La violence d’extrême droite en Allemagne, une histoire longue
La tuerie de Hanau ravive la peur du terrorisme d’extrême droite. Un phénomène typiquement allemand, renforcé par le conspirationnisme mondialisé.
La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas scellé la fin du terrorisme d’extrême droite en Allemagne. Il n’est plus le fait d’un régime criminel mais d’individus ou de groupuscules aux idées similaires, l’idée de la supériorité du peuple » blanc » (aryen), face à des ennemis menaçant leur » espace vital « . L’expédition meurtrière (neuf morts) de Tobias R. dans des bars à chicha de Hanau (Hesse), le 19 février, s’inscrit ainsi dans une longue série d’attentats à connotation néonazie ou raciste.
Pour l’historien Georgi Verbeeck (KULeuven, université de Maastricht), » il y a toujours eu un terrain fertile en Allemagne pour la violence d’extrême droite. Des groupes existent en République fédérale depuis les années 1950. Les éléments les plus radicaux sont parfois à l’origine de violences terroristes comme l’attentat de Munich « . Le 26 septembre 1980, Gundolf Köhler s’y fait exploser en pleine Oktoberfest, provoquant la mort de treize personnes et plus de deux cents blessés. L’enquête conclut au » loup solitaire « , malgré ses liens avérés avec un groupe néonazi. La justice allemande a rejeté toutes les demandes de réouverture de l’enquête.
Dans le courant des années 1990, une série d’attaques visent des gastarbeiders (travailleurs invités), dont la plus meurtrière se déroule à Solingen (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), de sinistre mémoire : cinq fillettes et femmes turques périssent dans les flammes de leur maison. Les quatre jeunes néonazis qui y ont bouté le feu sont condamnés à des peines de dix et quinze ans de prison.
Pendant longtemps, le mystère plane sur les neuf assassinats de petits commerçants d’origine étrangère, un Grec et huit Turcs ou Turco-Allemands, entre 2000 et 2006, en divers endroits du pays. Malgré tous les moyens mis en oeuvre, la police ne réussit pas à faire le lien entre ces crimes, privilégiant la piste de règlements de compte intercommunautaires. La vérité n’apparaît qu’en 2011, après la découverte de plusieurs DVD de revendication dans un appartement volontairement incendié, à Zwickau (Saxe), et la reddition de la survivante du trio meurtrier, Beate Zschäpe, ses deux complices s’étant suicidés. Le groupe terroriste appartenait à un mouvement néonazi hostile aux étrangers : le Nationalsozialistischer Untergrund (NSU) ou nazisme souterrain. Beate Zschäpe a été condamnée à la perpétuité en 2018.
La crise des réfugiés de 2015 n’est pas en soi le catalyseur de la violence d’extrême droite. » Georgi Verbeeck, KULeuven
A cette époque-là, les services de sécurité allemands sont critiqués pour leur aveuglement, accusés d’entretenir des » taupes » en leur sein et d’avoir détruit plus de 300 dossiers relatifs à l’extrême droite. » Tout au long du XXe siècle, observe Georgi Verbeeck, l’Allemagne a connu un radicalisme politique, de gauche comme de droite, qui s’est parfois exprimé très violemment. En général, la politique, la police et la justice arrivent à garder ces phénomènes sous contrôle, mais cela ne marche pas toujours. Les services de renseignement en Allemagne fonctionnent plutôt bien, mais il n’y a pas grand-chose à faire contre des »loups solitaires ». Dans le passé, l’accent a été mis sur l’extrémisme de gauche et, ces dernières années, sur l’extrémisme islamique. Les services de renseignement ont souvent été accusés de négliger quelque peu les dangers posés par l’extrême droite… » Or, la violence raciste n’est pas l’apanage des groupes organisés. » Depuis les années 1990, on voit qu’elle n’est pas nécessairement liée à un mouvement politique, mais qu’elle peut surgir de la société. »
Le tournant de 2015
En 2015, alors que l’Allemagne accueille 1,2 million de réfugiés, les autorités expriment leur crainte d’assister à une résurgence du terrorisme d’extrême droite. Des événements comme les agressions sexuelles du réveillon de Nouvel An 2016 à Cologne, que la maire a tenté maladroitement d’étouffer, ou l’attentat islamiste au camion-bélier sur un marché de Noël à Berlin (douze morts et plus de cinquante blessés), un an plus tard, alimentent la polarisation de la société allemande, pourtant très attentive à ne pas retomber dans ses vieux démons. Les faits vont assez vite confirmer ces inquiétudes.
Le 22 juillet 2016, un jeune homme germano-iranien, patient psychiatrique et fasciné par Anders Behring Breivik, le responsable du massacre d’Utoya en Norvège (à l’été 2011), tue neuf personnes dans un centre commercial de Munich, avant de retourner son arme contre lui. Le 26 septembre 2016, à Dresde (Saxe), Nino Köhler, un extrémiste de droite, pose deux bombes artisanales, sans faire de victimes, l’une devant un centre de congrès, l’autre à l’entrée d’une mosquée. Il écope de dix ans de prison.
Le 1er octobre 2018, la police démantèle le groupuscule néonazi Revolution Chemnitz, du nom de la ville de Saxe où a eu lieu une » chasse à l’étranger » après le meurtre d’un Allemand par deux réfugiés. Les sept membres de Revolution Chemnitz, des hooligans et skinheads néonazis locaux, envisageaient de s’en prendre à l’arme semi-automatique à des étrangers, journalistes et politiques.
Nouvelle escalade, le 2 juin 2019, et premier assassinat politique : Stephen Ernst abat d’une balle dans la tête Walter Lübcke, préfet de la ville de Cassel (Hesse) et soutien fervent de la politique d’accueil des réfugiés de la chancelière Angela Merckel (CDU). Le néonazi avait été condamné plusieurs fois, notamment pour sa participation, en 1993, à l’attaque d’un foyer de réfugiés. Membre jusqu’en 2004 du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), qui se présente régulièrement aux élections, il avait disparu des écrans policiers, ce qui suscite une nouvelle polémique dans le pays. A quoi s’ajoute celle sur les appels à tuer le préfet Lübcke qui avaient proliféré impunément sur les réseaux sociaux avant son assassinat.
Et ce n’est pas fini. Le 9 octobre 2019, frustré de ne pas avoir réussi à entrer dans une synagogue fortifiée de Halle-sur-Saale (Saxe-Anhalt), le suprématiste blanc Stephan Balliet, tue au hasard une passante et le client d’un kebab. Le 14 février 2020, la police procède à l’arrestation dans six Länder de douze suspects qui se préparaient activement à commettre des attentats contre des mosquées, dans l’espoir de déclencher » une guerre civile « .
Depuis 2015, la tension n’est donc pas retombée, sur fond de mobilisation contre l’islam (le mouvement d’extrême droite Pegida est né en 2014) et de poussée électorale du parti Alternative für Deutschland (AfD), créé en 2013 sur une base nationaliste et eurosceptique, mais lui aussi considéré aujourd’hui comme d’extrême droite. Selon Georgi Verbeeck, » la crise des réfugiés de 2015 n’est pas en soi le catalyseur de la violence d’extrême droite, qui existe depuis longtemps, mais bien du populisme radical de droite qui se manifeste pour la première fois en tant que parti politique » (avec l’AfD).
Un grand récit mondial
Les succès électoraux de l’AfD menacent le parti chrétien-démocrate CDU, jusqu’alors pivot de la scène politique allemande et européenne. L’épisode thuringien du 5 février – la désignation du ministre-président du Land grâce aux voix de l’extrême droite, ensuite annulée – a montré qu’une partie des troupes d’Angela Merckel était prête à s’allier avec l’Alternative für Deutschland. » Quiconque chez nous aurait le sentiment, après l’attaque de Hanau, qu’il faut affaiblir ou supprimer le mur pare-feu qui nous sépare de l’AfD, se place hors du parti « , a prévenu dernièrement la présidente démissionnaire de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer.
Retour à l’auteur des deux fusillades dans les bars à chicha de Hanau, suicidé à son domicile après avoir tué sa mère. Un inconnu pour les services de police. Selon sa lettre de revendication, il était imbibé d’idées racistes, misogynes, complotistes et paranoïaques (il se croyait surveillé depuis l’enfance). Il prônait ainsi l’anéantissement d’au moins vingt-quatre pays. Après cet épisode dramatique, la scène extrémiste allemande donne l’impression d’un éparpillement entre groupuscules violents aux dénominations martiales et » loups solitaires » tout aussi violents et mentalement déséquilibrés.
» Il existe à la fois des réseaux – la NSU par exemple – et des actes de violence individuels, explique Georgi Verbeeck. Mais, en fait, cette distinction est hors de propos quand on parle de terrorisme. Peu importe que la violence provienne d’individus ou de groupes. Ce qui distingue le terrorisme de la violence dite normale, c’est sa motivation politique. » Nostalgie du nazisme, peur du » grand remplacement « , théories conspirationnistes, misogynes et fatalement antisémites… Le logiciel politique évolue. » Traditionnellement, l’extrême droite en Allemagne est surtout inspirée par un effort de réhabilitation du national-socialisme et du régime hitlérien. Elle est donc toujours radicalement nationaliste et perpétue des traditions typiquement allemandes. Ces dernières années, cependant, nous avons assisté à un changement qualitatif, sous l’influence d’Internet et des médias sociaux. L’extrême droite s’internationalise et propage des »thèmes mondiaux » qui incitent les extrémistes de droite à la violence ailleurs dans le monde : Anders Breivik en Norvège, Christchurch en Australie, les suprémacistes blancs aux Etats-Unis. Ce qui s’est passé à Hanau, à mon avis, est moins le résultat d’un problème typiquement allemand que la manifestation d’un phénomène mondial « , conclut le professeur Verbeeck.
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