Grothendieck © DR

Grothendieck : les mystérieuses archives d’un génie des mathématiques

Muriel Lefevre

Que valent les archives de l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle ? Elles peuvent valoir une fortune, ou rien. Car l’homme n’avait plus rien publié depuis des décennies et s’était peu à peu enfoncé dans la paranoïa. Du coup, nul ne sait quels secrets cachent les « Grothendieck papers », ou même s’il y en a bien un à découvrir.

Cette sommité du monde des mathématiques est décédée en 2014. L’homme, aussi génial que caractériel, aura une vie au parcours sinueux. Ayant connu la gloire, il va finir seul, loin des hommes qu’il ne supporte plus. Brouillé avec ses proches, sa famille, la science et le monde entier, il vivra jusqu’à sa mort en ermite sur les contreforts des Pyrénées. Là, loin de tous, il va gribouiller des pages et des pages.

Il aura révolutionné sa science avant de la renier

Poète maudit des mathématiques, génie intransigeant, le mathématicien mythique laisse ce que nombre de ses pairs considèrent comme la contribution la plus importante du XXe siècle à cette discipline. Il n’apprend pas les mathématiques, il les invente. Celui qui remporta la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel en mathématique, en 1966 est aussi celui dont les travaux permettent qu’aujourd’hui on transfert des données à travers des appareils ridiculement petits ou encore que l’on soit parvenu à prouver l’existence de boson de Higgs, pour ne citer que quelques exemples.

« Ce qui le fascinait surtout c’était la forme des objets mathématiques. Il est celui qui a changé la face des mathématiques , explique Pierre Lochak, membre fondateur du Cercle Grothendieck dans le Figaro au moment de sa mort. « Il a, au sens propre, déchaîné dans l’esprit humain une nouvelle manière de voir et de penser. Inutile de songer à détailler ses travaux. Trop complexes. Contentons-nous de dire qu’il est aux mathématiques ce qu’Einstein est à la physique. »

D’élève peu brillant à génie

En 1944, il s’inscrit en mathématiques à l’université de Montpellier. Là, il rencontre Laurent Schwartz et Jean Dieudonné, deux grands mathématiciens qui confient au jeune étudiant une liste de quatorze problèmes, un vaste programme de travail pour les années à venir, et lui demandent d’en choisir un. Quelques mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient voir ses maîtres: il a tout résolu.

Grothendieck se consacre alors à l’analyse fonctionnelle, domaine qui étudie les espaces de fonctions et qu’il va révolutionner. En 1955, le jeune mathématicien se voit offrir par un riche industriel féru de mathématiques, Léon Motchane, un institut de recherche conçu sur le modèle de l’Institut d’études avancées de Princeton: l’Institut des hautes études scientifiques (IHES). Il va y entamer une deuxième carrière et distiller sa nouvelle vision de la géométrie. Inspiré par son obsession de repenser la notion d’espace, il va là aussi bouleverser la manière même de faire des mathématiques. Les notions qu’il a introduites ou développées sont aujourd’hui encore au coeur de la géométrie algébrique et font l’objet d’intenses recherches.

Écologie radicale

En 1970, il fonde avec deux autres mathématiciens – Claude Chevalley et Pierre Samuel – le groupe Survivre et vivre qui se veut pacifiste et écologiste. Alexandre Grothendieck n’a pas été radical que dans son domaine de prédilection. Dès les années 1970, il prédit une catastrophe écologique si l’on ne consomme pas moins, et, en accord avec ses convictions, adopte un mode de vie ascétique. Il claque, en passant, la porte de l’institut et rejoint l’université de Montpellier (essentiellement parce que son salaire permettait de faire vivre sa communauté) avant de rejoindre le CNRS en 1984, et ce, jusqu’à sa retraite en 1988. Intransigeant, il ne comprend pas non plus l’inertie des gens face aux changements qui s’imposent. En 1990, il quitte son domicile, et la société dans son ensemble, pour une retraite qu’il aurait voulu complètement secrète.

Les « Grothendieck Papers »

Si Alexandre Grothendieck s’est fait oublier des scientifiques et des hommes, il ne cessera jamais pourtant d’écrire. Quelques travaux mathématiques « lui viennent comme ça, par bouffées ». Car si à partir des années 70, il s’est coupé volontairement du monde mathématique et n’a plus rien publié, estimant que la recherche scientifique avait perdu son éthique il n’a, en réalité, jamais arrêté de faire des mathématiques. « Il avait simplement cessé de participer à la vie de la communauté des mathématiciens » dit Jean Malgoire, professeur à l’université de Montpellier, qui fut son élève à cette époque.

Tout ce qu’il a fait depuis est donc en grande partie inédit. De quoi réveiller la curiosité pour les archives qu’il a laissées. Dès les années 70 et surtout dans son village reculé de Lasserre, il va rédiger des dizaines de milliers de pages d’une écriture fine et plate. Par contre, devant la complexité de l’ensemble, nul ne sait s’il s’y cache un véritable trésor scientifique pouvant changer la face du monde ou s’il s’agit de simples élucubrations. Car celui qui avait eu l’un des esprits les plus ordonnés au monde, va sombrer dans le chaos. Les derniers 20 ans de sa vie, il s’est enfermé dans une paranoïa encore renforcée par l’isolement. De quoi alimenter le fantasme du mathématicien incompréhensible, voire un peu fou, qui aurait caché au détour d’une page une théorie qui révolutionne la science. Beaucoup se demande dès lors que faire des plus de 70.000 pages manuscrites et organisées avec un soin extrême ?

Un mathématicien spécialiste des espaces grothendickiens, Georges Maltsiniotis, était passé au printemps de 1995. En deux jours, il avait noté ce qui relevait des mathématiques ou du reste. Pour lui, les 1 100 pages de Géométrie élémentaire schématique et les 3 700 pages de Structure de la psyché, deux textes rédigés entre 1991 et 1994, étaient qualifiées de maths « en bonne et due forme » soit des pages sur lesquelles la communauté mathématique devrait se pencher sérieusement. Des « gribouillis » pourraient bousculer la physique théorique, le cryptage informatique, la théorie des nombres ou la géométrie des formes complexes.

Pour la quarantaine de cartons numérotés qui suivaient, la donne n’était plus du tout la même puisque Alexandre Grothendieck y évoque sa vie centrée sur un combat contre le diable. « Satan » lui avait enlevé toute envie de chercher. Ces tout derniers textes sont une tentative de reconstruction de la Shoah ou il tentait de relier les 76 000 victimes de la déportation en France. Soit une géométrie humaine faite de liens réels ou imaginaires. En parallèle, il écrit des milliers de pages aussi belles qu’étranges, dont des dizaines de poèmes érotiques ou des réflexions « sur la psychologie de l’invention qui sont les plus fortes que j’ai jamais lues », raconte Pierre Lochak, du Centre de mathématiques de Jussieu dans le Figaro.

Une partie des archives consultables en ligne

A sa mort en novembre 2014, une partie de ses archives (près de 20.000 pages de notes manuscrites rédigées entre 1971 et 199) se trouvent à l’université de Montpellier grâce à une donation de Jean Malgoire, un ancien élève à qui le maître avait confié ses travaux dans les années 90. L’université pense, dans un premier temps, que ce fonds d’archive lui revient de droit. Les héritiers, Serge, Johanna, Alexandre, Matthieu et John, le plus jeune et le seul à avoir emprunté le chemin des mathématiques ont alors l’idée de faire appel à Jean-Bernard Gillot, un expert en vieux livres et manuscrits scientifiques. Avec l’aide d’une avocate spécialisée dans la spoliation de biens, Corinne Hershkovitch, ils vont récupérer leur bien et toutes les archives ne forment désormais plus qu’un ensemble.

La partie qui était à l’université de Montpellier a cependant été numérisée et est désormais consultables depuis n’importe quel ordinateur de la planète.

Lire aussi: Les « Grothendieck Papers », ou les prémices d’une révolution mathématicienne

Mais selon Michel Demazure, l’ancien président de la Société mathématique de France, qui a supervisé le projet de numérisation des « Grothendieck Papers » il faudra cinquante ans, ou un autre Grothendieck pour conquérir cet Himalaya des maths. Car chaque page manuscrite nécessite une dizaine d’heures de travail pour un géomètre algébriste rompu aux gribouillis grothendieckiens « .

La valeur de ces archives varie de 45.000 euros à plusieurs millions

Un expert a estimé l’ensemble à 45 000 euros. Sauf que la valeur de ce genre d’oeuvre inclassable dépend surtout de ce que les gens sont prêts à payer. Cette montagne de notes et de lettres vaut donc entre tout et rien. Ou autrement dit un prix ne peut être fixé qu’au moment où il existera une offre. Et si des universités comme Princeton et Stanford s’y intéressent, les prix peuvent flamber jusqu’à plusieurs millions.

BIO express

1928 : naissance, à Berlin, d’un père ukrainien révolutionnaire juif et d’une mère allemande anarchiste.

1932 : A quatre ans, il est abandonné par ses parents, qui fuient l’Allemagne nazie et est confié à une famille luthérienne, à Hambourg.

1939 : sa famille d’accueil le met dans un train pour qu’il rejoigne la France, où ses parents se sont réfugiés après avoir combattu aux côtés des Républicains espagnols.

1940-42 : internement, avec sa mère, dans le camp de concentration de Rieucros près de Mende, en France. Son père est assassiné à Auschwitz.

1950-53 : Grothendieck rédige sa thèse et devient le spécialiste mondial de la théorie des espaces vectoriels topologiques. Il devient alors membre du célèbre groupe Bourbaki.

1958 : Il obtient une charge à l’IHES, près de Paris, le « Princeton » français, qu’il quittera, en 1970, parce que l’institut est partiellement financé par le Ministère de la Défense français.

1966 : A 38 ans, il obtient la « Médaille Fields », l’équivalent du Nobel des maths, qu’il refusera d’aller chercher à Moscou et donnera au Vietnam, afin qu’il utilise son or. Il enseignera pendant quelques semaines dans ce pays, sous les bombardements américains.

1970 : création du groupe et communauté pacifiste et écologiste « Survivre et vivre »

1971 : obtention de la nationalité française.

1973 : Ecarté du Collège de France, il enseigne à l’Université de Montpellier

1984 : entrée au CNRS. Il y restera jusqu’en 1988.

1990 : installation à Lasserre, un village des Pyrénées. Il y vivra reclus et seul.

2014 : décès à l’âge de 86 ans, à l’hôpital de Saint-Girons, en Occitanie.

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