Des demandeurs d'asile venus d'Istanbul et d'autres villes turques attendent au point de passage frontalier d'Edirne. © GOKHAN BALCI/GETTY IMAGES

L’Europe forteresse version 2020 : comment concilier protection des frontières et tradition de terre d’accueil ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Cinq ans après la « crise des réfugiés » qui avait divisé l’Europe, les Vingt-Sept sont cette fois tous d’accord pour empêcher une nouvelle vague migratoire.

Ne pas céder au chantage migratoire de Recep Tayyip Erdogan, tout en relançant le dialogue avec le président turc pour trouver une sortie de crise : les dirigeants de l’Union européenne ont joué les équilibristes depuis la décision turque du 28 février dernier de laisser les réfugiés Syriens et autres affluer aux frontières de l’Europe. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a répété cette semaine ce que le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell avait déjà martelé, le 6 mars, à Zagreb : les frontières de l’Union  » ne sont pas ouvertes « . Et Charles Michel, le président du Conseil, a exhorté Ankara à  » respecter les engagements  » issus de l’accord de mars 2016, qui prévoit le maintien des migrants en Turquie en échange d’une aide financière européenne (six milliards d’euros, dont 3,2 effectivement déboursés). Fermeté de ton, mais aussi souci de désescalade : Borrell et son homologue turc, Mevlut Cavusoglu, ont été chargés de  » clarifier la mise en oeuvre  » de cet accord, dont se plaint Erdogan.

Cinq ans après la  » crise des réfugiés « , qui avait profondément divisé l’Union, les Vingt-Sept sont, cette fois, tous d’accord pour éviter une nouvelle vague migratoire. Pas question que l’histoire se répète. Les drames humains survenus en 2015 en Méditerranée et autres routes de l’exil avaient suscité un élan de compassion en Europe. La diffusion, en septembre de cette année-là, de la photo du corps sans vie d’Aylan Kurdi, ce Syrien de 3 ans retrouvé sur une plage turque de Bodrum après le naufrage d’un bateau de migrants, avait ému le monde entier. Rien de comparable dans une Europe surtout préoccupée, aujourd’hui, par une autre crise, celle du coronavirus, et qui reste encore sous le choc des retombées politiques de l’arrivée de plus d’un million de réfugiés en 2015 : fractures entre les pays européens de l’Est et ceux du Sud, vagues populistes et poussées d’extrême droite qui ont fragilisé la démocratie dans toute l’Union.

Retombées de la crise de 2015

Ainsi, en Pologne, le parti conservateur nationaliste Droit et justice (PiS), arrivé au pouvoir en octobre 2015, a refusé d’accueillir des réfugiés, considérés comme une  » menace pour la sécurité  » du pays. En décembre 2017, en Autriche, la droite conservatrice de Sebastian Kurz, partisan d’une ligne dure sur l’immigration, s’allie à l’extrême droite nationaliste, coalition qui explosera dix-huit mois plus tard lorsque le leader du FPÖ et vice-chancelier est mis en cause dans une affaire de corruption. En 2018-2019, Matteo Salvini, leader de la Ligue et ministre de l’Intérieur, durcit de façon spectaculaire la politique d’immigration de son pays, l’Italie : abolition de la protection humanitaire apportée aux demandeurs d’asile, énormes amendes pour les bateaux de sauvetage d’ONG en Méditerranée, prison pour le capitaine en cas de résistance… En juillet 2019, Salvini, encore au pouvoir, interdit, pendant une semaine, qu’un navire fasse débarquer, dans un port italien, 116 migrants secourus au large de la Sicile, ce qui lui vaut, aujourd’hui, des poursuites pour séquestration de personnes.

Un geste : quelques pays européens seraient prêts à prendre en charge jusqu’à 1 500 enfants migrants.

L’Allemagne elle-même n’est pas sortie indemne de la  » crise des réfugiés « . Angela Merkel s’était distinguée en 2015 en prônant l’ouverture des frontières aux réfugiés. Son pays a accueilli près de 900 000 demandeurs d’asile venus du Proche-Orient via la route des Balkans. Mais les pays d’Europe de l’Est, situés en première ligne, ont accusé la chancelière d’avoir créé un appel d’air. Plusieurs d’entre eux, la Hongrie en tête, ont érigé des barrières pour empêcher le passage des migrants. Même si, depuis lors, bon nombre de réfugiés ont trouvé un emploi ou décroché une formation en Allemagne, la décision d’Angela Merkel de ne pas fermer les frontières de son pays en 2015-2016 l’a affaiblie politiquement et a dopé Alternative pour l’Allemagne (AfD), l’extrême droite allemande, devenue, en septembre 2017, la troisième formation politique du pays avec 12,64 % des suffrages et 93 députés au Bundestag.

Un geste, tout de même

La chancelière est donc condamnée à adopter, dans la crise actuelle, une position plus ferme. Elle laisse même le devant de la scène au ministre de l’Intérieur, le conservateur bavarois Horst Seehofer (CSU), sa bête noire. En 2015, l’ex-ministre-président du Land de Bavière avait critiqué rudement la politique d’accueil d’Angela Merkel et s’est, en tant que ministre, heurté à plusieurs reprises à la chancelière sur les questions migratoires. Un geste humanitaire tout de même ces jours-ci : le gouvernement allemand – conservateurs et sociaux-démocrates – a fait savoir qu’une coalition de pays  » volontaires  » de l’Union – Allemagne, France, Portugal, Finlande, Luxembourg – sont disposés à prendre en charge jusqu’à 1 500 enfants migrants malades ou non accompagnés, actuellement bloqués à Lesbos et sur d’autres îles grecques. Les partis de gauche en Allemagne font pression pour qu’une aide soit apportée à ces enfants et des maires de grandes villes allemandes ont fait savoir qu’ils étaient prêts à accueillir les orphelins des camps de réfugiés grecs. Mais des voix, parmi les responsables du parti conservateur, ont exprimé leur scepticisme, redoutant de  » créer de faux espoirs  » parmi les migrants.

La priorité actuelle, pour l’Union européenne, est d’aider la Grèce – l' » aspida (bouclier) de l’Europe « , comme l’a qualifiée la présidente de la Commission, usant d’une rhétorique de guerre maladroite – à faire face à l’afflux de migrants à ses frontières avec la Turquie. D’où la décision de mettre 700 millions d’euros à la disposition d’Athènes, dont 350 débloqués immédiatement. D’où, aussi, une intervention rapide de l’agence européenne Frontex : une centaine de gardes-frontières sont envoyés sur place, en renfort des 530 déjà présents, avec sept navires, deux hélicoptères, un avion, trois véhicules à vision thermique… De même, 160 experts doivent être déployés en Grèce pour renforcer le Bureau européen d’appui en matière d’asile. Reste, surtout, à mettre en place une politique migratoire commune, qui organise une juste répartition des demandeurs d’asile. La législation européenne en matière d’asile doit être revue. Un dossier explosif, car la question migratoire est depuis cinq ans un sujet tabou au sein de l’Union.

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