Jean-Claude Juncker

Jean-Claude Juncker : « J’ai embrassé Poutine, et cela n’a pas été mauvais pour l’Europe »

Le Vif

Le 1er décembre, Jean-Claude Juncker a remis le flambeau de la présidence de la Commission européenne à Ursula von der Leyen. « Je n’ai pas peur du vide. »

Dans son bureau de Bruxelles, où Jean-Claude Juncker nous invite à sa table de réunion, il y a un certain nombre de livres, dont Asia is the future du politologue indien Parag Khanna. C’est l’une des dernières journées de travail du président de la Commission : il y a quelques jours, il a conclu son discours d’adieu devant le Parlement européen par un « Vive l’Europe ! »

Pendant votre mandat, les Britanniques ont décidé de quitter l’Union européenne. Pensez-vous que les Britanniques étaient un jour vraiment à leur place dans l’UE ?

C’est la question cruciale. Je travaille au niveau européen depuis décembre 1982 et j’ai été frappé à maintes reprises par le fait que les Britanniques pensent qu’ils ne sont dans l’UE que pour des raisons économiques. En ce qui concerne les décisions politiques sur les coopérations renforcées, ils ne voulaient rien avoir à faire avec l’UE. Mais je ne suis pas pessimiste, car je constate qu’il existe un consensus croissant en Europe. C’est précisément à cause du Brexit que beaucoup de gens sont attirés par l’Europe. De nombreux citoyens se rendent compte que l’Europe n’a pas d’avenir radieux si davantage de pays veulent partir.

Lors du référendum de juin 2016, la majorité des observateurs était convaincue qu’une petite majorité voterait contre le Brexit. Vous aussi?

Non, j’ai tout de suite été convaincu que ce référendum se terminerait mal. Quand le Premier ministre David Cameron m’a dit en 2014, en marge du G20 à Brisbane, qu’il avait l’intention d’organiser un référendum sur Brexit, je lui ai dit : « Vous allez perdre. » J’ai fait un pari avec l’ancien commissaire britannique Jonathan Hill : vous me donnez une livre si les leavers l’emportent, je donne vous un euro si vous l’emportez. J’ai gagné une livre. »

Et pourtant, vous ne vous êtes pas vraiment battu pour garder les Britanniques au sein de l’UE. Pourquoi pas ?

J’étais souvent invité en Grande-Bretagne, mais Cameron m’a fait comprendre clairement qu’il n’avait pas besoin de moi. Au Royaume-Uni, la Commission européenne est manifestement encore moins populaire que sur le continent. Alors j’ai décidé de rester en dehors de ça. Maintenant, je considère que c’est une grosse erreur. Tant de mensonges ont été racontés, y compris par l’actuel Premier ministre, Boris Johnson, que quelqu’un aurait dû les contredire.

La Grande-Bretagne est en proie à un « nationalisme stupide », avez-vous dit dans votre discours d’adieu. Craignez-vous qu’un scénario similaire se produise dans d’autres pays ?

En fait, je ne voulais pas dire « stupide », mais « fade ». Un nationalisme fade et borné. Je suis très inquiet quand je vois des politiciens de partis classiques courir derrière les populistes. Tous ceux qui le font se transforment à un moment donné en populistes. Mais les gens choisissent toujours l’original.

Les nationalistes créent une image hostile de l’UE en la faisant passer pour un monstre bureaucratique qui veut détruire les identités nationales. Vous n’avez pas apporté d’eau à leur moulin?

Je n’ai jamais parlé des États-Unis d’Europe, ou du moins certainement pas après mes dix-huit ans. Mais cela n’empêche pas beaucoup de partisans du Brexit de me considérer comme une cible idéologique. Les Européens ne peuvent se voir suggérer que l’Union européenne doit devenir un grand pays. Même les Européens les plus enthousiastes ne sont pas favorables à l’uniformité.

L’UE ne nécessite-t-elle pas une plus grande centralisation dans un certain nombre de domaines ? Par exemple, au niveau de la politique étrangère européenne ? L’UE parvient à peine à sauver l’accord atomique avec l’Iran et doit assister impuissante à l’invasion de la Syrie par la Turquie. La force de mener une « politique mondiale », dont vous parlez souvent, est loin d’être en vue.

À l’avenir, un certain nombre de questions internationales spécifiques devraient être décidées avec une majorité qualifiée, par exemple pour condamner les violations des droits de l’homme en Chine. Nous ne pouvons tout de même pas les regarder sans rien faire parce qu’un État membre n’approuve pas une telle condamnation ? Toutefois, lorsqu’il s’agit de déployer du personnel militaire, la prudence est de mise. Je ne peux imaginer, par exemple, que le Parlement allemand soutienne une décision européenne d’envoyer des soldats allemands au front. C’est particulièrement sensible en Allemagne.

Une action européenne commune sur les questions climatiques est peut-être nécessaire. Compte tenu de la pression exercée par les jeunes depuis des mois, n’auriez-vous pas dû donner la priorité à la lutte contre le changement climatique?

Je ne veux pas paraître présomptueux, mais l’UE a apporté une contribution énorme aux accords climatiques de Paris. Nous avons fixé des objectifs intermédiaires jusqu’en 2030 et nous visons la neutralité climatique d’ici 2050. Mais je voudrais également dire ceci : quiconque pense que nous devons mettre toute notre énergie dans le climat, uniquement parce que tant de jeunes descendent dans la rue, commet une terrible erreur. Je suis très heureux de l’engagement de tous ces jeunes, mais je ne suis pas naïf. Bon nombre des propositions fondées sur le sentiment ne sont en réalité pas faciles à réaliser. L’industrie traditionnelle doit pouvoir continuer à se sentir chez elle en Europe.

Ursula von der Leyen et Jean-Claude Juncker
Ursula von der Leyen et Jean-Claude Juncker© Getty

L’Amérique a dénoncé l’Accord de Paris sur le climat, tout comme un certain nombre d’autres traités internationaux. Néanmoins, vous êtes toujours resté en bons termes avec le président Donald Trump et vous avez réussi à éviter une escalade de la guerre commerciale imminente. Comment vous y êtes-vous pris?

L’une de mes astuces était de n’utiliser que des statistiques américaines dans mes entretiens avec Trump. Quand Trump me disait: « Je ne crois pas à vos chiffres », je répondais: « Ce sont vos chiffres. »

Si c’était aussi simple, les relations transatlantiques seraient peut-être meilleures.

Il faut rester ferme. À Washington, Trump m’a dit quels Européens il avait reçus avant moi dans le Bureau ovale : Angela Merkel et plusieurs Premiers ministres et présidents. Ce sont toutes des personnes importantes, lui ai-je répondu, mais pas les bonnes personnes à qui parler. « La politique économique révèle de la compétence de la Commission européenne et non des États membres ». Ça a impressionné Trump. « Je ne veux pas d’accord avec l’Union européenne, je veux un accord avec vous », a-t-il dit. J’ai répondu : « En matière économique, la Commission européenne est seule compétente. Tout accord est un accord avec l’UE. »

Lorsque vous avez visité Trump à Washington, vous lui aviez apporté une photo d’un cimetière militaire américain au Luxembourg.

C’est là qu’est enterré le général George Patton. Je savais que Trump tient les généraux célèbres en haute estime. Je lui ai expliqué que ce petit lopin de terre au Luxembourg, où 5000 soldats sont enterrés, est un territoire américain. C’est ce que nous avons décidé au Luxembourg après la guerre. Trump en a été profondément touché. Ce sont de petites choses qui permettent de gagner sa confiance.

Est-ce la bonne stratégie : faire en sorte qu’un homme dangereux par son inconstance montre son côté doux ?

Je ne suis pas d’accord avec beaucoup de décisions de Trump, mais je le respecte. C’est aussi un être humain. Si on ne le respecte pas, on n’obtiendra pas d’accords solides.

Vous êtes né en 1954, vous avez donc pu vivre votre vie en paix grâce à l’Union européenne. Dans quelle mesure avez-vous été influencé par ce que la génération de la guerre a vécu ?

Mon père, qui est décédé il y a trois ans, a grandi dans un petit village. La ville la plus proche était à cinq kilomètres. Il n’avait jamais été plus loin, jusqu’à ce qu’il soit enrôlé par la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale. Trois jours plus tard, il était déjà sur le front russe. Il faut imaginer ce choc culturel ! Il n’y a pas si longtemps, j’ai découvert qu’il avait été affecté à un peloton d’exécution dès le premier jour. Vous comprenez qu’il n’a pas fait de son mieux, qu’il n’a abattu personne. Mais quel traumatisme pour quelqu’un qui n’a jamais été à plus de cinq kilomètres de chez lui de se retrouver sur le front de l’Est vêtu d’un uniforme étranger et détesté, et de devoir tirer sur les gens sans comprendre pourquoi.

Avec une telle histoire, votre famille aurait pu se détourner de l’Allemagne après la guerre.

Mon père m’a toujours dit : « Il y avait beaucoup de salauds parmi les soldats, mais il y avait aussi beaucoup de bons gars qui m’ont aidé à sortir de la misère et qui m’ont sauvé la vie. » Il avait une vue nuancée de la Wehrmacht allemande. Après la guerre, nous sommes allés en Allemagne assez tôt, vers 1966, dès que nous avons pu nous permettre des vacances.

Vous êtes polyglotte. En quelle langue rêvez-vous la nuit ?

Ce n’est peut-être pas agréable à entendre pour les Luxembourgeois, mais je dois admettre que je ne sais pas dans quelle langue je rêve. Je ne sais vraiment pas. Et lorsque je parle toute la journée à la Commission européenne avec des employés de tous les États membres de l’Union européenne, je parle toutes ces langues à la fois. Je comprends l’italien parce que quand j’étais petit, je jouais au bac à sable avec les enfants des travailleurs migrants italiens.

Vous avez grandi dans un environnement de métallurgistes, un quartier de migrants.

C’est pourquoi je connais bien le portugais aussi. Lorsque j’étais Premier ministre du Luxembourg, j’étais parfois interpellé dans la rue par des Portugais qui me disaient : « Monsieur Juncker, nous sommes très bien au Luxembourg, mais il y a trop d’étrangers ». C’est signe d’une intégration réussie, n’est-ce pas ?

Depuis que vous êtes actif en politique, vous avez connu trois chanceliers allemands : Helmut Kohl, Gerhard Schröder et Angela Merkel. Lequel d’entre eux était l’Européen le plus convaincu?

C’était très clairement Kohl. C’était un Européen passionné, mais lorsqu’il s’agissait d’intérêts allemands, la raison l’emportait. On donne toujours l’impression que l’Europe était la chose la plus importante pour Kohl, mais il a toujours défendu les intérêts allemands bec et ongles. Gerhard Schröder, que j’ai également beaucoup apprécié, n’était pas un Européen passionné, il était plus rationnel. Pour lui, l’unification de l’Europe est une évolution évidente pour laquelle il n’y a pas d’alternative. Mais en fin de mandat, l’Europe lui tenait vraiment à coeur.

Vous avez été actif en politique pendant près de 40 ans. Au cours de cette période, beaucoup de choses ont changé dans la vie des politiciens. Il y a maintenant la pression constante des réseaux sociaux. Lorsque vous saluez le chef du gouvernement hongrois, Viktor Orbán, en le traitant de « dictateur », vous êtes fustigé de toute part. Comment faites-vous face à cette surveillance constante?

J’aimerais d’abord parler d’Orbán. Je l’ai toujours traité de  » dictateur « , mais cette fois, il y avait des microphones à proximité. Et puis il y a Internet : c’est une amélioration dans le sens où les gens peuvent être mieux informés. Mais nous voyons que cela n’apporte pas toujours la paix à la société. Moi-même, je n’utilise pas les réseaux sociaux. Je dois faire des choix dans les choses sur lesquelles je veux passer mon temps. En Europe, il est important d’être bien informé de ce qui se passe dans les différents pays. Il ne suffit pas d’écouter ce que dit un Premier ministre au Conseil européen. Je dois savoir pourquoi il dit ça. Il n’y soulèvera jamais de problèmes de politique intérieure. C’est le problème de l’Europe, que nous ne nous connaissons pas assez bien.

Êtes-vous blessé que l’on écrive que vous avez un problème d’alcool ?

Je ne répondrai pas à cette question. Ce genre de fausses déclarations est beaucoup plus douloureuse pour ma famille que pour moi.

Vous êtes très physique, vous embrassez et câlinez rapidement les gens. Les médias vous le rappellent sans cesse.

Je suis comme je suis. Pour les prisonniers, je pense que le manque de contact physique doit être le pire. Je ne peux pas imaginer que je ne toucherais jamais personne ou que je ne serais jamais touché par personne. Il arrive qu’on me demande jusqu’à 200 selfies par jour. Bien sûr, je pourrais dire à tous ces gens, même s’ils sont animés des meilleures intentions: « non, je ne fais pas ça ». Mais ce serait très prétentieux. Ce n’est pas l’image que je veux donner de l’Europe. Je pense que lorsque vous faites de la politique, vous devez aimer gens. Mon personnel me dit parfois qu’il vaut mieux ne pas embrasser certaines personnes. Mais si le président turc Recep Tayyip Erdogan, m’embrasse, je l’embrasse aussi. J’ai embrassé le président russe Vladimir Poutine et il m’a embrassé. Je suis sûr que cela n’a pas été mauvais pour l’Europe.

Vous avez pris votre pension le 1er décembre. Êtes-vous bien préparé à la vie après la politique ?

Je n’ai pas peur du vide. J’ai 40 000 livres à la maison, dans mon bureau ici et dans mes autres bureaux, il y en a 16 000 autres. La première chose que je dois faire maintenant, c’est distribuer autant de livres que possible. Et je trouve cela très difficile. Ou regardez ces photos…. (une employée ouvre une armoire et montre deux grandes photos)

Ah, des photos de scènes de baisers, une avec le Brexiteer suprême Nigel Farage et l’autre avec l’ancien président du parlement Martin Schulz.

Faut-il se débarrasser de ces photos ?

Certainement pas.

Mais on ne peut pas tout garder, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, après avoir rangé, je veux écrire un livre.

Vos mémoires. Et dans quelle langue allez-vous les écrire ?

En allemand. Mon père m’a enseigné l’amour de la langue allemande. Le soir, il me lisait l’oeuvre complète de Karl May. Je dois mon allemand à Karl May, pas seulement à lui, mais tout de même. Mais je ne veux pas trop parler de moi.

L’histoire du monde a presque toujours été une affaire d’hommes, mais aujourd’hui l’Europe est entre les mains d’une femme : Ursula von der Leyen vous succède, et Christine Lagarde occupe le poste le plus important à la Banque centrale européenne. Cela change-t-il la politique ?

Je me suis toujours efforcé de nommer autant de femmes que possible à des postes de direction. Sous ma politique, le nombre de femmes occupant des postes clés à la Commission est passé de 30% à 41%. Je me réjouis donc que de plus en plus de femmes aient accès à la politique. Mais cela ne rend pas nécessairement le monde meilleur.

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