Tristane Banon © Belga Image

Tristane Banon, romancière et journaliste: « Il est beaucoup plus intéressant de s’allier avec les hommes » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Victime d’une agression sexuelle par Dominique Strauss-Kahn il y a presque vingt ans, la romancière refuse la « dictature victimaire ». Elle dénonce, dans La Paix des sexes, un féminisme qui voit en l’homme un ennemi héréditaire et qui entretient le spectre d’un sexisme systémique, selon elle révolu.

« Je viens du temps où l’on riait, autour d’une table, entre gens bien nés, d’une tentative de viol », écrit Tristane Banon dans La Paix des sexes, son dernier essai (1). La romancière et journaliste, agressée sexuellement par Dominique Strauss-Kahn en 2003 alors qu’il n’était encore que député, estime que ce temps est révolu. La politique, la justice, la société ont changé et des progrès ont été réalisés dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Tristane Banon n’est pas naïve. Elle sait le poids que cette époque du patriarcat triomphant continue de faire peser sur les attitudes de certains. Ce passé pas si ancien, elle le dénonce de manière implacable: « La seule violentée sexuelle dont la vox populi condamnait instinctivement l’agresseur était celle que l’on retrouvait entre quatre planches. A la violée assassinée, on n’osait tout de même pas dire qu’elle l’avait cherché ou qu’elle avait mal vécu un rapport préalablement consenti. » Mais nier que des évolutions positives ont été enregistrées l’insupporte. Car elle perçoit dans une certaine lutte féministe le besoin de maintenir le spectre d’un « Etat phallocrate » pour mieux s’assurer un fonds de commerce alors que le sexisme systémique, pour elle, a disparu. A cette aune, les derniers combats à mener pour la pleine égalité ne pourront aboutir qu’avec le concours des hommes.

Bio express

  • 1979 Naissance, le 13 juin, à Neuilly-sur-Seine.
  • 2000 Diplômée de l’Ecole supérieure de journalisme de Paris.
  • 2003 Elle est agressée par Dominique Strauss-Kahn, alors député.
  • 2004 Premier roman J’ai oublié de la tuer (Anne Carrière, 130 p.).
  • 2011 Pour le tribunal, les faits décrits par Tristane Banon peuvent être analysés comme un délit d’agression sexuelle mais ils sont prescrits.
  • 2011Le Bal des hypocrites (Au diable vauvert).

Avez-vous le sentiment que l’on est entré dans une guerre des sexes dans nos sociétés?

Je ne sais pas si on vit une guerre des sexes au quotidien. Elle est en tout cas mise en avant par certaines féministes. Et à force d’en parler, elle finit par imprégner certains comportements. Des gens me disent que la vie en entreprise a changé, que la proximité que l’on pouvait avoir de façon conviviale avec des collègues n’est plus la même et que cela crée parfois un climat particulier. Au-delà de cet exemple, c’est toute une organisation sociale qui, petit à petit, est en train de se redessiner, avec l’idée que l’homme serait possiblement un ennemi héréditaire de la femme, qui en serait sa victime depuis plusieurs générations. C’est une idée très portée par certaines « nouvelles » féministes.

A force d’affirmer que l’Etat patriarcal maintient les femmes dans une situation de faiblesse, toutes les victimes n’osent pas aller porter plainte.

Est-ce le résultat d’une américanisation de ce combat?

Ce mouvement a commencé en France, a été digéré par les Américaines, avant de nous revenir avec une dimension très radicale et très violente dans sa manifestation. Il a un sens aux Etats-Unis, qui se sont construits sur l’exploitation de minorités. Mais il n’en a pas nécessairement chez nous. Surtout, il n’est pas souhaitable dès lors que l’on est dans une société, du moins en France, où le droit a consacré l’égalité des sexes. A partir du moment où l’on a le cadre juridique « avec nous », il est beaucoup plus intéressant de s’allier avec les hommes pour faire appliquer ces lois plutôt que de recréer une opposition qui ne devrait plus avoir lieu d’être. C’est un des gros points de divergence que j’ai avec ce féminisme-là.

Le principal enjeu actuel réside-t-il dans l’application des lois?

Concernant l’égalité femme-homme, il n’y a pas un manque de lois. Peut-être faut-il en améliorer certaines, à la marge. En revanche, il existe un vrai problème quant à leur application. Par exemple, la loi française interdit de payer différemment un homme et une femme à statut équivalent. Or, les inégalités persistent. C’est donc bien que le problème réside dans l’application de la loi. Et en ce qui concerne la répression des viols et des agressions sexuelles, il est aussi dans la formation de ceux qui doivent recevoir les plaintes. Je suis fâchée contre nombre de féministes qui disent que rien ne change. Ce n’est pas vrai. Entre le jour où j’ai porté plainte, en 2011, et aujourd’hui, les choses ont énormément changé. Pas assez. Pas assez vite, certes. Mais elle changent. Dire le contraire est malhonnête et dangereux. A force d’affirmer que l’Etat phallocrate et patriarcal maintient les femmes dans une situation de faiblesse, toutes les victimes n’osent pas aller porter plainte. Alors qu’il faudrait de plus en plus les convaincre de le faire le plus vite possible, même si c’est terriblement compliqué. J’en sais quelque chose: quand vous êtes agressée sexuellement, le réflexe naturel est de prendre une douche et de ne penser à rien. En réalité, tout ce qui entrave le dépôt d’une plainte est préjudiciable à la victime. Ressasser que la femme agressée ne s’en sortira jamais l’est aussi. Récemment, une mère vient me voir avec sa fille qui a été violée à 17 ans. Devant elle, elle lui dit que sa vie est désormais foutue. Je ne peux pas entendre de tels propos. Non, sa vie n’est pas foutue. Bien sûr, cela ne sera pas évident. Mais elle a encore plein de choses à faire… Ce discours victimaire est terriblement dangereux. De même, prétendre que la justice et la police ne peuvent rien pour elle, c’est atroce et, en plus, c’est faux.

Le sort de Mila, menacée de mort pour avoir critiqué l'islam (ici, lors du procès de ses agresseurs en juin 2021) montre les limites et le danger du féminisme intersectionnel, selon Tristane Banon.
Le sort de Mila, menacée de mort pour avoir critiqué l’islam (ici, lors du procès de ses agresseurs en juin 2021) montre les limites et le danger du féminisme intersectionnel, selon Tristane Banon.© BELGA IMAGE

Pourquoi ce discours est-il à ce point développé par certaines féministes?

On ne peut pas donner une réponse générale. Certaines féministes sont très sincères. Anciennes victimes, elles ne sont pas sorties de leur situation. Cela se comprend. C’est pourquoi elles voient la société divisée entre victimes et bourreaux. Elles aspirent à adapter le droit à leur position victimaire. Et elles ne se rendent pas compte que cela ne sert pas l’intérêt collectif. Ces féministes ne peuvent cependant pas être mélangées à celles qui ont fait du féminisme un métier. Dans le cahier des charges de celles-ci, figure la mission de s’élever contre l’Etat phallocrate et le système patriarcal. Une attitude très dogmatique. Un exemple: dans le dictionnaire Le Robert est entré récemment le pronom « iel ». Certaines féministes « woke » l’ont dénoncé comme consacrant « le retour pernicieux du patriarcat » parce que le i est avant le e. C’est pour vous dire que quand c’est dogmatique, on ne peut vraiment rien faire. Si le e avait été placé avant le i, elles auraient prétendu que le patriarcat avançait à pas feutrés… Le dogme leur permet de maintenir un fonds de commerce. Tant qu’elles prouvent par tous les moyens le « patriarcat systémique » de l’Etat, elles justifient leur existence. D’autant que la radicalité du combat leur donne l’impression d’être très courageuses. C’est de la psychologie de bas étage. Mais ce n’est pas complètement faux. Quand vous êtes très radicale, surtout sur les réseaux sociaux aujourd’hui, vous avez plein de gens pour vous dire que vous êtes très courageuse. Donc vous êtes tentée d’y aller toujours plus fort.

Trouvez-vous qu’il y a davantage d’hommes réceptifs au combat pour l’égalité femme-homme aujourd’hui qu’il y a dix ans?

Oui, très clairement. Je vais tout de même modérer mon propos: oui très clairement, de mon petit bout de balcon, c’est-à-dire venant d’une personne qui fréquente beaucoup de journalistes, d’intellectuels… Le monde médiatique a énormément changé en dix ans. Quand j’ai porté plainte en 2011, j’ai vu des journalistes complètement hermétiques à ces questions-là. Ils ne comprenaient pas comment on pouvait porter plainte huit ans après les faits ; ils y décelaient la preuve évidente d’une malhonnêteté. Ils ne comprenaient pas que l’on dénonce des hommes puissants ; ils voyaient automatiquement là une machination. Je les ai vus évoluer au fur et à mesure de la publication des témoignages ou d’événements comme MeToo. Ces mêmes journalistes qui étaient parfois très durs envers moi sont devenus mes meilleurs soutiens. Vraiment. Ils m’ont dit eux-mêmes avoir compris des choses. Je retrouve aussi cette évolution dans la vie de tous les jours quand je discute avec certains hommes. Mais ils sont quelque peu perdus parce qu’ils ont envie d’aider et, en même temps, on leur propose une radicalité qui les exclut. Ce n’est pas évident.

Que les féministes, au nom de l’intersectionnalité, aient pu ne pas soutenir Mila de façon pleine et entière, cela me rend honteuse pour les femmes et le féminisme.

L’indifférence qui a répondu au récit de votre agression par Dominique Strauss-Kahn lors de l’émission de télé 93, Faubourg Saint-Honoré, présentée par Thierry Ardisson en 2007, ne serait plus possible aujourd’hui?

Cela n’existerait plus aujourd’hui. En 2011, la Brigade de répression des violences à l’égard des personnes a été assez exceptionnelle avec moi parce que ses membres étaient formés à ce genre de témoignages. Ils ont pensé que je disais la vérité et ils ont enquêté de façon acharnée. Ce n’était pas pareil dans tous les commissariats de France. Entre 2011 et aujourd’hui, je constate d’indéniables progrès. Prenez le cas récent de Ary Abittan – je ne sais pas si l’histoire sera avérée ou non: la jeune fille a intégré toutes les leçons de MeToo puisqu’elle a porté plainte le lendemain matin. Elle voulait déposer une main courante ; au commissariat du XVIIe arrondissement de Paris, les policiers lui ont fait comprendre que c’était par une plainte qu’il fallait procéder, preuve qu’il y a eu un gros travail de formation. Ils lui ont conseillé de se rendre à l’hôpital judiciaire. Ils ont immédiatement procédé à une perquisition, ont mis la personne incriminée en garde à vue, et l’ont gardée jusqu’aux résultats des tests ADN pour la mettre en examen. On peut aussi le dire quand cela fonctionne bien. Continuer à affirmer que rien ne change est faire preuve d’une cécité discutable.

Quels sont les dangers du féminisme intersectionnel? Vous ne concevez pas qu’une personne qui se dit féministe ne prenne pas la défense de Mila, la jeune fille menacée de mort pour avoir critiqué l’islam.

Le féminisme intersectionnel part d’une idée intéressante, celle de l’entraide entre les victimes de toutes les formes de discrimination. Le problème survient quand, comme dans le cas de Mila, l’agresseur est lui-même membre d’une des communautés victimaires avec lesquelles « on se serre les coudes ». En l’occurrence, Mila, qui a critiqué l’islam, se fait accuser de racisme alors qu’elle n’a jamais tenu un propos raciste, pas un – avant de prendre fait et cause pour elle, j’ai épluché ses publications. Elle se fait traiter d' »islamophobe », terme qui me dérange parce que ne pas aimer l’islam est son droit, alors qu’elle ne s’en est jamais prise aux musulmans en tant que musulmans. Que les féministes, au nom de l’intersectionnalité, aient pu ne pas la soutenir de façon pleine et entière, cela me rend triste, dingue et presque honteuse pour les femmes et le féminisme parce que ce n’est juste pas acceptable. Avec ces féministes-là, je suis irréconciliable.

« Si on accorde à celles qui la réclament la présomption de véracité, on ne sera plus tous égaux et tous présumés innocents devant la justice », estime l’autrice.© BELGA IMAGE

Pourquoi n’êtes-vous pas favorable à l’utilisation du terme « féminicide » dans le cas des meurtres de conjoint?

Je trouve que cela invisibilise les meurtres sur conjoint. Un féminicide est le meurtre systématique de quelqu’un en raison de son sexe. C’est, en Chine, tuer les petites filles à cause de la politique de l’enfant unique. C’est, dans certains pays, pratiquer l’excision qui aboutit à la mort de nombreuses femmes. C’est, lors de certaines guerres, tuer de manière systématique toutes les femmes. Un féminicide fait fi de tout le reste hormis le fait que la personne est une femme et que parce qu’elle est une femme, on la tue. Le meurtre sur conjoint, ce n’est pas du tout cela. On ne tue pas une personne parce qu’elle est une femme. On la tue parce qu’elle est sa femme. Pourquoi cela pose-t-il un problème au-delà de la question sémantique? En faisant cela, on invisibilise toutes les questions que l’on pourrait se poser à propos des meurtres sur conjoint et qui pourraient peut-être permettre de mieux les traiter. Dans son livre Non-assistance à femmes en danger (L’ Observatoire, 2021), le juge d’instruction Luc Frémiot explique que ces femmes qui avaient déjà porté plainte et qui finissent par mourir sous les coups de leur conjoint ont, très souvent, croisé des voisins, des collègues, des amis, ou ont parlé à mots couverts de ces violences à des membres de leur famille. Tous ces gens qui n’ont rien dit, qui ont fait semblant de ne pas voir, tous ces collègues qui, voyant une femme arriver avec un bleu pour la septième fois de l’année, ont accepté l’excuse de la porte prise dans le visage parce que l’on ne veut pas se mêler de la vie privée, parce que cela posera trop de problèmes, parce que l’on a peur des répercussions, tous ceux-là ont leur part de responsabilité. Invoquer un féminicide donne l’impression que cela devient une guerre entre les hommes et les femmes. Les femmes qui sont tuées, les hommes qui tuent. Je n’ai pas l’impression que dénoncer change grand-chose à la situation. En revanche, si on s’attaquait beaucoup plus à ce qui « autorise » ces meurtres sur conjoint, si on responsabilisait beaucoup plus les entourages, si on militait pour l’application des lois qui stipulent que quand on est témoin de violences conjugales et que l’on ne fait rien, on encourt le risque de poursuites judiciaires, ce serait beaucoup plus intéressant en matière de responsabilisation de l’ensemble de la société.

Vous écrivez que le droit n’a pas vocation à être moral. Pourquoi insistez-vous sur cet aspect?

J’entends beaucoup de féministes se plaindre de certaines règles de droit avec l’argument que ce n’est pas moral. Les mêmes réclament ce qu’elles considèrent comme des lois qui seraient plus morales, à commencer par la présomption de véracité pour les femmes victimes de violences sexuelles. Cette présomption de véracité est pour elles un pendant à la présomption d’innocence qu’elles estiment amorale puisqu’elle sauve potentiellement des coupables. J’ai toujours pensé que le droit devait se garder de toute morale puisqu’il y autant de morales que d’individus. Ma morale ne sera pas la vôtre qui ne sera pas celle du voisin. L’ objectif du droit est de se défaire de ces questions morales pour forger un socle commun de lois qui organisent la société de façon égalitaire entre tous. Si on rentre sur le terrain de la morale, on rompt cette égalité. Si on accorde à celles qui la réclament la présomption de véracité qui ferait que dès qu’on porte plainte pour une agression sexuelle, une tentative de viol ou un viol, ce serait à la personne accusée de prouver son innocence, cela signifierait que l’on n’est plus tous égaux et tous présumés innocents devant la justice. C’est peut-être plus moral d’un point de vue victimaire, mais au regard de l’intérêt collectif, ce n’est pas souhaitable.

(1) La Paix des sexes, par Tristane Banon, L'Observatoire, 190 p.
(1) La Paix des sexes, par Tristane Banon, L’Observatoire, 190 p.

Comment avez-vous surmonté l’agression dont vous avez été victime?

Ce qui m’a fait aller mieux – je l’évoque un peu dans le livre sans parler de moi mais en la préconisant -, c’est la psychothérapie. Elle m’a énormément aidée. Il est aussi important de dire aux victimes que la justice n’est pas là pour les soigner, qu’une décision de justice ne doit pas être attendue comme un médicament parce que, très souvent, on peut être déçue si cela débouche sur un non-lieu ou un classement sans suite. Même si une telle issue ne veut pas dire que l’affaire n’a pas existé, c’est très difficile à vivre pour les victimes. On leur dit tellement que la justice les reconnaîtra en tant que victime qu’elles attendent cela avec force. Or, la justice n’est pas là pour vous reconnaître en tant que victime, elle sert à dire si, juridiquement, il y a une possibilité de sanctionner l’auteur sur la base des preuves exposées.

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