femmes, il est question de leur apparence plaisante, de leur présentation agréable. Parlant des hommes, il est question de « bon investissement » et de développement d’un potentiel. Non seulement ces critères informels diffèrent, mais le langage utilisé est très divergent. Pensons à la façon dont nous décrivons les qualités des femmes, y compris dans le discours d’émancipation. Nous parlons, par exemple, d’une « femme solide ». Pour une femme, la précision s’impose. Les hommes, eux, le sont d’office. L’idée est si ancrée dans notre culture contemporaine qu’il est difficile de développer une image personnelle sans être influencé. « 

(1) Muselage

(2) Paru chez Gallimard, 2011, Prix Femina 2011.

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