Le général Weygand, l'amiral anglais Wemyss et le maréchal Foch après la signature de l'armistice. © BELGAIMAGE/ANN RONAN PICTURE LIBRARY

Armistice : dès la Libération de 1918, les ministres songent… à s’augmenter

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

A quoi peuvent aussi penser les membres du gouvernement aux prises avec un pays en ruines et un peuple affamé ? A arrondir leurs fins de mois en revoyant leur traitement à la hausse. Sans oser passer d’emblée à l’acte.

L’Armistice du 11 novembre 1918, c’est le début des ennuis pour ceux qui ont à relever le pays. Il faut penser à tout lors de ces semaines folles qui suivent immédiatement la Libération. Prendre à bras le corps une foule de problèmes. Des plus titanesques comme le redressement économique aux plus anodins comme l’uniformisation des heures de bureau dans les ministères.

Les ministres sont au taquet. Le peuple a faim, il manque de tout. Les temps sont durs pour tout le monde, y compris pour ceux qui gouvernent. Alors ils ne s’oublient pas. Eux aussi songent à leur portefeuille. Pas au poste qu’ils ont à gérer mais à l’épaisseur de celui qui se glisse dans la poche. Le sujet s’invite dès le conseil des ministres du 13 décembre 1918, le cinquième qui suit l’Armistice, alors qu’un mois vient de s’écouler depuis la Libération.

La séance s’ouvre sur les pénibles conditions d’une réinstallation dans les lieux du pouvoir. C’est le chef de gouvernement frais émoulu, le catholique Léon Delacroix, qui met la question sur le tapis. Elle n’est pas décrétée « hors PV », elle est consignée noir sur blanc. Le Premier ministre se lance : il ne serait pas malvenu « de majorer le traitement des Ministres, demeuré le même qu’en 1830, de façon à le mettre en rapport avec la diminution de la valeur d’achat de l’argent depuis cette époque et avec les traitements des agents de l’Etat, qui tous ont été élevés depuis lors ». Suggestion sans doute prématurée par les temps qui courent, concède aussitôt l’orateur, ce qui n’enlève rien à sa pertinence.

Misère, misère…

Tout à fait d’accord, abonde un autre catholique, Jules Renkin, en charge des Chemins de fer et de la Poste, au vu d’un traitement qui n’est plus du tout conforme aux charges qu’entraîne l’état de ministre. « Pareil traitement est tout à fait anti-démocratique. Il empêche aux citoyens sans fortune l’accès aux fonctions de Ministre et il contraint les autres à entamer leurs ressources personnelles ». Le Baron de Broqueville, titulaire catholique du portefeuille de l’Intérieur, n’en disconvient certes pas mais « se demande si le premier acte du Ministère doit être d’augmenter les traitements de ses membres. » Mieux vaut en rester là.

Le tour de table se clôture, en attendant des jours meilleurs, sur la prudente décision d’opter provisoirement pour l’octroi aux ministres de frais de représentation fixés à 9.000 francs. Etant entendu, est-il acté en séance, que chacun d’entre eux aura la jouissance d’une automobile avec chauffeur à charge du budget de son département et n’aura pas à supporter un quelconque impôt pour l’occupation d’un hôtel ministériel.

« Abandonner le pouvoir sans s’être enrichi » : le must

Partie remise. Un an plus tard, le peuple a toujours le ventre creux et les ministres sont toujours tracassés par leurs fins de mois. La question salariale revient à l’ordre du jour du conseil des ministres du 5 décembre 1919. Elle est cette fois soulevée par un socialiste, le gantois Edouard Anseele, ministre des Travaux publics. Qui tient à bien cadrer son propos : rehausser le traitement des ministres n’a certes pas grande importance quand on est issu de l’aristocratie terrienne, industrielle ou financière. De même, l’ouvrier qui voudrait tenter sa chance et qui vit sobrement, « comme il le fait » (sic), peut très bien se contenter du traitement actuel. Mais il faut penser aux professions libérales, insiste ce quatrième enfant de propriétaires d’un magasin de chaussures, il faut songer à ceux qui tirent leurs ressources de leur travail « et qui ne peuvent accepter les fonctions de Ministre sans faire un gros sacrifice », d’une ampleur parfois telle qu’il peut dissuader d’ambitionner la fonction. « Le parti ouvrier ne verrait pas d’inconvénient à ce relèvement », assure et rassure Edouard Anseele.

Ne nous emballons pas, tempère son coreligionnaire Emile Vandervelde, moins certain de l’accueil que le monde ouvrier réserverait à cette nouvelle et soutenu en cela par son collègue socialiste Jules Destrée. Il serait sans doute plus avisé, prône le ministre de la Justice et « patron » du POB (le parti ouvrier), de s’aligner modérément sur le relèvement des traitements des agents de l’Etat, soit une hausse de 1.400 francs. Léon Delacroix, toujours Premier ministre, plaide aussi pour une « solution qui ne prête pas le flanc à la critique ». Et invite au passage ses pairs à garder à l’esprit qu’un ministre n’a pas seulement son traitement fixe mais qu’il a aussi droit à des avantages indirects: « logement, feu, lumière, automobile ».

Nécessités de l’existence

Et alors, revient à la charge le catholique Jules Renkin : inchangé depuis 1830, le traitement des ministres « ne répond plus aux nécessités de l’existence » et aux impératifs qu’a tout ministre de représenter dignement le pays. « Il faut aussi qu’un homme qui consacre son activité aux intérêts publics, ne soit pas exposé à compromettre sa situation et contraint à manger la petite fortune qu’il a constituée, par son travail. » Il est plus que temps, assène le titulaire du poste de l’Intérieur, de revoir à la hausse le traitement et « dans de sérieuses proportions » : porter la paie à 35.000 francs, faire passer les frais de représentation à 15.000 francs et envisager l’octroi d’une pension, ne serait que justice. Sur quoi le libéral Paul Hymans invite à prendre un peu de hauteur : l’exercice désintéressé des fonctions ministérielles leur donne un grand prestige et « l’opinion publique ne fait pas à un ministre de plus bel éloge que lorsqu’elle reconnaît qu’il a abandonné le pouvoir sans s’être enrichi », lance ce libéral de gauche issu de la haute bourgeoisie bruxelloise.

Et sur ces nobles paroles, le tour de table se clôtura en seconde session sur la décision de refiler la patate chaude à la Chambre, lorsqu’elle se saisira de la question d’un nécessaire relèvement de l’indemnité parlementaire. Avant l’heure, ce n’était vraiment pas l’heure.

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