© NADIA DIZ GRANA

« La convergence des luttes doit s’attaquer à tous les systèmes d’oppression »

Mode de combat féministe qui part du principe que tous les pouvoirs oppressifs sont liés, l’intersectionnalité est plébiscitée et controversée. Pour Emilia Roig, directrice du Center for Intersectional Justice de Berlin, qui la défend, elle vise à « s’attaquer aux inégalités au sein des inégalités ».

La déclaration de politique générale francophone de la Région de Bruxelles-Capitale veut promouvoir la  » logique intersectionnelle  » dans la lutte contre les discriminations. D’où vient ce concept ?

Des féministes noires, dont Kimberlé Crenshaw, ont inventé ce concept, en 1989, pour dénoncer le manque de visibilité des femmes noires au sein du mouvement féministe, principalement blanc. Depuis, il a eu un retentissement très important dans le monde entier. Il permet de voir que la discrimination passe par de multiples axes : le genre, la race, la classe sociale, l’âge, le handicap, etc. L’intersectionnalité, c’est combattre les discriminations au sein des discriminations, rendre les minorités visibles au sein des minorités, s’attaquer aux inégalités au sein des inégalités.

Au nom de ce mouvement, certain( e)s se qualifient de  » racisé(e)s  » ou rejettent la présence des  » blanc(he)s  » dans certaines réunions, alors que la notion de race n’a pas de fondement biologique et encore moins moral. N’est-ce pas un retour en arrière ?

Ça dépend de quel point de vue on se place. Les hommes blancs se retrouvent très souvent entre eux, sans qu’on trouve à y redire. A un certain moment et pour certaines personnes, la non-mixité peut avoir des effets positifs. D’autres vont se sentir attaqués, parce qu’ils perdent le privilège d’avoir toujours leur place partout. Effectivement, la race n’a pas de fondement biologique, mais elle continue de produire des effets tangibles dans la vie de tous les jours. Cependant, la non-mixité n’a pas vocation à se perpétuer ad vitam æternam. Elle représente un moment, une phase ponctuelle dans un long processus de prise de conscience.

La convergence des luttes intersectionnelles permet-elle de déterminer à l’avance quelle victime a la prééminence sur l’autre ?

Il n’y a pas de hiérarchie des victimes. La convergence des luttes doit s’attaquer aux systèmes d’oppression qui produisent nos identités, que ce soit le capitalisme, le patriarcat ou le racisme, car tous les systèmes d’oppression sont liés.

N’y a-t-il pas là le germe d’un complotisme ?

Pour qu’il y ait un complot, il faut qu’il y ait des comploteurs, des personnes qui manipulent. Or, il n’est pas possible de définir clairement qui tire les ficelles des systèmes d’oppression, puisqu’ils sont omniprésents et maintenus en place par beaucoup d’entre nous, sans même que nous en ayons conscience.

Certaines catégories de personnes sont pointées par les militant(e)s intersectionnel(le)s sous le terme générique de  » féministe blanche  » ou d' » homme blanc de 50 ans « . Ces dénominations ne conduisent-elles pas à essentialiser l’adversaire ?

Totalement ! C’est une stratégie. Il faut rendre visibles les catégories invisibles qui nous ont été présentées comme universelles. Nommer le pouvoir, concrètement, le patriarcat et la suprématie blanche a une valeur pédagogique. Mais il ne s’agit pas de reproduire les mêmes logiques de domination que nous souhaitons combattre.

Emilia Roig, fondatrice du Center for Intersectional Justice (CIJ) à Berlin, financé par l'Open Society Foundation et la Guerrilla Foundation.
Emilia Roig, fondatrice du Center for Intersectional Justice (CIJ) à Berlin, financé par l’Open Society Foundation et la Guerrilla Foundation.© DR

Le métissage des cultures n’est pas bien vu. On parle alors d’appropriation culturelle…

Il y a une énorme incompréhension à propos de l’appropriation culturelle, qu’il ne faut pas confondre avec l’appréciation culturelle et le métissage, même si la notion de métissage peut être, elle aussi, problématique. Il y a appropriation quand on construit une culture comme inférieure et qu’on la traite comme un produit de consommation, en faisant complètement abstraction de son histoire et de l’oppression qui y est rattachée.

En France, les néoféministes ou féministes intersectionnelles n’ont pas pris la défense de la jeune Mila, menacée de mort pour avoir proclamé en termes crus ce qu’elle pensait de l’islam. L’indignation à géométrie variable n’est-elle pas une faille du raisonnement ?

On ne peut pas dire que toutes les féministes intersectionnelles n’ont pas pris sa défense. Si certaines ne se sont pas positionnées, c’est effectivement une maladresse, mais cela ne remet pas en cause le concept d’intersectionnalité tout entier. Cette faille doit être mise en relation avec les discours médiatiques et les récupérations de l’extrême droite, qui considère les hommes arabes et noirs comme des prédateurs sexuels en puissance.

La logique intersectionnelle aurait une portée révolutionnaire. En quoi cela se vérifie-t-il sur le terrain ?

Ce concept rend visible ce qui a été invisibilisé par les discours universalistes. Cela a eu beaucoup d’effet dans le domaine du militantisme : beaucoup s’y sont retrouvés. Après, il peut y avoir une mauvaise interprétation, qui conduit à se focaliser sur les individus et les identités, et pas assez sur les systèmes. L’intersectionnalité se joue à un niveau beaucoup plus profond. La révolution, c’est de redéfinir comment les rapports sociaux s’organisent. Tant qu’on n’a pas déconstruit, on ne peut pas reconstruire.

« Ce type d’antiracisme nourrit les dérives identitaires d’un côté comme de l’autre »

Pour Karan Mersch, contributeur au think tank français Aurore (1), l’intersectionnalité repose sur des bases fragiles.

Comment expliquez-vous le succès de l’intersectionnalité auprès des jeunes et dans le monde académique ?

L’intersectionnalité peut être un objet d’étude légitime et intéressant. Ce qui pose problème, c’est l’usage qui en est souvent fait pour aller bien plus loin que la simple étude de l’entrecroisement des discriminations sur certains individus. L’abondance des concepts apporte la satisfaction d’avoir réponse à tout, alors que l’édifice n’est pas si solide que ça. L’intersectionnalité est souvent présentée comme une convergence des luttes, mais une intersection n’est pas une addition : c’est la réduction aux parties communes. Une certaine solidarité n’implique pas forcément que l’intersection devienne le modèle du tout. Beaucoup de choses nécessiteraient d’être déconstruites et analysées de façon dépassionnée.

L’universalisme est brocardé par le mouvement intersectionnel, mais il peine à faire entendre sa propre voix…

Le simple attrait de la nouveauté ne suffit pas à expliquer une présentation aussi déformée de l’universalisme. Sous des habits neufs, de vieux courants antiuniversalistes se servent d’un champ d’étude respectable pour un usage politique qui est loin d’être neutre. Par exemple, je ne suis pas surpris de voir qu’une monarchie absolue de droit divin, le Qatar, soit derrière la chaîne AJ+, qui présente des formats très séduisants en langue française pour faire la promotion de l’intersectionnalité et de la critique du  » féminisme blanc  » auprès de notre jeunesse.

Une certaine conception de l’antiracisme passe avant le féminisme.

La parole de la personne discriminée est plus  » légitime  » que toute autre. D’accord ?

Les personnes discriminées ont effectivement une plus grande autorité quant au témoignage, mais cela doit être distingué du domaine de la réflexion.Il s’agit de se battre pour que les personnes discriminées aient voix au chapitre, comme les autres. Il serait insultant de penser qu’elles auraient besoin de tirer leur autorité d’autre chose que de leurs qualités intellectuelles…

Est-il exact que l’intersectionnalité ne fait pas de distinction entre les victimes ?

Dans l’intersection, des priorités sont opérées, mais sans être clairement dites. Ainsi, il ne faudrait pas parler du harcèlement de rue, censé viser des hommes eux-mêmes victimes de racisme, mais mettre plutôt l’accent sur le harcèlement au travail qui, lui, concernerait des hommes riches et blancs… Ce n’est pas l’intérêt des femmes qui est mis en avant, mais une certaine conception de l’antiracisme qui passe avant le féminisme. On dit comprendre qu’une femme victime de violence sexuelle ne porte pas plainte, si l’agresseur fait partie de sa communauté, pour ne pas favoriser le racisme que subit cette même communauté. En revanche, on n’entend jamais dire que les propos racistes d’une femme ne devraient pas être dénoncés afin de ne pas encourager le sexisme. Le raisonnement qui précède n’est pas moins aberrant.

Les débats sont particulièrement vifs au sein du mouvement féministe, notamment à propos du voile islamique, entre les intersectionnelles et les autres….

Le féminisme universaliste suit l’esprit des Lumières. Il ne s’agit pas de dire que toute tradition est forcément mauvaise, mais de pouvoir y porter un regard critique. Or, cela n’est plus possible sans déchaîner de folles passions. Lorsque des féministes universalistes critiquent l’injonction faite aux femmes d’être pudiques et qu’elles y voient la trace d’un patriarcat à l’oeuvre dans bien d’autres domaines que l’islam politique, elles se font automatiquement traiter de racistes ou de féministes blanches… La religion n’est pas un domaine qui doit se soustraire à la vigilance féministe. Par contre, si une femme voilée se fait agresser, la critique possible du symbole qu’est le voile ne légitime en aucun cas un déversement de haine raciste ou sexiste.

Cette nouvelle grille de lecture valorise les effets de  » race « . N’est-ce pas un retour en arrière ?

Sous prétexte de constructions sociologiques, les couleurs redeviennent une obsession. La  » blanchité  » d’un discours est dénoncée, la  » sensibilité blanche  » est moquée. Ce type d’antiracisme nourrit les dérives identitaires d’un côté comme de l’autre. On peut traiter intelligemment du racisme en prenant en considération des relations de minorité, ainsi que l’impact des conditions socio-économiques, sans avoir besoin d’attribuer des caractéristiques essentialisantes aux couleurs de peau.

Les débats intersectionnels se caractérisent par une certaine rigidité, voire agressivité envers les contradicteurs désignés comme appartenant au  » système « . Est-ce le propre d’un mouvement à ses débuts ?

L’universalisme est ramené au rang de serviteur d’un  » système  » décrit par certains comme postcolonial. Dans la plupart des discours féministes intersectionnels, la vision du racisme systémique tend à devenir monosystémique. Cela manque terriblement de subtilité. Il est dommage que de vraies bonnes volontés se retrouvent embrigadées dans ce système idéologique très discutable.

(1) Les textes de Karan Mersch ont été publiés par le think tank Aurore, qui se définit comme indépendant, républicain et progressiste.

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