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L’Espagne, l’autre route des migrants

Le Vif

Depuis le début de l’année, 27 000 migrants sont entrés en Espagne par la mer, plus du double qu’en 2017 pendant la même période. L’Espagne est devenue leur première porte d’entrée en Europe. Avec sérénité, pour le moment.

Dans le détroit de Gibraltar, quand souffle le levant, ce vent humide venu de l’est, les habitués savent que les bateaux de migrants sont rares. Trop dangereux. Sur la mer parfois houleuse, les embarcations risquent d’être déportées vers l’océan Atlantique. Pour prendre le large, les candidats à l’exil attendent le retour du ponant, le vent d’ouest, dans l’espoir que les vagues les pousseront vers les côtes espagnoles.

Ces derniers mois, les arrivées de migrants sur le littoral andalou en provenance du Maroc sont à la hausse. Depuis le début de l’année, 27 000 migrants sont entrés en Espagne par la mer, plus du double qu’en 2017 pendant la même période. La Péninsule est désormais leur première porte d’entrée en Europe devant l’Italie.  » Nous avons alerté depuis longtemps les autorités espagnoles « , rappelle Maria Jesus Vega, du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). En 2017, déjà, environ 22 000 personnes sont arrivées ici par voie maritime, contre 8 000 l’année précédente.

L'Espagne, l'autre route des migrants
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Dans les locaux de l’association humanitaire Tartessos, au fond d’une cour ombragée, à Cadix, Branly, natif du Congo-Kinshasa, et Abdelkader, un Togolais, racontent leur traversée, trois jours plus tôt. Tous deux semblent épuisés. A la tombée de la nuit, ils sont montés dans le même Zodiac, près de Tanger. Cap sur Tarifa, pointe à l’extrême sud de l’Europe continentale. Ils étaient 45, entassés dans un bateau en plastique, dont dix femmes et deux bébés.  » Dès le départ, la mer était agitée, raconte Abdelkader. Le passeur avait parlé d’une traversée de cinq heures. Onze heures plus tard, les vagues étaient déchaînées, le rivage hors d’atteinte. Nous étions transis de peur et de froid. Heureusement, l’un d’entre nous avait le numéro d’une certaine Helena.  » Basée à Tanger, Helena Maleno, de l’ONG Caminando fronteras, sorte d’ange gardien du détroit, informe le quartier général de Salvamento maritimo, les secours maritimes espagnols, de la présence d’embarcations en danger.

Avec le système intégré de surveillance extérieure, la Guardia civil espagnole garde un oeil sur les mouvements de bateaux en provenance du Maroc.
Avec le système intégré de surveillance extérieure, la Guardia civil espagnole garde un oeil sur les mouvements de bateaux en provenance du Maroc.© GONZALO HOHR ZAMORA

Au début de l’été, nette hausse des arrivées

Pourquoi l’Espagne ? La fermeture des autres routes – celle de la Méditerranée orientale, via la Turquie et la Grèce, après l’accord signé en mars 2016 entre l’Union européenne et Ankara, puis celle de la Méditerranée centrale par l’Italie – conduit les candidats au départ à essayer une autre voie d’accès.  » En Afrique comme au Maroc, les causes de départ n’ont pas changé, explique Mehdi Lahlou, professeur à l’Institut national de statistique et d’économie appliquée, à Rabat. Mauvaise gouvernance, corruption, violence… Elles se sont même aggravées.  »

 » Au Maroc, les troubles sociaux dans plusieurs régions ont sans doute aussi éloigné une partie des forces de sécurité de la surveillance des côtes « , diagnostique de son côté Ignacio Cembrero, journaliste espagnol spécialiste du royaume chérifien.

Au siège de la Guardia civil à Algésiras, des agents surveillent sur leurs écrans les mouvements au large des bateaux. Une multitude de points verts et bleus constellent les écrans du système intégré de surveillance extérieure (Sive), des plaisanciers pour la plupart. Quand apparaît un point rouge au parcours inhabituel, il suffit de pointer le curseur sur lui pour que les radars et les caméras situées sur les montagnes alentour zooment sur l’embarcation.

En cas de besoin, les vedettes de la gendarmerie seront mobilisées, parfois pour intercepter une patera, un canot de migrants, souvent pour traquer des trafiquants de haschisch.  » 9 pateras sur 10 quittent le rivage marocain au large de Tanger, à l’ouest du détroit de Gibraltar « , moins surveillé, explique le sous-lieutenant Fuentes, l’oeil rivé sur son écran. De là, ils font appel à la sûreté maritime espagnole, autorisée, selon un accord entre les deux pays, à porter assistance dans les eaux marocaines.

Au début de l’été, lorsque les conditions météo favorables ont entraîné une nette hausse des arrivées, l’Etat a semblé dépassé. Les communes du littoral ont improvisé, au mieux de leurs moyens : Algésiras, Barbate, Los Barrios, Tarifa ont ouvert des gymnases pour abriter les nouveaux venus.  » Sans le moindre ventilateur, la chaleur y était étouffante, témoigne Palma Cadela de Isla, avocate bénévole. On informait les migrants des démarches à suivre et on les dirigeait vers les associations les plus à même de leur venir en aide. La plupart des arrivants renoncent à demander l’asile pour des raisons politiques ou humanitaires, même quand c’est justifié : ils ne peuvent apporter des éléments de preuve des persécutions subies.  »

Parmi la population migrante, l'Espagne compte aujourd'hui 8 000 mineurs non accompagnés, dont 70 % de Marocains.
Parmi la population migrante, l’Espagne compte aujourd’hui 8 000 mineurs non accompagnés, dont 70 % de Marocains.© GONZALO HOHR ZAMORA

Après quelques semaines de pagaille, les autorités ont fermé les gymnases au début du mois d’août et installé deux centres d’accueil – l’un de 600 places sur le site d’un ancien chantier naval à San Roque, dans la baie d’Algésiras, l’autre de 700 lits, à Chiclana, près de Cadix, administré par la Croix-Rouge. Trop peu, trop tard… Faute de place, les migrants séjournent quelques jours dans les centres, guère plus. Et le rôle des ONG reste primordial.  » Hier, nous avons été sollicités pour aller chercher 14 jeunes au centre de Chiclana « , raconte Gabriel Delgado, prêtre chargé de la question migratoire au diocèse de Cadix et l’un des responsables de Tartessos.  » Ils restent ici le temps de souffler, de se retaper « , ajoute-t-il.

Les navires de sauvetage, ici le Luz de Mar, sont accueillis par des volontaires de la Croix-Rouge qui apportent aux migrants une première assistance.
Les navires de sauvetage, ici le Luz de Mar, sont accueillis par des volontaires de la Croix-Rouge qui apportent aux migrants une première assistance.© GONZALO HOHR ZAMORA

L’espoir d’une vie meilleure

Les locaux de l’association peuvent abriter 46 personnes, pas une de plus. Abdusalam, un Comorien âgé de 23 ans, a traversé le continent africain dans l’espoir d’une vie meilleure.  » Il n’y a pas de travail là-bas. Rien.  » Depuis quand est-il parti ?  » Je ne sais plus. Ma tête a explosé « , confie-t-il, l’air absent. Sa famille s’est cotisée pour lui permettre de rejoindre son frère à Marseille. Là,  » Inch’ Allah ! « , il trouvera du travail pour venir en aide à sa mère et à ses quatre soeurs, restées au pays.

Un peu plus loin, Abdelkader Djobo, 37 ans, a fui la dictature du tyran togolais Faure Gnassingbé. Il vient du nord du pays, réputé hostile au clan au pouvoir.  » J’ai passé deux ans en prison sans le moindre jugement.  » Escroqué au Mali par un passeur qui lui faisait miroiter un visa pour les Etats-Unis, il a tout perdu. En Mauritanie, il s’est fait embaucher sur le port de Nouakchott, le temps de gagner de quoi rejoindre le Maroc. Deux ans de travail sur des chantiers à Casablanca lui ont permis de réunir le pécule nécessaire à la traversée.  » 1 600 euros, lâche-t-il, quoique cela dépende de la négociation… Je n’ai plus un sou. J’ai des amis à Pampelune (Navarre) qui travaillent dans les champs. Je vais essayer de les rejoindre.  »

Le centre Tartessos, de l'association Cardijn, à Cadix, offre repos et conseils aux nouveaux arrivés, des Subsahariens pour la plupart.
Le centre Tartessos, de l’association Cardijn, à Cadix, offre repos et conseils aux nouveaux arrivés, des Subsahariens pour la plupart.© GONZALO HOHR ZAMORA

 » Tous ces malheureux viennent moins parce qu’ils sont attirés par l’Europe que parce qu’ils fuient leur pays « , constate Juan José Tellez, écrivain et journaliste de Cadix, spécialiste des migrations. La majorité des nouveaux venus proviennent d’Afrique subsaharienne. Moins de 15 % d’entre eux sont originaires du Maroc, parmi ceux arrivés cette année. En vertu d’un accord signé entre Madrid et Rabat, les Marocains interceptés sans papiers sont renvoyés sur-le-champ vers leur pays. Faute d’accords semblables, les expulsions vers la majorité des autres pays d’Afrique sont plus difficiles.  » Une fois qu’ils quittent les centres d’accueil provisoire, ils restent sans papiers. Ils n’en sont pas toujours conscients « , observe José Villahoz, président de l’association Algeciras Acoge ( » accueil « ).

Gabriel Delgado, prêtre et directeur d'une fondation qui porte secours aux migrants.
Gabriel Delgado, prêtre et directeur d’une fondation qui porte secours aux migrants.© GONZALO HOHR ZAMORA

Les mineurs non accompagnés font exception. Ils bénéficient de la protection de l’Etat. C’est pourquoi les bateaux de clandestins marocains ne transportent quasiment que des adolescents. L’Espagne compte aujourd’hui 8 000 mineurs migrants non accompagnés, dont 70 % de Marocains. Il y a quelques jours, Susana Diaz, la présidente de l’Andalousie, communauté autonome qui en héberge le tiers, s’est plainte du manque de solidarité des autres régions du pays.

A Madrid, depuis le début de l’été, le gouvernement du socialiste Pedro Sanchez tente de gérer la crise. Le jeune dirigeant espagnol est arrivé au pouvoir par surprise, le 1er juin, à l’issue d’une motion de censure déposée contre le gouvernement du Parti populaire de Mariano Rajoy, après un méga procès pour corruption.  » Cela explique son impréparation. D’autant que l’immigration ne figurait pas parmi les priorités de son prédécesseur « , souligne Elena Sanchez Montijano, spécialiste des migrations au Centre des affaires internationales de Barcelone (Cidob), un institut d’analyse.

Moins de deux semaines après sa prise de fonction, le chef du gouvernement a médiatisé l’accueil à Valence de 630 passagers, secourus par l’Aquarius au large de la Libye après le refus de plusieurs autres ports européens, pourtant plus proches. Puis, début août, Sanchez a donné son feu vert aux 87 migrants de l’Open Arms, à Algésiras, un port loin d’être le mieux placé pour ce navire également en provenance de Libye, ce qui a surpris les ONG comme les élus locaux. Ensuite, tandis que l’Aquarius était une nouvelle fois à la recherche d’un port où déposer 141 migrants supplémentaires, rescapés des eaux libyennes, Madrid est convenu avec l’UE d’accueillir 60 d’entre eux.  » Pedro Sanchez a pris la question au sérieux, juge Elena Sanchez Montijano. En témoigne la création d’un « commandement opérationnel unique » des forces de sécurité espagnoles, et la rencontre avec Angela Merkel dans la résidence officielle de Doñana, en Andalousie, en grande partie consacrée à cette question.  »

Maria Luisa Serrano, de Tarifeños solidarios. Elle collecte et distribue vêtements et linge de maison dans des locaux prêtés par la mairie de Tarifa.
Maria Luisa Serrano, de Tarifeños solidarios. Elle collecte et distribue vêtements et linge de maison dans des locaux prêtés par la mairie de Tarifa.© GONZALO HOHR ZAMORA

Une aide financière additionnelle au Maroc ?

Au terme de cette rencontre, les 11 et 12 août, les deux dirigeants ont promis de peser sur Bruxelles en faveur d’une aide financière additionnelle à Rabat pour contrôler ses frontières. Coïncidence ? La semaine passée, les ONG ont dénoncé des rafles de migrants subsahariens aux abords de Tanger, y compris parmi ceux régularisés ces dernières années dans le royaume. Plusieurs centaines d’entre eux auraient été débarqués en bus à Tiznit, à 800 kilomètres plus au sud.

Dans les rues d’Algésiras, de Tarifa ou de Cadix, malgré la poursuite des arrivées, les migrants sont à peine visibles. La plupart des candidats à l’exil ne restent pas en Andalousie, où le taux de chômage, à 23 %, accuse 8 points de plus que la moyenne nationale. Dès qu’ils le peuvent, ils se dirigent vers le nord et gagnent les grandes villes espagnoles ou d’autres pays européens.

L'Espagne, l'autre route des migrants

A la différence des locaux aménagés par les associations, les centres d’accueil de l’Etat et de la Croix-Rouge sont fermés aux médias. Le port de San Roque, où a accosté l’Open Arms, le 9 août, aussi. Une  » opacité  » qui agace journalistes et élus locaux. Le maire d’Algésiras, José Ignacio Landaluce (PP), reproche à Madrid de ne pas l’avoir consulté lors de l’accueil de l’Open Arms en Andalousie. Il dénonce aussi la focalisation des médias sur les navires des ONG, tandis que ceux des secours maritimes sont passés sous silence :  » A Algésiras, proteste- t-il, on a reçu 30 Aquarius en un mois.  »

A quelques mois d’élections régionales et européennes, Pedro Sanchez, à la tête d’un gouvernement minoritaire, sait que sa marge de manoeuvre est étroite. Les ONG lui reprochent de ne pas en faire assez. Mais la vague migratoire estivale a créé une surenchère à droite. Il y a une dizaine de jours, le groupuscule d’extrême droite Vox a organisé un rassemblement au coeur d’Algésiras, attirant quelque 200 personnes, afin de dénoncer l' » invasion programmée  » du pays. Le successeur de Mariano Rajoy à la tête du Parti populaire, Pablo Casado, au profil plus droitier que l’ancien dirigeant, se veut intransigeant :  » L’Espagne ne peut absorber les millions d’Africains qui veulent venir en Europe « , a-t-il proclamé, le 29 juillet dernier, lors d’un débat à Avila. De même, Albert Rivera, patron du parti libéral Ciudadanos, critique l' » angélisme  » du chef du gouvernement et dénonce, à l’instar des dirigeants de Vox et du PP, l' » appel d’air  » provoqué par l’accueil de l’Aquarius.

Les humanitaires, eux, fustigent cette instrumentalisation.  » Les politiques parlent d’arrivées massives et d’invasion, pointe Gabriel Delgado. Utiliser la peur pour en tirer des bénéfices électoraux, c’est immoral.  »

Abdelkader Djobo, 37 ans. Originaire du nord du Togo, il a fui la répression du régime de Faure Gnassingbé.
Abdelkader Djobo, 37 ans. Originaire du nord du Togo, il a fui la répression du régime de Faure Gnassingbé.© GONZALO HOHR ZAMORA

Le bruit d’un hélicoptère signifie un sauvetage

L’Espagne risque-t-elle de subir le syndrome de l’Italie ? En 2015, la générosité des habitants de l’île de Lampedusa avait été unanimement saluée. La maire de la principale ville, Giusi Nicolini, avait même été reçue par le pape François. Las ! Trois ans plus tard, elle a été platement battue aux élections, et l’opinion semble plébisciter le discours hostile aux migrants du ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini. Pour le moment, les deux situations ne sont pas comparables : au total, depuis janvier, quelque 31 000 personnes sont arrivées par la mer ainsi que par voie terrestre dans les enclaves marocaines de Ceuta et Melilla. L’Italie, elle, avait reçu 120 000 migrants en 2017. Et une moyenne de 168 000, chacune des trois années précédentes.

Branly, un Congolais de 24 ans. Tous deux arrivés dans la même embarcation, ils ont été recueillis par l'association Cardijn.
Branly, un Congolais de 24 ans. Tous deux arrivés dans la même embarcation, ils ont été recueillis par l’association Cardijn.© GONZALO HOHR ZAMORA

La nuit tombe sur Tarifa. Tandis que les amateurs de kitesurf remplissent les terrasses de la vieille ville, Maria Luisa Serrano et Laetitia Goffard, de l’ONG Tarifeños solidarios, préparent des colis de vêtements dans des locaux prêtés à leur association par la mairie. Entre deux rafales de vent, on perçoit le bruit d’un hélicoptère.  » Quand on les entend, on sait qu’un sauvetage est en cours, explique Maria Luisa. Nous avons eu la chance de naître sur cette rive de la Méditerranée plutôt qu’en face, ajoute- t-elle, pointant du menton la côte marocaine, à 14 kilomètres de là. Quand je vois ces adolescents désemparés, je me dis que ça pourrait être mon fils, ou mon neveu. S’ils en avaient besoin, je serais heureuse que quelqu’un, quelque part, leur vienne aussi en aide. « 

Par Catherine Gouëset.

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