Carte blanche

Seules des catastrophes, affectant durablement les nantis, imposeront le changement indispensable à notre survie

Réincarné en auteur de B.D. réaliste (pas difficile pour lui : c’est la porte à côté), Hergé n’aurait plus aujourd’hui à projeter son imagination dans les astres comme dans « L’Etoile mystérieuse » pour prophétiser la fin du monde et l’annoncer par l’entremise d’un illuminé…

Il suffirait à Hergé de jeter un regard à peine éclairé et de prêter une oreille même vagabonde aux innombrables informations fournies par les scientifiques, les écologistes, les naturalistes avertis pour accumuler les preuves tangibles d’une telle éventualité, réduire le mystère de ses causes à l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette et composer une chronique illustrée d’une mort annoncée, certes relevant du domaine de la croyance, mais tout à fait crédible et accessible à un public de 5 à 95 ans (eh oui, la fourchette s’est allongée, précocité et longévité obligent).

Zéro de conduite

Même conscient de sa responsabilité, l’homme a-t-il pour autant les ressources, les capacités, la volonté, bref les moyens de s’opposer à cette dérive ? Je ne le crois pas. Les seuils de tolérance équilibrante sont à ce point largement dépassés dans tant de domaines vitaux, les réactions correctrices si ténues et si frileuses, l’attachement si fort à son mode de vie (« non négociable » aux yeux des Américains et si peu modulable pour les autres privilégiés) que l’on voit mal comment la tendance pourrait s’inverser en profondeur pour susciter un sursaut salvateur. Si des millénaires de civilisations n’ont pas réussi à assagir l’homme par une adhésion active aux si nombreux messages et exemples vertueux dévoilés tout au long de son histoire, ce ne sont pas les décennies à venir qui le convertiront, sans doute de plus en plus matérialistes, marqueurs de l’évanescence d’une vie de labeur récurrent avec trop peu de compensations, du désengorgement de frustrations accumulées depuis toujours et chez les aspirants à la prospérité, du désir constant d’imiter cet anti-modèle. Inviter à renoncer à la concrétisation enfin palpable d’une aspiration qui vient de la nuit des temps et à convoquer en urgence une spiritualité de moins en moins présente et prégnante et pourtant ferment indispensable à l’émergence d’une conscience collective, relève d’une méconnaissance anthropologique ou d’un mépris ontologique.

Le monde va à la catastrophe. Malgré ou à cause de la multiplicité des lanceurs d’alerte de tous horizons le serinant dans toutes les langues et sur tous les registres, cet avertissement en l’absence de dommages probants et spectaculaires proches s’est figé en lieu commun inoffensif ou en prophétie banalisée, à la manière d’un automobiliste qui, dans l’ignorance des appels à la prudence et sans signaux modérateurs, s’enhardit à rouler la nuit de plus en plus vite et, alors que la portée des phares reste constante, se met dans l’incapacité d’anticiper le danger. Et c’est seulement en cas d’accident grave aux conséquences irréversibles qu’il cessera, contraint, de se conduire en irresponsable. De même seules des catastrophes majeures altérant en profondeur son intégrité physique, matérielle ou environnementale (des Tchernobyl ou des Fukushima même à répétition, trop ponctuels dans le temps et l’espace, ne changeront pas la donne) feront émerger l’humanité de son inconscience coupable.

Horrifiés par le suicide kamikaze du pilote allemand qui en projetant volontairement son avion sur une montagne a provoqué la mort de 150 personnes, les privilégiés aux commandes de l’appareil Terre, bien calfeutrés dans le cockpit, sourds aux avertissements des contrôleurs conscients du danger de la route suivie par trop périlleuse et insensibles aux cris des passagers lucides qui, impuissants, tambourinent à leur porte les suppliant de changer de cap pour ne pas les entraîner dans leur chute déjà bien amorcée, ne se rendent pas compte, enivrés par leur supériorité prospère, qu’ils dupliquent à échelle mondiale ce scénario tragique.

L’inefficace pédagogie du catastrophisme

Il ne s’agit pas ici d'(ab)user du catastrophisme comme outil pédagogique aiguillonné par le sentiment de peur pour tenter de rendre vertueux le comportement débridé des nantis que nous sommes, principaux responsables du délabrement planétaire. N’est pas Cassandre qui veut, généralement étiquetée à tort prophétesse de malheurs imaginaires, alors que ses prédictions se trouvaient confirmées par la réalité qu’on se refusait même d’entrevoir. Je souhaite ne pas faire partie, avec mes déclarations alarmistes, du cercle de ses disciples. Or la radicalité des mesures à prendre pour conjurer la menace de notre effondrement n’est pas audible pour l’ensemble des pays riches. Si on accepte bien de modifier des habitudes mineures, pas touche à l’essentiel : continuer à consommer tous azimuts, encouragé par tous les laudateurs, si nombreux dans les sphères de pouvoir et d’influence, de la croissance, garante à leurs yeux de prospérité, dont les excès seraient soi-disant canalisés par les promesses de solutions techniques salvatrices: dépollution, recyclage… Comme si de petits moins de gaspillages et de petits plus d’économies, selon les recommandations serinées sans cesse aux oreilles de tout un chacun, suffisaient pour restaurer l’équilibre perdu! La forêt aura cent fois le temps de brûler avant que des millions de colibris (pour reprendre la métaphore chère à Pierre Rabhi) n’aient déversé l’eau contenue dans leur bec pour éteindre l’incendie.

Loin de moi l’idée de dénigrer les mouvements citoyens qui ont le mérite d’essayer d’éveiller les consciences et d’inviter à poser des gestes responsables. Mais l’ampleur et l’urgence « climatiques » imposent un changement d’échelle et une refonte holistique de notre système obligatoirement orchestrée par nos dirigeants en concertation mondiale, qui rechignent, on les comprend, à imposer des mesures impopulaires défavorables à leur situation. En effet dans nos régimes démocratiques, le culturel précédant généralement le politique, il faut que les tendances lourdes de la société soient suffisamment explicites pour les inciter à voter des lois propices au bien commun. Or que constatons-nous ? Si la prise de conscience, première étape de la démarche de sensibilisation, semble assez répandue ou en tout cas en bonne voie de l’être, par contre la conviction d’un engagement nécessairement fort et douloureux, deuxième étape, n’est partagée que par une frange de la population.

Que dire alors de la troisième étape, à savoir son application efficiente dans le quotidien ou au moins sa gestation? On ne se trompe certainement pas en réduisant le nombre de ses adhérents à la portion congrue. En effet il y a loin de la coupe aux lèvres. Se contenter de boire l’eau claire de la simplicité alors qu’on a été biberonné depuis des décennies au lait crémeux de la sophistication, et en plus, pour que cette démarche volontaire ne soit pas ressentie comme une punition ou une pénitence insoutenable dans la durée, y prendre goût, comme le suggère Pierre Rabhi dans son livre « La Sobriété heureuse », exigent une force d’âme et une détermination peu communes, même de la part des sincèrement convaincus. L’amélioration de l’être grâce à la diminution de l’avoir.

L’éducation : des bouteilles consignées à la mer!

Devant la difficulté d’une remise en question aussi pénétrante de son fonctionnement intérieur, véritable tremblement de terre de ses fondations, des incitants extérieurs s’avèrent indispensables et en premier l’éducation que tant de voix appellent de leurs voeux ? Encensée il y a 150 ans par le célèbre écrivain britannique H-G Wells qui prophétisait : « L’avenir? C’est l’éducation ou la mort! »; formule péremptoirement tranchante relativisée dans le tracé de ses limites par le remarquable écologiste américain Aldo Léopold qui, dans les années 40, affirmait: » Ce qu’elle apprend à voir d’un côté rend aveugle de l’autre ».

Ne serait-elle pas comme des messages-guidances insérés dans des bouteilles lancées à la mer depuis la terre ferme à l’adresse de bateaux anonymes et supposés dérivants ? Réussite des plus aléatoire, car soumise aux turbulences et immensités marines limitant les chances d’approcher l’embarcation en péril dont l’équipage, même en possession du document, s’en désintéresse dans l’ignorance de sa dérive, surtout à cause de la multitude de messages fallacieusement rassurants réceptionnés en permanence, ou si, conscient de sa perdition, ne parvient pas à le décoder ou n’en saisit pas la portée exacte.

Privilégions-la quand même pour ceux qui n’auraient pas eu la chance – et ils semblent nombreux – de naître avec la grâce « divine » du contentement du peu ou de se l’approprier avec le temps. Qui va dans ce jeu de rôle incontournable s’investir dans le personnage du médecin de l’âme et tenter d’appliquer la médication ?

L’école auto satisfaite de la raide application de ses programmes stéréotypés? La famille éclatée et intimement imbriquée pour la plupart dans un quotidien laborieux et dans le consumérisme dévastateur ? Les médias à la communication pléthorique qui noie le prioritaire dans un océan de superficialités désarmantes? Les associations et mouvements humanistes ou écologistes aux moyens trop limités pour diffuser leurs messages ou percoler leur attitude exemplaire au plus grand nombre? L’église discréditée par la perte d’autorité accumulée au cours des siècles? Comme toutes les généralisations, la mienne est abusive et ne reflète pas les différents courants qui la traversent. Cependant ces raccourcis faciles donnent la tonalité dominante, même si des notes discordantes se font entendre et corrigent peu ou prou cette homogénéité de façade qui n’augure pas beaucoup de potentialités à apporter ce supplément d’âme qui fait défaut à ceux qui en auraient besoin pour ancrer leur conviction dans l’action.

Et même si l’éducation pesait plus lourd que mon scepticisme le laisse penser et faisait grossir les rangs des adeptes de la simplicité volontaire, comment imaginer qu’elle puisse faire contrepoids aux puissances d’argent qui séduisent les masses par leur promesse d’une vie facile accessible à tous grâce au confort matériel.

Sortie de secours fermée de l’intérieur

La contrainte, forte d’obligations et ďinterdictions légales, pourrait-elle prendre le relais de la persuasion déficiente par carence éducative ? Passage de témoin improbable au vu des élections récentes qui ont proclamé vainqueurs, un peu partout dans le monde et même chez nous en Flandre, des nationalistes, des extrémistes de droite, des tenants d’un libéralisme doctrinairement productiviste, des antisystémistes, tous soucieux, sauf ces derniers imprévisibles dans leur trajectoire future, de brimer tout élan écologiste contraire à leur suprématie statutaire acquise ou promise, garante de la soi-disante pérennisation des privilèges engrangés. Votes-reflets des préoccupations sociétales d’une majorité qui n’a pas pris la mesure du danger, ni du lien intime et incontournable entre tous les secteurs d’activité et l’écologie qui à coup sûr les chapeautera à court ou moyen terme.

Comment exercer une influence prépondérante sur la classe politique ? Dans la rue comme à Hongkong qui a réussi à arracher à son gouvernement le retrait d’une loi scélérate grâce à une formidable mobilisation, étalée sur la durée, concomitante à une perturbation de l’activité économique? Nous sommes loin du compte en ce qui concerne les manifestations « climatiques », certes de plus en plus nombreuses et récurrentes, notamment des jeunes, ses fers de lance, même couplées à la grève des cours et aux admonestations véhémentes, parfois tournées en dérision honteuse ou en indifférence condescendante comme à l’ONU, de Greta Thunberg, initiatrice de cette contestation novatrice. Vestale des temps modernes, elle s’est donné pour mission de raviver avec une candeur virginale émouvante le feu sacré, depuis trop longtemps assoupi, du temple de la sagesse et de confier à ceux de sa génération le soin de l’entretenir, tâche dont le résultat escompté laisse dubitatif du fait que, enfiévrés en permanence par le feu envoûtant de la surconsommation, ils n’ont pas ou si peu cherché à le maîtriser par ignorance de sa dérive incendiaire qui risque d’embraser l’humanité entière et donc se trouvent pour longtemps dans l’incapacité, faute d’apprentissage ďautonomie et ďébauche de détachement technologique, d’opérer le transfert salvateur revendiqué pourtant par leurs propres soins.

Après cette litanie de potentialités endogènes plus ou moins avortées et même si on peut se féliciter d’avancées probantes dans certains secteurs, l’insuffisante métamorphose de l’ensemble nous oblige à conclure que la distance à parcourir pour l’atteindre n’a jamais semblé aussi grande et son inefficacité aussi décourageante, qu’elle reste cependant notre dernière étoile du berger avant extinction, notre ultime porte de secours avant fermeture définitive, notre bouée de sauvetage avant naufrage (biffer la mention inutile selon l’option choisie par chacun en fonction de la nature du désastre envisagé). Tant que les nantis (ailleurs on s’en fout ou on feint l’émotion) ne ressentiront pas dans leur chair et leurs biens les conséquences de leurs actes sous la forme de catastrophes exogènes durablement douloureuses, rien ne bougera suffisamment pour éviter l’anéantissement. Encore faut-il qu’elles surviennent avant que, parachevant l’oeuvre de destruction massive déjà bien avancée, elles ne transmutent, par une funeste alchimie, l’irréversibilité partielle et relative aujourd’hui en totale et absolue demain.

Pierre Crombez

Un simple citoyen qui tente de devenir un citoyen simple.

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