Léon Degrelle, alors commandant des volontaires de la Légion SS Wallonie, au départ vers le front de l'Est, en 1943.

Entre résistance et collaboration, la Belgique tanguerait encore

La société belge n’a pas encore vraiment digéré son passé de guerre. En 2019, l’historien Frank Seberechts relevait que des volontaires flamands et wallons du front de l’Est avaient participé au génocide et à des crimes contre l’humanité. Une affirmation choquante, mais pas vraiment neuve. Aussitôt après la guerre, la justice belge a été informée de ces faits atroces, mais n’a pas pu poursuivre les coupables.

La collaboration peut prendre plusieurs formes. Chacune fait l’objet d’un regard, mais aussi d’un jugement particulier.

FRANK SEBERECHTS : « La collaboration existe à tous les niveaux : politique, militaire, culturel, économique, administratif… Sans oublier ce que l’on nomme la collaboration « horizontale », c’est-à-dire les aventures de l’occupant avec des gens d’ici. Pourquoi ne jette-t-on pas le même regard sur ces faits aujourd’hui que dans le passé? Bien entendu, certaines affaires sont flagrantes. Ceux qui se promènent en uniforme en tant que collaborateur militaire ou se rendent coupables de collaboration politique évidente peuvent difficilement passer inaperçus. Avec pour conséquences que, lorsque vient l’heure des règlements de compte, ils sont les premiers à être arrêtés. Idem pour les collaborateurs culturels, comme les journalistes qui travaillent pour les journaux « volés » par les Allemands ou collaborent à Zender Brussel ou à Radio Bruxelles. »

« On constate aussi, souvent, les collaborateurs économiques, ces gens qui tirent profit de la coopération avec l’occupant et parviennent à agrandir sensiblement leur entreprise ou leur patrimoine. Mais il est un peu plus compliqué de les juger, car il faut connaître les tenants et les aboutissants et vérifier que l’on a affaire à un enrichissement démesuré. En pratique, il faut souvent plusieurs années avant que ces gens ne se retrouvent devant le tribunal. »

COLLABORATION ADMINISTRATIVE

« La collaboration administrative est moins connue ou, en tout cas, moins univoque. Je veux parler de la coopération des autorités (locales ou nationales) aux persécutions et à l’holocauste. Il y a les fonctionnaires qui veillent à ce que les documents exigés soient complétés et à ce que les ordonnances allemandes soient exécutées, les agents de police qui interviennent sur le terrain… Pour beaucoup d’entre eux, il est à peu près impossible d’y échapper. Les questions de la responsabilité et de la faute personnelle ne sont d’ailleurs pas toujours complètement claires, si bien que l’on a en général tendance à minimiser les faits. Le plus souvent, sans bien mesurer l’impact de ces actes administratifs. Il y a par exemple une grosse différence entre la façon dont Bruxelles et Anvers se comportent à l’encontre des Allemands. De même, ville et campagne ne se comportent pas de la même façon. La différence est également patente entre un Maurice Onkelinx, le grand-père de Laurette Onkelinx (PS), qui était membre du VNV nationaliste flamand et bourgmestre à Jeuk, dans le Limbourg, et un Leo Delwaide, bourgmestre de guerre à Anvers ( NDLR : qui a collaboré à la déportation des Juifs). »

Une affiche de la Légion SS Wallonie fondée par Léon Degrelle en janvier 1941.
Une affiche de la Légion SS Wallonie fondée par Léon Degrelle en janvier 1941.

Tous les bourgmestres seraient-ils des collaborateurs de par leur fonction?

« Du moins, ceux qui faisaient fonction, qui étaient en principe du côté de l’occupant. Certains bourgmestres et échevins démissionnent, d’autres fuient en mai 1940. Ceux qui ont plus de 60 ans doivent renoncer à leur mandat, car c’est l’âge maximum fixé par les autorités allemandes. »

Y a-t-il des sanctions pour les bourgmestres qui abandonnent leur écharpe?

« L’occupant n’entreprend rien de direct à leur encontre. L’unique conséquence est qu’ils sont démis par le secrétaire général de l’Intérieur. On peut par exemple citer le cas de Jaak Peeters, de Beerzel, localité qui fait aujourd’hui partie de Putte. Membre VNV au conseil provincial, il quitte le parti fin 1940 parce qu’il désapprouve l’attitude collaborationniste de ce dernier. Après la guerre, il n’est pas condamné pour collaboration politique, mais bien pour collaboration économique. Peeters était en effet aussi fabricant de meubles. Ayant remarqué que les Allemands traitaient avec les gros fabricants, mais que les petits acteurs, comme lui, étaient toujours de la revue, il a fondé un syndicat dans le but de canaliser les commandes vers leurs ateliers, pour qu’ils puissent gagner leur vie. Après la guerre, les gros fabricants le dénoncent en tant que collaborateur. De plus, son usine ayant brûlé, Peeters se retrouve sans rien. Un fait va encore aggraver son cas aux yeux de l’opinion publique, à savoir que sa soeur Maria a été la secrétaire de Ward Hermans (entre autres cofondateur de l’Algemeene SS-Vlaanderen et membre de la Vlaamsch-Duitsche Arbeidsgemeenschap [ NDLR: DeVlag]) et s’est enfuie avec lui à Berlin. »

La collaboration serait surtout un phénomène flamand, alors que la résistance serait wallonne. Cette image tient-elle la route?

« La réalité est évidemment toujours plus complexe. Un fait auquel on s’est par exemple peu arrêté, c’est que, pour des raisons géographiques, la Flandre n’était pas si propice à la résistance. La Wallonie regorge de bois et de campagnes dans lesquels on peut se cacher. Surtout à l’époque. Ce n’est pas pour rien qu’en 1940 et à nouveau quatre ans plus tard, Hitler entre dans le pays par les Ardennes. Ce genre de paysage n’existe pas en Flandre, où les résistants se concentrent dans des villes comme Anvers et dans quelques régions rurales comme le Brabant flamand, le Limbourg et le Petit-Brabant. »

« Certains facteurs sociaux et politiques expliquent aussi que la résistance ait pu opérer un peu plus facilement en Wallonie. La Flandre est et a toujours été nettement plus à droite et conservatrice. Notons tout de même que la résistance couvre un large spectre d’idées sociales et politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite. »

PLAFOND DE VERRE

« La collaboration en Flandre est notamment liée au mouvement flamand et à une série de facteurs sociaux. Beaucoup espèrent avoir la chance de briser le plafond de verre auquel les Flamands se heurtent encore dans les années 1930. Il n’y a encore qu’une génération d’universitaires flamands qui ont obtenu leur diplôme dans leur propre langue depuis la néerlandisation de l’université de Gand, en 1930. Les cercles aristocratiques francophones continuent de dominer le monde politique, administratif et économique. Les choses sont en train d’évoluer peu à peu, mais le processus est lent. Les Flamands, particulièrement dans les cercles nationalistes et d’extrême droite, espèrent que la guerre va servir de catalyseur. »

Janvier 1941. Des membres de l'Organisation Todt, qui oeuvrait dans le domaine du génie civil au service du IIIe Reich, se réchauffent les mains.
Janvier 1941. Des membres de l’Organisation Todt, qui oeuvrait dans le domaine du génie civil au service du IIIe Reich, se réchauffent les mains.

« En Wallonie, les motivations de la collaboration sont d’un autre ordre. Rex est un parti fasciste avec un projet précis pour la société belge. Son fondateur, Léon Degrelle, veut diriger toute la Belgique, pas seulement la Wallonie. De façon lapidaire, la guerre lui permet de sortir son mouvement politique de l’ornière. En 1940, Rex est en effet sur le déclin. »

Vous évoquez dans votre ouvrage Drang naar het Oosten (Poussés vers l’Est, 2019) les atrocités commises par les volontaires du front de l’Est ( voir encadré page suivante). Comment les circonstances réelles de ces crimes ont-elles pu être occultées pendant si longtemps?

« Que ce soit en Flandre ou en Wallonie, ces faits ont surpris. En toute modestie, je crois que mon livre a permis une prise de conscience. Les deux parties du pays comprennent à présent mieux que jamais que les volontaires de l’Est n’étaient pas des idéalistes ou des chevaliers blancs. Comment a-t-on pu l’ignorer pendant si longtemps ? D’abord, parce que personne n’avait posé la question. Les méthodes de recherche et les questionnements historiques sont en constante évolution. Concernant les combattants du front de l’Est, beaucoup d’historiens se sont penchés sur le contexte et leurs motivations. Mais il a fallu attendre la deuxième décennie des années 2000 pour qu’ils posent la question de la responsabilité. Qui sont ces volontaires et ces collaborateurs et comment certains en arrivent-ils à de telles exactions? »

« Le questionnement est crucial pour faire progresser l’histoire. Et celui de la responsabilité n’est intervenu que longtemps après la guerre. Autre facteur non négligeable, les collaborateurs en général et les combattants de l’Est en particulier sont assez doués pour se faire passer pour des victimes. Pour cela, ils se servent de certains événements qui ont lieu après la guerre en Belgique et à l’étranger. Au début de la guerre froide, ils se vantent d’avoir toujours pressenti la menace communiste et d’être allés combattre les bolcheviques pour cette raison. Ils peuvent aussi s’appuyer sur le CVP de l’époque, qui récupère la collaboration avec un certain succès. Pour les faits les moins graves et non pour les crimes de guerre, précisons-le. Cette même récupération s’observe à partir de 1954 dans ce nouveau parti qu’est la Volksunie. » « Sur la Résistance, les mêmes événements politiques ont les conséquences inverses, si bien qu’elle ne tarde pas à recevoir l’étiquette de « gauche ». Le Parti communiste parvient à récupérer politiquement une partie du mouvement. Durant les premiers mois qui suivent la libération, celui-ci n’agit pas très intelligemment. Les résistants de la dernière heure participent à la répression de rue, assurent la garde des camps d’internement. Tout cela ne fait pas toujours bonne impression. »

Des centaines de Belges qui ont collaboré avec la Gestapo ont été détenus dans des cages du zoo d'Anvers après la libération de la ville, dans l'attente de leur jugement pour trahison.
Des centaines de Belges qui ont collaboré avec la Gestapo ont été détenus dans des cages du zoo d’Anvers après la libération de la ville, dans l’attente de leur jugement pour trahison.

VICTIMES SILENCIEUSES

« Si les crimes restent longtemps ignorés, c’est aussi, en partie, parce que de nombreuses catégories de victimes, comme les Juifs, mettent très longtemps à se manifester. Pendant les premiers mois et années qui suivent la guerre, beaucoup font profil bas afin de s’intégrer le plus rapidement possible dans la société belge et, surtout, pour ne pas attirer l’attention sur leur « altérité » – quelle qu’elle soit – et les crimes dont ils ont été victimes. Il faut en réalité attendre le début des années 1960 pour que le sort des Juifs redevienne, progressivement, un sujet d’actualité avec le procès d’Adolf Eichmann [1961]. »

« En Belgique, au début des années 1980, l’historien Maxime Steinberg a été l’un des premiers à donner une nouvelle visibilité à la recherche sur la persécution des Juifs. Et il faudra attendre le XXIe siècle pour s’interroger sur le vrai rôle de l’administration et des responsables politiques.

Parce que personne ne posait la question?

« En partie. Mais aussi par honte et calcul politique. Juste après la guerre, en 1945-1946, des recherches ont été menées à Anvers sur le rôle du bourgmestre Leo Delwaide, du procureur du roi Edouard Baers et du commissaire en chef Jozef De Potter. Elles ont été interrompues soudainement parce ce qu’elles risquaient de déstabiliser le pays, tant les intérêts en jeu étaient nombreux. »

Des décennies de recherches sur la collaboration et la résistance ont-elles modifié votre regard?

« Bien entendu. Je viens d’une famille flamingante. J’ai été élevé dans l’admiration béate de figures comme August Borms, Cyriel Verschaeve et les combattants de l’Est. L’un de mes premiers ouvrages, Ieder zijn zwarte (1994), a été commandé par l’ADVN (Archief en Documentatiecentrum voor het Vlaamsnationalisme) et portait sur la façon dont la répression avait été menée. On y trouve des exemples flagrants de gens qui se sont mal conduits dans l’administration, la justice ou la politique envers des collaborateurs condamnés. Mais aujourd’hui, j’aborderais tout de même la question différemment. Jusque dans les années 1990, beaucoup partaient du point de vue qu’il y avait deux groupes de victimes de guerre, les Juifs et les nationalistes flamands. Entre les deux groupes, on ne faisait guère de nuances ni de distinctions. Pourtant, mes recherches m’ont conduit à évoquer l’éventualité que des combattants aient commis des actes inadmissibles. Elles me permettent de faire évoluer ma façon de voir. Dans certains cercles, on appelle cela de la trahison. »

Un reproche dicté de manière frappante par l’émotion.

« Oui. C’est le même genre de réaction émotionnelle que chez ceux qui ressentent une joie malsaine en apprenant que les combattants de l’Est wallons ont également commis des crimes de guerre. Y a-t-il vraiment de quoi se réjouir ? »

Entre résistance et collaboration, la Belgique tanguerait encore
© DR/CEGESOMA

Les combattants de l’Est Flamands et Wallons commettent des crimes de guerre

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation Todt (OT) est chargée de la construction des routes, des aérodromes, des bunkers, des voies ferrées, des défenses côtières, etc., pour l’Allemagne nazie. Ses membres sont protégés par des Schutzkommando’s, également impliqués dans la surveillance des camps d’internement et de concentration.

FRANK SEBERECHTS : « L’un des camps où des Schutzkommando’s flamands et wallons se sont compromis est Seerappen (actuel Ljublino, dans l’enclave russe de Kaliningrad). Ce camp héberge surtout des Juives polonaises et hongroises qui entretiennent l’aéroport. Lorsque l’Armée rouge déferle en Prusse orientale, le camp de Seerappen est évacué en même temps que cinq autres. Les prisonniers sont contraints de marcher vers Königsberg (actuelle Kaliningrad) dans le froid mordant de janvier. Sur les 6 à 7 000 détenus, plusieurs milliers meurent en chemin du fait des privations et divers mauvais traitements de la part des SS et des membres de l’OT. A Königsberg, ils séjournent quelques jours dans des caves. Ensuite, on contraignait à nouveau les survivants à prendre la route, cette fois en direction de la côte Baltique, où l’intention est à l’origine de les cacher dans les galeries d’une mine d’ambre et de les y abandonner. La direction de l’exploitation s’y étant opposée, les prisonniers sont chassés vers la mer. Les balles, les obus et l’eau glacée causent encore 3 000 morts. Ils ne seront que quelques dizaines à survivre à l’horreur. »

« Cet épisode n’a été mis en lumière que lorsqu’une série de Schutzkommando’s de l’OT ont été jugés en Belgique, en 1947. Lors des audiences, ils ont raconté ce qui s’était passé et la presse a relayé leurs propos avec indignation. Une indignation de courte durée – les procès étaient nombreux à l’époque. Quelques collaborateurs ont été condamnés à mort (aucun n’a été effectivement exécuté), d’autres ont écopé d’une peine de prison parce qu’ils avaient pris les armes contre la Belgique, et non pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. La Belgique n’avait à ce moment pas de législation sur le sujet. »

Les combattants de l’Est flamands et wallons ne se sont-ils pas aperçus qu’ils étaient en train de livrer une autre lutte ? N’est-ce pas étrange que des gens qui prennent les armes par idéalisme se retrouvent à commettre des crimes de guerre?

Entre résistance et collaboration, la Belgique tanguerait encore

« Cela n’a rien d’étrange, au contraire. Il est plutôt exceptionnel que quelqu’un se pose des questions ou s’insurge. Vous devez tenir compte du fait que vous vous trouvez dans une situation très éloignée des activités habituelles, quotidiennes. C’est la guerre. De plus, une guerre qui outrepasse à ce moment toutes les limites et les normes en matière de cruauté. Vous êtes confronté à une idéologie qui a fait passer tous ces actes atroces pour des comportements normaux. Dans ce monde extrême, vous êtes avec des acteurs, des camarades avec qui vous vivez et devez vous entendre au quotidien. J’insiste sur le mot « vivre », car vous devez pouvoir faire confiance à ces hommes. La pire chose que vous puissiez faire consiste à remettre en cause cette confiance mutuelle et la camaraderie. Ceux qui s’opposent aux exécutions des « éléments indésirables » ne risquent ni peine de prison ni exécution, c’est une légende. C’est d’ailleurs rarement nécessaire, car la pression du groupe est énorme. Ceux qui ne collaborent pas se mettent hors-jeu dans des circonstances où il vaut mieux ne pas être seul. »

« Il y a toutefois eu des Schutzkommando’s qui ont refusé de prendre part aux massacres, y compris parmi les Flamands et les Wallons. Des exceptions qui ont essayé, dans les conditions inhumaines qui régnaient, de manifester un peu d’humanité à l’égard des prisonniers. Souvent, ce sont eux qui ont vendu la mèche après la guerre. »

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