Le silence ne dérange pas Mrs May (ici, en 2017), qui montre peu d'empressement à engager le dialogue avec les gens. © T. MELVILLE/REUTERS

Leur vie est un feuilleton : Qui est vraiment Theresa May, cette « dure à cuire » au caractère surprenant ?

Le Vif

Ex-éditorialiste au Sunday Telegraph, Alasdair Palmer fut la « plume » de la locataire du 10 Downing Street, quand elle était ministre de l’Intérieur. Il dresse aujourd’hui le portrait d’une femme de devoir au caractère surprenant.

Épisode 1

Où l’on se penche sur l’énigme Theresa May, qui, seule contre (presque) tous, croit fermement qu’elle réussira à mener le Brexit à son terme

C’est le principal mystère qui entoure Theresa May, la Première ministre britannique : pourquoi s’accroche-t-elle ? Tous les jours, cette femme est traînée dans la boue : les réseaux sociaux promettent de la pendre, de la décrocher encore vivante, puis de l’écarteler (le châtiment réservé aux traîtres en Grande-Bretagne jusqu’au xixe siècle). Elle est sans cesse humiliée tant sur le plan personnel que politique, comme lors des élections générales qu’elle a convoquées en 2017. Les sondages lui donnaient au départ 20 points d’avance sur le Parti travailliste. Une avance qu’elle a réussi à détruire au cours d’une campagne entièrement centrée sur sa personne : au lieu d’accroître sa majorité au Parlement, ainsi qu’elle l’escomptait, elle l’a perdue. Pour gouverner, elle a dû faire alliance avec les unionistes d’Ulster, un petit parti extrémiste d’Irlande du Nord. Elle est depuis l’otage de leurs exigences régionalistes, ce qui leur a permis d’extorquer 1,14 milliard d’euros supplémentaires de fonds publics, en échange d’un soutien hautement instable.

Courtoise, prévenante, à l’opposé du politique irritable et calculateur.

Ce n’était qu’un début. Lors du congrès du Parti conservateur d’octobre 2017, le discours qui devait la remettre en selle après ce désastre électoral a tourné au fiasco. A peine avait-elle ouvert la bouche qu’un comédien sautait sur scène pour lui donner un  » P45 « , le formulaire adressé aux gens licenciés. Au moment où son discours atteignait son point culminant, la malheureuse a été prise de quintes de toux, qui l’ont rendue quasiment aphone. Puis les lettres du slogan à l’arrière-plan de la scène ( » Bâtir un pays qui fonctionne pour tous « ) sont tombées à terre, comme un mauvais présage sur le poids réel de son  » leadership « . Il paraît qu’après avoir fini de parler, elle s’est effondrée en larmes dans les bras de son mari. Son service de presse s’est empressé de démentir, mais après une telle humiliation publique, qui aurait pu le lui reprocher ?

En 2018, Theresa May a dû ensuite affronter plusieurs campagnes de déstabilisation orchestrées par son propre camp, lui déniant toute confiance dans sa capacité de diriger le Parti conservateur ou le pays. Elle a toujours tenu bon, mais toujours au prix d’humiliantes concessions. Ainsi, la dernière fois où des élus conservateurs ont réclamé sa démission, elle s’est engagée à quitter le pouvoir avant les prochaines élections et a renoncé à diriger la campagne.

En janvier dernier, l’accord du Brexit régissant les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), qu’elle avait mis deux ans à négocier, a été soumis au vote de la Chambre des communes. Et rejeté sans appel (432 non, 202 oui). Les 230 voix donnant la majorité aux opposants au Brexit proposé par Theresa May ont représenté la plus cuisante défaite jamais essuyée par un parti au gouvernement. Il n’est donc guère surprenant que la malheureuse soit régulièrement brocardée, non seulement par les éditorialistes, mais aussi par les ténors de son propre parti.  » Elle ne mérite même pas d’être haïe. Elle inspire plutôt la pitié « , a-t-on pu lire.

Et pourtant, la Première ministre répète qu’elle ne démissionnera pas. Jure qu’elle conduira le Royaume-Uni hors de l’UE et qu’elle le fera à sa manière. La plupart des observateurs estiment que c’est à l’évidence impossible. Le Parlement britannique a clairement signifié qu’il n’approuverait pas son accord avec l’UE sans d’importants changements. De leur côté, les négociateurs européens ont affirmé avec autant de résolution qu’ils n’accepteraient aucune modification dans le futur traité.

Alors pourquoi cette femme s’acharne-t-elle à vouloir l’impossible ? Serait-ce par amour de la politique ? Le goût des négociations interminables à la recherche d’accords impossibles ? L’appétit pour les ors et le prestige de la fonction ? Aucunement. Theresa May n’éprouve pas le moindre intérêt pour les avantages accordés en compensation des servitudes de l’Etat : le pouvoir d’intimidation sur les individus, les flatteries des courtisans trop heureux de vous servir le doigt sur la couture. Elle répète qu’elle veut seulement  » faire le job « .

Je peux confirmer que les futilités du pouvoir ne l’intéressent nullement. J’étais sa plume lorsqu’elle était ministre de l’Intérieur, et un témoin privilégié de sa manière de travailler et de traiter les gens. Theresa May n’affichait pas une once de cette arrogance qui caractérise souvent les titulaires d’un des plus considérables portefeuilles du pays. Elle ne se complaisait pas, comme tant d’autres ministres, dans le pouvoir de faire et de défaire les espoirs, les rêves et les carrières des nombreux solliciteurs se bousculant dans les antichambres. Elle était d’une politesse et d’une patience à toute épreuve. A la fin de journées remplies de réunions, elle était souvent épuisée par la pression écrasante de son travail et frustrée par le peu qui avait été accompli. Et elle était loin d’en avoir terminé. Elle devait souvent se rendre ensuite à une opération de levée de fonds ou à un dîner officiel. Puis il lui fallait examiner les  » boîtes rouges  » : les dossiers juridiques et politiques requérant souvent sa signature, tâche difficile et exigeante qui lui prenait généralement plusieurs heures. Un enchaînement d’obligations dont elle ne tirait aucune joie.

La charge de travail est lourde quand on est ministre de l’Intérieur. Elle est dix fois plus quand on est Premier ministre. Elle devient encore plus pénible quand vous avez – comme Theresa May – un diabète de type 1 et que vous devez vous faire plusieurs injections d’insuline par jour.

Alors pourquoi s’accroche-t-elle ? Pourquoi l’actuelle locataire du 10 Downing Street s’impose-t-elle honte et humiliation, frustration et épuisement, sachant que son combat pour le Brexit a toutes les chances de s’achever sur un échec épouvantable ? Theresa May livre très peu d’éléments sur ce que pourrait être la réponse à cette question. En témoigne cette répartie dans une émission qui tentait d’en savoir plus sur ses peurs et ses angoisses.  » Qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit ?  » s’enquiert la journaliste.  » Je dors très bien « , réplique la ministre.  » J’imagine que je ne suis pas naturellement portée à étaler ma vie partout « , a-t-elle confié à un autre interlocuteur. On peut le confirmer. En réalité, elle donne souvent l’impression qu’elle préférerait ne rien dire à personne.

La Première ministre britannique jure qu'elle conduira le Royaume-Uni hors de l'UE.
La Première ministre britannique jure qu’elle conduira le Royaume-Uni hors de l’UE.© T. MELVILLE/REUTERS

Épisode 2

Où l’on apprend que son manque de charisme et son peu d’empressement à engager le dialogue font d’elle un personnage politique hors norme

Je me souviens très bien de ma première rencontre avec elle. Ses conseillers m’avaient invité à déjeuner. A l’époque, j’étais éditorialiste au Sunday Telegraph, où je m’attaquais souvent au ministère de l’Intérieur et à ses deux plus gros problèmes : le contrôle de l’immigration et la réduction de la criminalité. Un peu effaré, j’ai aussitôt compris que Mrs May n’avait pas de conversation. Le silence ne la dérangeait absolument pas, ce qui m’a beaucoup déconcerté : la plupart des politiques que j’avais rencontrés jusque-là voulaient quelque chose, mêlant sans vergogne offres et menaces voilées pour l’obtenir. Theresa May, elle, ne semblait rien espérer de moi. En attendant la carte, le silence s’est éternisé au point d’en être pesant.

Nerveux, je l’ai interrogée sur les chiffres de la criminalité, davantage pour meubler le vide que pour obtenir des informations. Elle a répondu simplement, directement, avec persuasion. L’atmosphère, d’abord glaciale, s’est ensuite réchauffée doucement. A l’arrivée du premier plat, nous causions ; parler d’échanges fluides et détendus serait exagéré, mais ses propos étaient intéressants.

Après son départ, je me souviens m’être dit qu’elle était franchement différente des autres politiques : bien moins artificielle et bien plus sincère. Elle n’avait pas fait le moindre effort de séduction, et je lui en savais gré. J’avais le sentiment d’avoir rencontré une personne à part entière, au lieu de l’espèce d’hologramme que la plupart des politiques offrent en pâture à l’opinion ou aux journalistes. Mais son absence de charme est un lourd handicap dans le monde où Theresa May navigue.

Chose inhabituelle, elle est devenue cheffe de file des conservateurs, remplaçant David Cameron au poste de Premier ministre, sans avoir à conquérir le parti. Elle s’est présentée sans rencontrer d’opposition tant les autres candidats craignaient la coupe empoisonnée du Brexit. Pas elle. Nul besoin de convaincre les députés de la soutenir : il n’y avait personne d’autre. La situation était inédite. En général, pour réussir en politique, il faut savoir se faire aimer des gens. Cela lui est très difficile. Sa réserve naturelle – qu’on peine à distinguer de l’indifférence -, son peu d’empressement à engager le dialogue avec les gens, à les flatter et à les mettre à l’aise ont pour effet qu’elle ne sait pas convaincre autrement qu’en présentant faits et chiffres. Rares sont les politiques britanniques susceptibles de changer d’avis sur la base de diagrammes. Ils ont besoin d’être séduits. Or, Theresa May ne séduit personne.

Au congrès du parti, elle esquisse quelques pas sur  » Dancing Queen « , d’Abba.

Margaret Thatcher était notoirement connue pour user des privilèges de son sexe afin d’égarer les hommes politiques. Selon François Mitterrand,  » elle avait le regard de Caligula et la bouche de Marilyn Monroe « . En dire autant de Theresa May est inimaginable.  » La personnalité d’un robot  » est l’approche la plus juste qui ait jamais été faite à son égard. Même si cette description est devenue un cliché, à l’époque où je travaillais à son côté, elle m’est surtout apparue comme l’opposée du politique irritable et calculateur. C’était une femme courtoise, prévenante et respectable à tous égards. Elle a toujours été aimable et obligeante envers moi, jamais agressive ni insupportable. Jamais elle n’élevait le ton, jamais elle ne perdait son calme, et jamais elle ne faisait usage de l’autorité que lui donnait sa position (ce qui aurait été parfaitement légitime de sa part) : elle me traitait d’égal à égal – ce que, dans la hiérarchie du ministère de l’Intérieur, je n’étais à l’évidence pas. Enfin, elle évitait tout ce qui eût pu passer de près ou de loin pour du badinage. Theresa May ne badine pas. L’unique fois où elle a dérogé en public à son immuable professionnalisme, c’était lors du dernier congrès du Parti conservateur. Elle est entrée sur scène en esquissant quelques pas au son de Dancing Queen, d’Abba. Cela n’a pas été une réussite. Le public, dans la salle et à travers le pays, a été plus gêné que rassuré par cette entrée en matière inédite.

Épisode 3

Où l’on s’intéresse à l’adolescence de cette fille de pasteur anglican, réservée, mais qui admire passionnément un joueur de cricket  » têtu comme une mule  »

La femme appelée à superviser la plus importante décision – et potentiellement la plus dommageable – pour le Royaume-Uni depuis la Seconde Guerre mondiale est née Theresa Brasier, le 1er octobre 1956. Son père exerçait comme prêtre anglican dans la paroisse de Church Enstone, un petit village des Cotswolds, région prospère et pittoresque sise près d’Oxford. Fille unique, elle semble avoir eu une enfance très heureuse, sans jamais une plainte contre l’étroitesse d’une vie provinciale confinée dans un petit village. Elle affirme avoir décidé de faire de la politique à l’âge de 12 ans. Ses parents militaient tous les deux pour le Parti conservateur, et elle n’a jamais envisagé d’adhérer à un autre mouvement.

Elle dit aussi qu’adolescente, elle aimait beaucoup participer aux activités de la paroisse. Oui, de la paroisse ! Il est probablement impossible à tout individu qui n’a pas connu l’Angleterre des années 1970 de s’imaginer à quel point cet aveu est assurément ringard. Les ados dans le vent de cette époque se révoltaient contre toute autorité, qu’elle s’incarnât dans la famille, l’école ou l’Eglise d’Angleterre. Ils vomissaient les activités paroissiales. Mais Theresa, elle, en raffolait. Pas de concert de rock, ni de drogue, ni de patins roulés aux garçons derrière le garage à vélos pour sainte Theresa. Son acte le plus osé, a-t-elle confié dans un entretien, a été de  » courir à travers des champs de blé « . Habillée de pied en cap. Discrètement. Puis elle est rentrée à la maison.

Elle est mariée depuis 1980 avec Philip May, conservateur lui aussi. Ici, en 2017.
Elle est mariée depuis 1980 avec Philip May, conservateur lui aussi. Ici, en 2017.© H. MCKAY/REUTERS

 » Etre fille de pasteur impose quelques responsabilités, a-t-elle ajouté. On attend de vous un certain comportement.  » L’obligation de se conformer à ces attentes a dû souvent peser sur l’adolescente. Mais elle s’y est pliée, de manière exemplaire, sans le moindre faux pas et avec d’assez bons résultats à l’école publique pour entrer à Oxford et y étudier la géographie. Toutefois, l’obligation d’être irréprochable en toute circonstance a pu façonner l’obstination qui la caractérise aujourd’hui. C’est cette persévérance opiniâtre qui lui permet de poursuivre son projet de Brexit, sans fléchir et dans l’indifférence à la multiplication des obstacles et des défaites. On trouvera peu d’autres politiques capables de supporter la pression intenable qu’elle subit depuis qu’elle est en fonction. En réalité, si elle est encore Première ministre, c’est en grande partie parce que personne n’a envie de se coltiner le Brexit : tous ceux qui se sont vu proposer de la remplacer se sont défilés devant l’ampleur de la tâche.

Journalistes et adversaires politiques ont passé au peigne fin son enfance et son adolescence à la recherche d’éléments susceptibles de la gêner, voire d’attenter à son honneur. Ils n’ont rien trouvé. Aucune incartade sexuelle, ni drogue, ni saillies politiques imprudentes, rien de rien.

La seule chose qu’on pourrait qualifier de  » scabreuse  » à mettre à son actif avant ses 30 ans (ou après, tant qu’à faire) a été de s’opposer, lors d’un débat en 1978, à un texte clamant :  » Le sexe, c’est bon… Mais la réussite, c’est meilleur.  » Et encore, sa participation à cet événement n’est sans doute pas révélatrice de quoi que ce soit. Theresa May ne s’est mariée que deux ans après ce débat. Les filles de pasteur bien élevées des années 1970 n’avaient généralement pas de relations sexuelles avant le mariage. Il est donc fort possible qu’elle ait parlé d’une vie intime dont elle ne savait rien.

Son héros d’enfance et d’adolescence – le bellâtre affiché dans sa chambre – n’était ni Elvis ni un des Beatles, mais le joueur de cricket Geoffrey Boycott. Au sommet de sa gloire, l’intéressé avait encore  » un sex-appeal de tortue « , m’a confié une Anglaise de la même génération que Theresa May. Grand athlète, indéniablement, il était détesté de ses coéquipiers, l’un d’eux l’ayant même qualifié d' » égoïste pathologique « . Sur le terrain, il était têtu comme une mule, s’en tenant à sa stratégie, quitte à pénaliser son équipe. Mais, jusqu’à ce jour, Theresa May admire, voire imite, ce qu’elle appelle l’acharnement de Geoffrey Boycott  » à faire le job « , quoi qu’en pense le reste du monde.

Theresa May a été élevée dans la foi chrétienne, assistant tous les dimanches à la messe célébrée par son père. Foi qu’elle n’a jamais perdue et qui semble être du type anglican le plus traditionnel. Elle compte toujours parmi ses cantiques préférés  » Therefore we, before Him bending / This great sacrament revere  » (Ainsi, courbés devant Lui / Ce sacrement puissant nous révérons), qu’elle chantait à l’église avec ses parents et qui passe auprès de la majorité des gens pour immensément soporifique. En cohérence avec son tempérament renfermé, elle l’évoque très rarement et ne la laisse jamais colorer ses prises de position publiques ni les arguments pour les défendre. Néanmoins, quand on l’interroge à ce propos, elle répond :  » Ma foi fait partie de moi et de ma manière de voir les choses.  »

Son flou idéologique la rend pragmatique et souple, sans dogmatisme.

Sa croyance en Dieu explique peut-être aussi sa capacité de s’entêter dans la même politique, même quand la terre entière lui dit qu’elle se trompe. Car sa foi l’a aidée à surmonter les terribles coups du sort subis dans sa jeunesse. Ses parents sont morts à quelques mois d’intervalle quand elle avait 25 ans : son père, d’abord, dans un accident de voiture, puis sa mère, d’une sclérose en plaques.

Après ce double choc, Theresa n’a pas seulement trouvé réconfort en Dieu. Philip May, son premier petit ami sérieux, épousé en 1980 à l’âge de 23 ans, l’a également aidée à traverser cette période douloureuse. De l’opinion générale, ils sont parfaitement heureux en ménage. Ils n’ont pas d’enfants, malgré leur désir d’en avoir. Theresa May dit le regretter et en ressentir l’absence, bien que la présence d’une famille eût sans doute rendu plus difficile la poursuite d’une carrière politique avec la détermination inébranlable qu’elle a pu y mettre.

Elle appelle Philip son  » roc  » et sollicite son avis (sans forcément le suivre) sur de nombreux sujets politiquement lourds, comme le moment de convoquer des élections ou la manière de traiter avec l’aile dure des brexiters au Parlement. Comme son épouse, Philip May est un conservateur de toujours. C’est également un banquier prospère, aussi discret qu’elle : il ne s’exprime pas à tort et à travers, ne livre rien et ne tient aucun propos susceptible de gêner sa femme. Il ne se sent aucunement menacé par sa trajectoire politique. Il est extrêmement fier d’elle et lui prodigue un soutien sans réserve. Enfin, il est, comme elle, aussi blanc que neige.

En remplaçant David Cameron (à g.), elle est devenue cheffe de file des conservateurs, sans avoir à les conquérir.
En remplaçant David Cameron (à g.), elle est devenue cheffe de file des conservateurs, sans avoir à les conquérir.© REUTERS TV

Épisode 4

Où l’on décortique ses convictions politiques pour découvrir qu’elle n’en a aucune. Ce qui fait toute sa force

Quelles sont les convictions politiques de Theresa May ? Il existe plusieurs nuances de conservateurs, des néoréactionnaires aux libertariens libre-échangistes. A quelle famille la Première ministre appartient-elle ? La meilleure façon de définir sa doctrine politique est de dire qu’elle n’en a pas. C’est une conservatrice à l’ancienne, de l’époque pré-Thatcher. Elle a davantage confiance dans les individus et les institutions que dans les idées, et elle est convaincue qu’intervenir pour changer les choses les aggrave plus aisément que cela ne les améliore. Le Parti conservateur était autrefois surnommé le  » parti stupide  » parce qu’il n’avait pas de doctrine et ne souhaitait pas s’en doter. A ses yeux, les idéologues représentent un danger : les idées les incitent à penser qu’on peut changer le comportement des individus et le fonctionnement de la société ; les idéologues se sont crus autorisés à user de la force pour imposer leurs méthodes de changement social. Mais la conviction fondamentale des conservateurs traditionnels est qu’on ne change pas les gens, et que le recours à la puissance de l’Etat pour les aider à se conformer à quelque utopie que ce soit sombre inévitablement dans les pires formes de tyrannie et d’oppression.

Theresa May appartient davantage à cette famille de bon aloi qu’au thatchérisme pur et dur. Cela ne signifie pas qu’elle s’oppose à toute réforme du Parti conservateur. Au contraire : elle avait compris, sous le règne politique de Tony Blair, que si les conservateurs devaient revenir un jour au pouvoir, il leur faudrait, disait-elle, cesser de  » soupirer après une Angleterre moyenne mythique et de se laisser aller à un moralisme désinvolte et hypocrite « . C’est dans ce même discours, au congrès du Parti conservateur d’octobre 2002, qu’elle avait rappelé à ses collègues qu’une grande partie des électeurs qualifiait leur formation de nasty party ( » parti des méchants « ).

Le  » conservatisme charitable  » (démocratie tory ou conservatisme one-nation) auquel adhère Theresa May appartient au registre préthatchérien. La Première ministre n’est clairement pas de ceux qui pensent que les privatisations et le libre-échange améliorent automatiquement la société, ou que la  » libération des individus  » par les baisses d’impôts et la dérégulation est le chemin direct vers la société parfaite. Ce n’est pas non plus une intellectuelle. Elle sera plus encline à lire Harry Potter que Friedrich Hayek. Elle n’est pas une  » femme politique à convictions  » comme l’était Margaret Thatcher. La doctrine de celle-ci lui permettait de rattacher la moindre de ses mesures à un ensemble de principes politiques généraux. Theresa May en est incapable, d’où sa propension à se prendre les pieds dans le tapis quand elle tente d’expliquer les principes qui sous-tendent ses initiatives.

Peu après son entrée en fonction, la Première ministre avait déclaré à la BBC qu’elle mettrait en oeuvre des mesures d' » aide aux classes populaires « . Le journaliste lui a alors soufflé de supprimer le relèvement du plafond d’exonération d’impôt sur les successions que son prédécesseur, David Cameron, avait porté de 370 000 à 570 000 euros – car, enfin, en quoi ce cadeau fiscal aidait-il les classes populaires ? Elle n’a pas apporté de réponse ni même tenté d’en apporter une. Le journaliste a ensuite avancé qu’un plan ambitieux de construction de logements sociaux serait en revanche susceptible d’aider les classes populaires. Envisageait-elle une telle mesure ? Theresa May n’a de nouveau pas répondu. Elle s’est contentée de changer de sujet.

Son devoir, renforcé par sa foi, est d’empêcher la destruction de son pays.

Elle a souvent dit que la principale raison de son entrée en politique était de  » corriger les injustices « . Personne ne lui a jamais demandé ce qu’elle entendait par  » injustice  » ni ce qui différenciait une société juste d’une autre injuste. Le ferait-on, je pense qu’elle aurait les plus grandes difficultés à répondre.

Pas seulement parce qu’il est difficile pour tout le monde, même pour un spécialiste de philosophie politique, de résumer en une phrase la nature de la justice politique. Mais parce qu’elle n’a pas non plus de vision étayée sur le sujet. Elle pourrait à la rigueur énoncer les banalités qui mettent tout le monde d’accord : il est injuste que certaines personnes aient les moyens de s’épanouir et d’autres non ; puis ajouter qu’elle aimerait parvenir à une société où tout le monde serait en capacité d’accomplir son potentiel. Ce genre de propos ne précise en rien la notion de justice sociale, pas plus qu’il n’évoque une vision politique distinguant les conservateurs des socialistes. Mais c’est à peu près tout ce qu’on peut tirer d’elle sur le sujet.

Son flou idéologique n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Cela la rend pragmatique et souple, sans dogmatisme, et encline à adapter les politiques publiques aux circonstances, vertus qui faisaient défaut à Margaret Thatcher, du moins à la fin de son mandat. Theresa May cherche ce qui peut marcher et non ce qui conviendrait à un ensemble d’idées préconçues. Cela explique aussi ses célèbres volte-face et l’abandon de projets de loi notoirement impopulaires. L’exemple le plus récent d’une longue liste n’étant autre que sa décision de renégocier l’accord de Brexit avec l’UE, tentative dont elle soulignait encore l’inutilité il y a quelques semaines, cette entreprise étant vouée, disait-elle, à l’échec.

Réticente au débat d'idées, elle ne comprend pas la violence liée à la sortie de l'UE. Ici, des brexiters, le 17 janvier dernier.
Réticente au débat d’idées, elle ne comprend pas la violence liée à la sortie de l’UE. Ici, des brexiters, le 17 janvier dernier.© S. DAWSON/REUTERS

Épisode 5

Où l’on apprend pourquoi elle croit être la seule capable de sortir le Royaume-Uni de l’embrouillamini du Brexit

La réticence de Theresa May à participer aux débats d’idées, son incompréhension des questions de philosophie politique et son manque d’intérêt pour elles font qu’elle ne comprend pas vraiment pourquoi le Brexit déclenche des réactions si violentes chez de nombreux Britanniques. Elle est par instinct favorable au maintien du royaume dans l’UE principalement parce que c’est le statu quo qui règne depuis cinquante ans. Elle est également très influencée par les arguments financiers qui poussent au maintien :  » Il y a des avantages économiques certains à notre adhésion à l’UE, disait-elle à la veille du référendum de 2016. Beaucoup investissent au Royaume-Uni parce que c’est en Europe.  »

Mais elle n’est pas non plus particulièrement attachée à l’idée que le pays reste dans l’UE. Elle n’en fait pas une question de principe. Après que les Britanniques ont voté en faveur du retrait, elle s’est en effet engagée catégoriquement à ce que le pays quitte l’UE aux conditions lui permettant de  » reprendre le contrôle  » de sa souveraineté,  » le droit européen devant cesser de s’appliquer au Royaume-Uni « .

Mais l’accord de retrait qu’elle a conclu avec l’UE maintient de fait le Royaume-Uni sous le régime du droit communautaire. A l’évidence, Theresa May n’a pas vu et ne voit pas où est le problème. Or, cela en pose un aux élus et aux électeurs qui ont la conviction que leur pays doit s’en aller : pour eux, l’application du droit communautaire est un affront à la démocratie nationale.

Leur hostilité s’est cristallisée sur le backstop, cette clause qui garantit la libre circulation des biens et des personnes entre l’Irlande du Nord (qui fait partie du Royaume-Uni) et la République d’Irlande (qui n’en fait pas partie) après le retrait du royaume de l’UE. A l’heure actuelle, ce  » filet de sécurité  » suppose en réalité que le Royaume-Uni reste membre de l’union douanière européenne, et par conséquent soumis au droit européen, jusqu’à ce que toutes les relations commerciales aient été renégociées et actées. Comme personne n’a la moindre idée du temps que cela prendra (ce sera aux responsables européens d’en décider), le backstop soumet le Royaume-Uni au droit communautaire pour une durée indéterminée.

Autrement dit, l’accord de Theresa May viole le principe politique fondamental auquel les brexiters sont farouchement attachés, à savoir que les individus qui forment une nation ne devraient obéir qu’aux seules lois qu’ils ont eux-mêmes établies par le truchement de leurs représentants. Ce principe, rappellent les élus pro-Brexit, est au coeur de la démocratie. Or, la manière dont l’UE légifère et applique ses textes à chaque Etat membre viole ce principe : c’est la Commission européenne qui fait le droit communautaire, disent-ils, et pas les électeurs des Etats membres ; ceux-ci n’ont pas voix au chapitre. A leurs yeux, aucune des 19 000 directives et règlements adoptés par le Royaume-Uni depuis son adhésion à l’UE, en 1973, n’a été approuvée par le peuple britannique. C’est la raison pour laquelle le Royaume-Uni ne doit plus être un  » Etat vassal  » de l’UE, concluent-ils : nous devons  » reprendre le contrôle  » de notre souveraineté en établissant nous-mêmes nos propres lois, et ne pas laisser aux fonctionnaires européens le soin de le faire pour nous.

Certes, répondent les fonctionnaires européens, mais dans ce cas le Royaume-Uni ne peut profiter d’aucun des avantages attachés à l’adhésion à l’UE. L’intégrité juridique de l’UE doit être préservée. Si une nation souhaite bénéficier de l’accès au marché unique, elle doit se conformer à ses lois. Elle doit donc reconnaître le droit communautaire et s’y soumettre. Il s’agit d’un principe fondamental de justice non négociable.

Résultat ? L’impasse. Une impasse qu’on pourrait qualifier de conflit tragique entre les tenants de la démocratie et ceux de la justice. Ou entre deux groupes qui ne sacrifient qu’à leur idéologie butée. Quoi qu’il en soit, c’est le conflit que Theresa May doit résoudre.

Son problème de fond est qu’un tel conflit ne peut être résolu rationnellement. Il s’agit en effet d’un choc de valeurs fondamentales et, comme tous les chocs de cette nature, il ne peut être surmonté par des arguments de la raison. Il ne peut être que mis sous le tapis, ou éteint parce que l’une des parties aura été contrainte à la capitulation.

Le caractère irréductible du conflit n’est pas propre au débat sur le Brexit entre l’UE et le Royaume-Uni. Il s’applique aussi au débat au sein du royaume : les allégeances en faveur ou contre le Brexit y sont si profondément ancrées qu’elles menacent de détruire le consensus essentiel à la viabilité du système politique britannique. Ce consensus est fondé sur la conviction partagée que les résultats des élections confèrent la légitimité d’appliquer un programme politique au parti qui les remporte, même si individuellement, en tant qu’électeur britannique, on y est farouchement opposé.

Les plus extrémistes des pro- et des anti-Brexit (ils sont nombreux) rejettent cette idée. Puisque le résultat des urnes n’est pas conforme à leurs convictions, ils en dénient la légitimité. C’est pourquoi Theresa May a raison quand elle dit qu’un second référendum ne résoudrait rien. Il ne ferait qu’entretenir l’aigreur qui entoure le débat, tout en sapant davantage le rôle du Parlement en tant que source de la souveraineté nationale.

La Première ministre semble croire qu’à force de se taper la tête contre le mur des négociateurs européens, d’une part, et celui des élus pro-Brexit à la Chambre des communes, d’autre part, elle finira par obtenir un compromis acceptable pour les deux côtés. Pour l’instant, rien n’est venu étayer cette croyance. Mais il se pourrait qu’elle finisse par avoir raison : il se peut que le refus d’admettre la défaite quand elle vous saute aux yeux débouche sur un résultat hors de la portée de quelqu’un qui aurait apprécié à sa juste mesure le caractère désespéré de la situation.

Et dans ce contexte  » kafkaïen « , pourquoi Theresa May s’accroche-t-elle encore à une fonction qu’elle n’apprécie pas et qui ne lui vaut qu’humiliation après humiliation ? Il y a là plus que de l’entêtement. C’est qu’elle croit devoir empêcher, à tout prix, une scission du Parti conservateur à propos du Brexit, qui aurait pour conséquence, à coup sûr, la victoire du chef du Parti travailliste aux prochaines élections.

Elle pense qu’une victoire de Jeremy Corbyn entraînerait la ruine du Royaume-Uni, une ruine bien plus profonde que les quelques dommages économiques provoqués par un Brexit brutal. Elle ne veut pas être responsable de la destruction de son propre pays. Il est de son devoir de l’empêcher. Et son sens du devoir, renforcé par sa foi chrétienne, est inébranlable.

Son extraordinaire capacité d’aller de l’avant en dépit des oppositions est l’unique chance de la Première ministre d’obtenir un accord de sortie de l’UE. Ses chances de réussir sont infimes. Mais, si elle n’était pas aussi obstinée, il n’y en aurait probablement aucune.

Il n’est pas impossible que nous finissions par être tous reconnaissants envers Theresa May pour son entêtement irrationnel.

Par Alasdair Palmer.

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