Franklin Dehousse

L’affaire Pinxten, nouveau symbole des dysfonctionnements des institutions européennes (carte blanche)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Le 30 septembre dernier, la Cour européenne de justice reconnaissait l’ex-ministre belge Karel Pinxten coupable de différents détournements d’argent public lorsqu’il officiait comme juge à la Cour des comptes. Il a été déchu de deux tiers de ses droits à la pension perçus auprès de cet organe. Franklin Dehousse, professeur à l’ULiège et ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne, décrypte cette condamnation et livre ses enseignements.

La Cour européenne de justice (CEJ) vient de rendre dans l’affaire Pinxten un jugement essentiel pour toutes les institutions européennes, et pas seulement la Cour des comptes. Pour le comprendre, il faut revenir sur ses causes.

Karel Pinxten fut naguère ministre belge de l’Agriculture du gouvernement Dehaene. A ce titre, il contribua brillamment par son incompétence à la crise de la dioxine en 1999. Malgré sa résistance féroce, Jean-Luc Dehaene le força à la démission, notamment pour avoir caché des informations sur les contaminations pendant plus d’un mois (et avoir été largement absent de son cabinet pendant la crise, comme son collègue Marcel Colla). Cela ne l’empêcha pas de poursuivre une brillante carrière (Maggie de Block a de beaux espoirs). Il fut nommé à la Cour des comptes européenne en 2006. En 2018, quoiqu’il était déjà sous l’enquête de l’Office européen des fraudes (Olaf), le gouvernement Michel le renomma. Même après que le Parlement européen ait rendu un avis négatif sur sa nomination, le gouvernement Michel refusa de retirer la nomination. L’affaire Pinxten, on le voit, est européenne, mais les racines de son impunité persistante se trouvent en Belgique.

A lire: Soupçonné d’abus d’argent public et de manquements éthiques, l’ex ministre Karel Pinxten n’est plus membre de l’Open Vld

Une fois nommé juge à la Cour des comptes, Karel Pinxten commença de suite les tripotages (le seul premier grief de la Cour des comptes contre lui couvre des centaines d’événements). La lecture des excellentes conclusions de l’avocat général Hogan constitue à cet égard un véritable cours, très attristant, sur l’art du détournement financier. Quant au dossier de l’Olaf, il comporte 25.000 pages. Entre autres, le baron Pinxten (car son incompétence sur la dioxine lui a aussi valu un anoblissement), a fait financer par la Cour de multiples voyages et réceptions privé(e)s, il a utilisé sa carte de carburant officielle pour alimenter des véhicules de tiers, il a continué à exercer une activité politique pendant son mandat. Il utilisait sa voiture et son chauffeur officiels pour de longs déplacements personnels. Il s’est d’ailleurs absenté longuement. Pour tout cela, il a naturellement multiplié les déclarations mensongères. Il a même réussi à faire financer par les contribuables un séjour privé de 15 jours à Cuba, et sa participation à des chasses à Ciergnon et au château de Chambord… Devant pareille avalanche, on comprend que la Cour des comptes ait voulu lui retirer le bénéfice de sa pension et récupérer plus de 500.000 euros.

Dix années d’abus sans rencontrer de résistance

L’affaire Pinxten va toutefois bien au-delà bien au-delà de la personne de Pinxten lui-même. C’est même son aspect le plus saisissant.

En premier lieu, il est frappant de constater combien cette industrie massive des dépenses non justifiées s’est déployée pendant plus de dix années sans rencontrer la moindre résistance. Il ne s’agit nullement d’un accident, mais d’une stratégie délibérée mise en oeuvre dès l’arrivée du juge Pinxten. Or, elle ne rencontre très longtemps aucun obstacle. Si Pinxten avait arrêté après huit années, rien n’aurait jamais été constaté (on retrouvera le même trait dans l’affaire Publifin, où seules les derniers excès sur la vente des entreprises ont finalement provoqué une réaction politique, après dix ans). Si on disposait dans l’Union européenne d’un organe sérieux du contrôle des dépenses, il serait éducatif de lui faire examiner les dépenses des autres membres de l’institution.

En deuxième lieu, cette cataracte de détournements se déroule à la Cour des comptes, c’est-à-dire l’institution précisément créée pour les empêcher. Si la Cour n’est même pas capable d’effectuer un contrôle le plus élémentaire sur ses propres dépenses, on peut s’interroger sur sa capacité de le faire sur les dépenses des autres institutions. L’affaire Pinxten confirme ainsi la réputation de la Cour des comptes européennes comme un organe éminemment politique, pléthorique, souvent paresseux et peu soucieux de pousser ses vérifications trop loin.

En troisième lieu, les fraudes ont finalement été arrêtées non grâce aux contrôles internes, mais grâce à un lanceur d’alerte. Ce ne sont donc pas les gens payés pour remplir cette fonction qui l’ont remplie. Ce point montre combien le fonctionnement interne des institutions demeure déficient (de même, dans la nomination illégale de Martin Selmayr au secrétariat général de la Commission, les informations ont été lancées par la presse, dont on mesure encore une fois le caractère indispensable).

Incompétents ou complices ?

En quatrième lieu, la responsabilité de cette situation catastrophique n’incombe pas seulement à Karel Pinxten. Pendant dix ans, les présidents de la Cour des comptes ont contresigné ces innombrables dépenses injustifiées. Certes, dans certains cas, les mensonges de Pinxten l’expliquaient. Néanmoins, dans de nombreux autres cas, cette justification paraît inexistante. Par exemple, n’importe quel gestionnaire public sait que des chasses répétées à Chambord ou Ciergnon ne correspondent pas à une mission officielle, et donc à l’intérêt de l’institution. Dès lors, on échappe difficilement à la conclusion que ces présidents étaient soit incompétents, soit complices. (La Cour de justice a d’ailleurs souligné que ce facteur réduisait la responsabilité de Pinxten).

En cinquième lieu, cette incroyable affaire illustre l’énorme opacité de la gestion des institutions. Là, c’est la Cour européenne de justice qui assume une responsabilité. Les contrôles internes des institutions européennes présentent souvent des faiblesses, spécialement vis-à-vis de leurs membres. Les présidents des institutions, élus par leurs membres, veulent parfois éviter de les froisser (cela arrive moins à la Commission, où le président détient une autre légitimité). Cela rend d’autant plus indispensables les contrôles externes. Or, depuis 2010, la Cour de justice les paralyse en adoptant une définition de plus en plus réduite du principe de transparence. Elle a multiplié les exceptions et les obstacles procéduraux à l’accès du public aux documents administratifs (elle-même déploie d’ailleurs un régime extrêmement restrictif).

Deux langues contre 23

Pour comprendre les conséquences de cette approche, il suffit de relire l’arrêt Psara de 2018 du Tribunal européen, très révélateur. Des journalistes avaient demandé à contrôler les frais de certains parlementaires européens. Le Parlement a refusé, et le Tribunal a validé ce refus en bloc. En théorie, les traités ont érigé l’accès aux documents en principe. En pratique, il y en général une bonne raison pour le bloquer, et la multiplicité des preuves à apporter dissuade la plupart.

Sur un plan différent, la Cour de justice est en général très présente sur les réseaux sociaux. Or, elle a été extrêmement discrète pour rendre son arrêt Pinxten. Elle s’est en effet curieusement bornée à produire deux communiqués, l’un en français, l’autre en néerlandais (peut-être un hommage implicite à la belgitude du dossier). Cela aboutit au résultat surréel que la cérémonie protocolaire du serment d’un nouveau juge du Tribunal fait l’objet d’un communiqué de presse en 23 langues mais qu’un arrêt essentiel pour les institutions, rendu à titre tout à fait exceptionnel en assemblée plénière, fait l’objet d’une communication très limitée en deux langues, et inaccessible à la majorité de la population européenne.

Pour conclure, l’affaire Pinxten ne constitue hélas pas le seul épisode européen désastreux de mauvaise gestion ces dernières années. A titre d’exemple, les manipulations juridiques de la Commission européenne pour nommer secrétaire général le chef de cabinet de Jean-Claude Juncker ont révélé la passivité totale des commissaires européens dans de tels contextes. L’opacité complète régnant sur les indemnités des parlementaires européens a été confirmée par un vote – secret lui aussi – des mêmes parlementaires. Le régime des cumuls d’activités et des conflits d’intérêts des parlementaires européens demeure aussi une plaisanterie.

Trop souvent, un climat de démission morale sévit dans ces institutions, et les organes de contrôle interne révèlent trop de déficiences. Leurs dirigeants n’arrêtent pas d’inonder l’internet de communiqués, tweets, publicités facebook et messages vidéos. Tout cela reste en réalité peu efficace. Des dirigeants négligent en effet une réalité fondamentale. Tant qu’ils ne mettront pas un terme à de telles pratiques, toutes leurs communications apparaîtront comme des tromperies, et la déchirure entre le public et les gouvernants ne cessera de s’aggraver.

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