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Vera Jourová: « Nous assistons à une course aux armes digitales »

Vera Jourová
Vera Jourová Vice-présidente à la Commission européenne en charge des Valeurs et transparence

Pour Vera Jourová, commissaire européenne aux Consommateurs notamment, le scandale Facebook/Cambridge Analytica et les campagnes de désinformation ont bouleversé l’ensemble du système démocratique, le rendant plus vulnérable. Mais 2018 a aussi permis qu’un tabou se brise jusqu’à la sphère politique: les violences faites aux femmes. Son bilan.

Vera Jourová

Tchèque, 54 ans, Vera Jourová est l’actuelle commissaire européenne à la Justice, aux Consommateurs et à l’Egalité des genres. Ancienne ministre du Développement régional dans son pays, elle est diplômée en théorie de la culture et en droit et sciences juridiques. En politique, elle a adhéré d’abord au Parti social-démocrate, ensuite au Parti démocrate européen, puis à l’Action des citoyens mécontents (ANO 2011) qui siège au Parlement européen dans le groupe libéral.

Son événement marquant de l’année 2018

« Le scandale Facebook/Cambridge Analytica (NDLR: la collecte et l’utilisation, à leur insu, des données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, destinées à influencer leur vote, tant sur le Brexit qu’aux Etats-Unis, en Inde et en Argentine), au printemps. C’est à ce moment-là que la planète entière a découvert le potentiel de la « magie noire » numérique. Nous avons réalisé, même les politiques, que les données personnelles que nous avions volontairement saisies en ligne pouvaient être détournées et utilisées contre nous. Ce scandale a bouleversé l’ensemble du système démocratique européen et nous a confirmé que les médias sociaux et le modèle commercial qui repose sur la collecte de nos données avaient définitivement perdu leur crédibilité en tant que forces exclusivement positives.

Cet événement a attiré l’attention de l’Union européenne et de nombreux dirigeants nationaux sur la manipulation des données, la désinformation et les fake news, ainsi que sur le rôle de la Russie dans sa tentative d’interférer dans les élections. Enfin, il a modifié l’approche du secteur des technologies de l’information en matière de données personnelles. Cette année, les critiques féroces à l’égard de la nouvelle loi européenne sur la protection des données, le RGPD, ont laissé place à l’acceptation, à l’approbation et à l’appel à la mise en place de solutions similaires aux Etats-Unis. Nous avons aussi adopté un plan d’action contre la désinformation et nous nous penchons sur la concurrence à l’ère du numérique. Nous disposons également d’un code de conduite pour supprimer les contenus illégaux. Quant à la France et à l’Allemagne, elles ont adopté leurs propres législations sur les contenus illégaux.

Le bouclier entourant les entreprises informatiques, certaines d’entre elles tout du moins, a disparu. En effet, les gens ont également compris que ce Far West numérique ne pouvait pas se poursuivre et que ces sociétés devaient assumer davantage de responsabilités. »

Son plus beau souvenir

« Le jour où mon petit-fils m’a dit que j’avais fait les meilleurs pancakes du monde! Plus sérieusement, je ne souhaite pas mettre en avant un événement en particulier. Je pense qu’au cours de notre existence, nous sommes tous amenés à rencontrer des héros du quotidien, nous vivons des expériences positives qui nous donnent de l’énergie. Nous croisons la route de personnes dont l’engagement à faire le bien a des effets positifs, même si elles nagent à contre-courant.

Dans le cadre de mon travail, j’ai la chance d’en côtoyer: des femmes et des hommes qui luttent pour l’égalité, s’opposent à la discrimination et à l’exploitation des plus faibles. Je rencontre des citoyens qui se battent pour un monde meilleur, qui veulent modifier le statu quo. Et je pense que nous profitons tous de ces rencontres avec des individus bons, positifs qui croient en quelque chose et se battent pour ça. J’essaie de les aider autant que possible, car en plus de changer la vie des gens, ils dégagent une énergie contagieuse.

Les moments les plus beaux sont ces petits moments qui nous donnent de l’espoir. »

Un an après l'assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia:
Un an après l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia: « Sans la liberté de la presse, nous perdrons tous. »© Darrin Zammit Lupi/Reuters

Son pire moment

« Lorsque je me suis rendue sur la tombe de Daphne Caruana Galizia, la journaliste tuée l’an dernier à Malte. J’y suis allée avec sa famille. Ou lorsque j’ai déposé des fleurs devant la maison de Jan Kuciak, lui aussi journaliste d’investigation et tué cette année en Slovaquie. Elle était mère, il était fiancé, et tous deux se battaient pour la vérité, renonçant à toute forme de confort ou de complaisance. Ces événements tragiques nous rappellent que même dans l’Europe du XXIe siècle, rien ne peut être tenu pour acquis.

Ces attentats étaient également une attaque symbolique des valeurs que beaucoup pensaient gravées dans le marbre en Europe. Malheureusement, nous sommes de plus en plus souvent confrontés à cette tendance. Les attaques visant les minorités et les religions sont en hausse, le nationalisme exclusif et malsain aussi. Dans certains pays, l’Etat de droit est vu comme une arme politique et les médias sont instrumentalisés et dépendent des instances gouvernementales.

Aucune de ces crises n’est nouvelle en Europe, mais ce que je trouve inquiétant, c’est que bon nombre d’entre elles surviennent au même moment. Nous assistons non seulement à la montée de l’extrême droite, mais également à celle de l’extrême gauche. Et sans la liberté de la presse et l’indépendance des journalistes, nous perdrons tous. »

Son bulletin décerné à l’Europe

« Si l’Europe était une élève, ce serait dans une école avec un tas de problèmes et de tyrans dans les parages. Il faudrait en tenir compte en lisant son bulletin scolaire. Par ailleurs, la famille a connu un divorce, le Brexit, un événement qui n’est jamais facile et qui a un impact à plusieurs niveaux. Compte tenu de ces circonstances extérieures, je pense que l’Europe a réussi ses examens. Certains avaient prédit l’effondrement de l’Union européenne avec le Brexit, mais les 27 pays restants se sont serré les coudes et ont montré la valeur de l’unité. Ils ont même ouvert la voie à de nouvelles zones de coopération, comme la défense ou l’Europe sociale.

« Si l’Europe était une élève, compte tenu des circonstances extérieures, elle a réussi ses examens. »© Piroschka Van De Wouw/Reuters

Grâce à cette même unité, nous avons réussi à résister à un tyran du commerce et nous sommes quelque peu moins naïfs face à notre voisin de l’Est. L’UE et de nombreux pays en son sein sont parvenus à consolider des réformes pour créer des emplois et accroître la sécurité des citoyens, tout en réduisant le flux de migrants illégaux. Nous avons aussi présenté un plan budgétaire ciblé, innovant et moderne pour les années à venir. Un plan qui correspond aux priorités, relève les défis et offre plus de flexibilité.

Mais bien sûr, nous aurions pu agir mieux et plus vite. Si l’Europe doit contrer les critiques, la prochaine Commission devra se concentrer encore davantage sur ceux qui se sentent frustrés et trompés et qui luttent pour joindre les deux bouts. »

Son regard sur cette année riche en fake news

« La désinformation n’est pas neuve mais c’est vraiment cette année que nous avons réalisé l’ampleur du problème. Le danger est bien plus présent. A l’ère de l’Internet et des médias sociaux, les campagnes de désinformation sont devenues plus efficaces et se répandent à la vitesse de la lumière. Cela signifie que les démocraties sont plus vulnérables. Les fake news sont utilisées comme une arme par des acteurs étrangers. Je pense que cette année a prouvé que nous assistons à une course aux armes digitales. L’Europe ne peut rester sans rien faire. Nous appelons donc à une plus grande transparence sur les médias sociaux concernant la publicité politique et nous renforçons à l’échelle européenne nos équipes qui combattent la désinformation. Nous allons aussi investir dans l’éducation aux médias. Au bout du compte, nous devons tous améliorer notre perception de ce qui est vrai ou non et apprendre à faire de meilleures évaluations critiques des informations que nous recevons en ligne ou sur des supports traditionnels. »

Son avis sur #MeToo

« Le mouvement a permis de sensibiliser à la discrimination à l’égard des femmes. Il a encouragé de nombreuses victimes à parler. Si des gens riches et célèbres ont pu être victimes de ces actes, cela a pu arriver à n’importe qui. Dans un sens, cela a permis de briser un tabou, même au niveau politique: nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors du G7, en mai, sur des sujets qui touchent les femmes. L’un des problèmes de la violence à leur égard, c’est que les victimes sont restées silencieuses et n’ont fait aucune dénonciation. Mais on voit que les choses changent : en France, le nombre de femmes qui ont signalé des violences sexuelles a doublé en un an. C’est une bonne nouvelle : les femmes laissent derrière elles cette image de victimes et se lancent plus que jamais dans la lutte pour leurs droits. »

Son opinion sur des mouvements comme celui des gilets jaunes

« Les gilets jaunes sont simplement la dernière illustration de cette frustration grandissante des populations occidentales. Selon moi, il n’est pas seulement question d’inégalités sociales mais aussi de sentiments d’injustice. Depuis la crise économique, beaucoup ont cessé de croire à l’équité et à l’égalité des chances du système. L’argent des contribuables a servi à sauver les banques plutôt qu’à soutenir l’éducation ou la formation. Si l’on y ajoute la précarité des emplois découlant de la numérisation et de l’intelligence artificielle, les petites pensions – en République tchèque, par exemple, elles sont de 500 euros en moyenne, ce qui veut dire que certains ont encore moins – ou les bas salaires, il devient impossible de subvenir aux besoins de sa famille avec 1.500 euros à Paris. C’est la porte ouverte à un cocktail parfait de mécontentement. »

Sur l’urgence d’agir au niveau politique

« Oui, la classe politique doit agir ou elle sera rejetée et reléguée aux oubliettes. Nous devons être pragmatiques et écouter les gens pour tenter de les comprendre. Et puis leur offrir de vraies solutions. Une partie de ces solutions a déjà commencé avec la réforme du système bancaire, ce qui veut dire que les banques et les actionnaires, et non les contribuables, compenseront les pertes éventuelles des banques. Nous mettons un terme aux échappatoires en matière de TVA et nous sévissons sur les mécanismes de blanchiment d’argent. Par ailleurs, le concept de la taxe numérique est juste, selon moi: les entreprises qui gagnent des millions grâce à nos données doivent payer quelque chose en retour.

Les grandes entreprises deviennent encore plus grandes, et nous, individus, nous sentons toujours plus petits et impuissants. En tant que législateurs, nous devrions renforcer les droits des individus pour qu’ils puissent agir quand ils se sentent floués. Nous avons proposé de renforcer la législation des droits des consommateurs, d’étendre leur protection aux achats en ligne et d’introduire le recours collectif à l’échelle de l’Europe. J’espère que le Parlement européen et les gouvernements de l’UE adopteront cette législation encore cette année. »

Son message aux Européens

« Un peu plus de dialogue et un peu moins de colère. Nos sociétés sont tellement polarisées que, souvent, quand nous avons une opinion différente, nous n’acceptons pas que nos opposants veuillent aussi améliorer la situation. Ils ont simplement des idées différentes. Il nous faut donc retrouver des plateformes de dialogue. Rétablir des valeurs de base qui nous unissent. Etre moins naïfs aussi, plus assertifs. Je sais par exemple que de nombreuses personnes âgées sont arnaquées, qu’on les pousse à acheter des choses sans qu’elles le sachent ou à signer des contrats à leur insu. Nous devons par ailleurs être plus méfiants à l’égard de ce qui est trop beau pour être vrai, que cela émane de banques ou que ce soit écrit sur un bus de campagne électorale.

Enfin, ces derniers temps, nous connaissons tellement de problèmes en Europe que nous oublions de regarder à l’extérieur. Si nous le faisions, nous verrions la Chine grandir et devenir toujours plus puissante, les Etats-Unis remettre souvent en question les fondements de l’alliance occidentale et la Russie désirer tester les limites de la patience de l’Otan. En fait, en Europe, notre choix est limité: soit nous restons unis, soit nous devenons une proie sur la scène géopolitique.

Mais en regardant à l’extérieur, nous verrions aussi que l’Europe est toujours un bel endroit pour vivre. Malgré les difficultés, les femmes peuvent ici concrétiser leurs rêves plus facilement que dans beaucoup d’autres endroits du monde, nos droits sont respectés et les libertés sont plus fortes qu’ailleurs. Je ne veux pas dire que tout est parfait, mais nous devrions aussi apprécier ce que nous avons et comprendre l’ensemble de la situation qui se joue dans le monde d’aujourd’hui. Alors, il nous sera plus facile de comprendre les nombreuses actions prises au niveau de l’Union dans le but de renforcer la souveraineté européenne à l’égard d’autres acteurs mondiaux. »

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