Les attaques de Mohammed Merah à Montauban et à Toulouse en 2012 contre des militaires, un père et des enfants juifs : en le présentant comme un " loup solitaire ", on est passé à côté d'un écosystème salafiste, regrette Hugo Micheron. © PHILIPPE MERLE/belgaimage

France-Belgique : djihadisme européen, mode d’emploi

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le salafisme européen s’est développé dans des enclaves urbaines, comme Molenbeek, et des phalanstères ruraux, analyse Hugo Micheron, dans Le Jihadisme français. Il prépare la prochaine étape de son expansion dans les prisons.

Cinq ans d’enquête dans les milieux salafistes, une centaine d’entretiens avec des djihadistes en France, en Belgique, dans les quartiers et dans les prisons : Hugo Micheron publie Le Jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons (1). Il y décrypte les modalités de la montée du fléau fondamentaliste et sa reconversion après l’échec de l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Rencontre.

Vous écrivez que les assassinats commis par Mohammed Merah en 2012 à Montauban et à Toulouse ont constitué un des échecs les plus dramatiques de l’appareil d’Etat français. Quelle implication a-t-il eu sur l’expansion du djihadisme en Europe ?

Les attaques de Mohammed Merah ont été qualifiées de  » bataille d’un loup solitaire  » par une des plus hautes autorités en France. Son geste a été réduit à un banal fait divers alors que Merah appartenait à un écosystème militant. Le quartier des Izards, au nord de Toulouse, d’où il était originaire, avait été travaillé de l’intérieur par le mouvement salafiste depuis des dizaines d’années. Lui-même suivait les cours de son mentor Sabri Essid, qui rencontrait régulièrement des membres de la mouvance belge à Bruxelles dans les années 2000 et qui allait devenir un des officiers les plus importants de Daech en Syrie, où il est mort. Mohammed Merah était membre d’une meute de loups solitaires qui avait maillé un territoire à Toulouse et qui arpentait les centres du salafisme en Europe et au Moyen-Orient. Il baignait à moitié dans la délinquance, à moitié dans le salafisme. Mais son engagement idéologique et religieux n’a jamais été pris au sérieux par les enquêteurs. On a réduit son geste à celui d’un  » tueur au scooter  » déséquilibré alors qu’en devenant le premier Français à retourner ses armes contre ses compatriotes, il ouvrait la voie à d’autres djihadistes.

Les tissus sociaux des démocraties européennes se sont avérés plus résistants que ne l’imaginaient les djihadistes.

Ces noyaux islamistes se développent soit dans des enclaves urbaines, soit dans des phalanstères, en zone rurale, expliquez-vous. En quoi ce mode de regroupement favorise-t-il leurs activités ?

Je mets en avant l’idée que le salafo- djihadisme peut se comprendre avant tout comme un mode d’organisation des territoires dans une logique de contre-société. Ceux-ci sont requalifiés symboliquement par le religieux avec des frontières entre le  » eux  » et le  » nous « , entre le licite et l’illicite, avec les codes en vigueur dans le périmètre donné, notamment par l’habillement, et ceux en vigueur à l’extérieur. Dans sa version contemporaine, le djihadisme est né en Afghanistan. Dans le milieu des années 1980, on voit naître dans certains quartiers de Peshawar (NDLR : ville pakistanaise proche de la frontière afghane) des petites enclaves, avec des associations, des bureaux… qui seront le point d’accueil des premiers djihadistes internationaux. C’est dans le même type d’enclaves que se regrouperont les anciens d’Afghanistan au cours des années 1990 dans tous les pays où ils se rendront. Exemple à Londres, dans le quartier de Finsbury Park où ils créent une petite contre-société. L’autre mode d’affirmation territoriale du djihadisme est le phalanstère. Des individus se retirent totalement de la société jugée mécréante pour créer de petites communautés fermées sur elles-mêmes, des  » bulles de pureté « . Deux exemples sont remarquables en Europe : en Bosnie, à Gornja Maoca, où des djihadistes déçus du règlement du conflit bosniaque vivent reclus dans des montagnes, et en France, à Artigat, dans l’Ariège, sur les contreforts des Pyrénées, où sont passés tous les idéologues du djihadisme français et de nombreux Belges. La région toulousaine a combiné les deux phénomènes avec l’enclave du quartier des Izards et le phalanstère d’Artigat. Pas étonnant qu’elle ait été parmi les plus touchées par les départs en Syrie entre 2012 et 2018.

Les attaques de Mohammed Merah à Montauban et à Toulouse en 2012 contre des militaires, un père et des enfants juifs : en le présentant comme un
Les attaques de Mohammed Merah à Montauban et à Toulouse en 2012 contre des militaires, un père et des enfants juifs : en le présentant comme un  » loup solitaire « , on est passé à côté d’un écosystème salafiste, regrette Hugo Micheron.© Benjamin Huguet/belgaimage

Les  » zones de non-droit  » des banlieues, plus ou moins réelles, sont-elles le réceptacle privilégié de ces enclaves ?

Ces enclaves ne sont pas des zones de non-droit au sens politique et économique du terme. Tout le monde peut se rendre à Molenbeek, qui est à dix minutes à pied de l’hypercentre de Bruxelles, la capitale de l’Europe. La carte des quartiers français très touchés par les départs de djihadistes en Syrie n’est pas superposable à celle des marginalisations. Trappes, au sud-ouest de Paris, est la municipalité qui a fourni le plus grand nombre de djihadistes partis en Syrie et en Irak, 85 entre 2012 et 2018. De l’autre côté de la Seine, la commune de Chanteloup-les-Vignes, qui présente le même profil socio-économique et les mêmes problèmes, n’a, elle, enregistré aucun départ. On ne peut donc pas réduire le djihadisme à l’exclusion socio-économique, même si elle constitue une toile de fond importante. En Belgique, la Flandre, pourtant plus riche, a été, avec Anvers et Vilvorde, davantage affectée par des départs de salafistes que la Wallonie. Il faut donc dépasser le débat entre déni et hystérisation pour aller au coeur du problème. Dans tous ces territoires, la constante est la présence historique d’acteurs djihadistes. Ils y ont initié des dynamiques qui concernent leurs rapports avec les sociétés belge ou française et d’autres qui traversent l’islam dans le monde entier.

Le djihadiste français Fabien Clain a tenté de reproduire à Toulouse le modèle molenbeekois d'organisation des salafistes, analyse Hugo Micheron.
Le djihadiste français Fabien Clain a tenté de reproduire à Toulouse le modèle molenbeekois d’organisation des salafistes, analyse Hugo Micheron.© Christophe Licoppe/photo news

Qu’est-ce qui a causé la perte de Daech ?

La fuite en avant des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et de ceux qui vont suivre. En 2016, l’Etat islamique perd du terrain et ses postes-frontières. Il ne peut plus renouveler son stock de combattants. A la tête de la seule armée au monde qui cherche à sacrifier ses soldats, il a besoin d’un afflux constant de  » chair fraîche  » pour en faire de la chair à canon. Privé de recrutement, il va tenter d’ouvrir un nouveau front en Europe pour se donner de l’air. Les attentats de plus en plus meurtriers qu’il perpètre visent à sidérer les populations française ou belge dans l’espoir que l’équilibre social de ces pays soit rompu, que les forces centrifuges se développent et qu’une guerre civile éclate… Or, les tissus sociaux des démocraties européennes vont s’avérer beaucoup plus résistants que ne l’imaginaient les djihadistes, même si Daech a effectivement mis ces pays sous pression. Cette fuite en avant provoquera également des dissensions internes. Bon nombre de salafistes vont considérer que ces attentats sont contre nature. J’ai pu l’observer auprès de djihadistes extrêmement convaincus, qui estimaient que Daech avait perdu parce qu’il était allé trop loin et trop vite. La logique djihadiste est tout de même non pérenne. Le terrorisme est un moyen qui peut produire beaucoup d’effets mais qui s’use très vite.

Les prisons, écrivez-vous, forment depuis le fiasco de l’Etat islamique le principal réservoir humain de la mouvance et le lieu de sa reconfiguration potentielle. Comment en est-on arrivé là ?

Il faut comprendre que la prison n’est pas coupée du monde, contrairement aux théories de certains qui, à la suite du philosophe Michel Foucault (1926 – 1984), considèrent la prison comme une citadelle où le surveillant a tout pouvoir sur des détenus réduits à des numéros. La réalité est que la prison est un espace assez ouvert sur les dynamiques du reste de la société. Et elles s’y recomposent. Les djihadistes, en France, en Belgique, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, sont conscients qu’ils n’ont jamais été aussi nombreux dans les prisons européennes. Ils utilisent le temps de leur peine pour recruter, opérer leur aggiornamento idéologique et préparer la suite. La prison est un territoire du djihadisme sur lequel il faut agir sans considérer qu’il y est en bout de course.

Hugo Micheron :
Hugo Micheron :  » La réponse intellectuelle et politique au djihadisme en Europe reste à penser. « © F. Mantovani-Gallimard

Comment combattre le djihadisme ? Avec un contre-discours religieux ?

Il est important de développer une réponse religieuse face à eux. Plus important encore, il faut comprendre ce qu’ils font à la religion. Ils sont en train de réduire l’islam à son dénominateur le plus inique, le moins puissant. Ils l’appauvrissent considérablement. Détourner le regard de cette réalité revient à laisser l’islam en pâture aux salafistes. Et ils sauront s’en saisir. Ensuite, des politiques doivent être menées dans les territoires pour casser les machines de prédication qu’ils ont mis en place. Il faut identifier les acteurs clés et réussir à trouver les arguments légaux, politiques et économiques pour saper leurs assises.

Le Jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, par Hugo Micheron, Gallimard, 410 p.
Le Jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, par Hugo Micheron, Gallimard, 410 p.

Un de vos interlocuteurs explique que, contrairement à lui, ses enfants sont déjà éduqués dans le salafo-djihadisme. La principale menace islamiste est-elle devant ou derrière nous ?

Le défi que pose le djihadisme aux sociétés européennes et aux démocraties est plutôt devant nous. Les Etats européens arrivent de mieux en mieux à répondre au défi sécuritaire que posent les djihadistes. En revanche, la réponse intellectuelle et politique reste encore à penser. Les salafistes ont entériné l’échec de Daech au Levant tout en étant conscients d’avoir réussi à émerger plus nombreux qu’ils ne le croyaient de certains territoires. Ils se considèrent à nouveau en position de faiblesse et dans l’obligation de reconsolider leurs assises par des procédés autres que les moyens violents et visibles, comme les attentats. Cela passe notamment par la mise en place de réseaux d’écoles hors contrat, d’associations religieuses qui vont mailler le territoire du social… Cette évolution impose d’élargir la réponse au djihadisme au-delà de la question sécuritaire. Si on ne tire pas les leçons des événements de ces cinq dernières années, on court le risque que se produisent des violences plus importantes. Ils endoctrinent leurs enfants dès le plus jeune âge parce qu’ils ont compris que leur avenir dépendait de leur nombre. Deux mille djihadistes français sont arrivés à bousculer l’Etat sécuritaire. Mais ils ont fini par perdre. S’ils sont plus nombreux que cela, ils considèrent que mécaniquement, ils arriveront à mettre l’Etat beaucoup plus sous pression. Le but de mon travail est d’expliquer les vingt dernières années pour comprendre comment le djihadisme va évoluer dans les dix prochaines. Il faut s’emparer de ce savoir parce que jusqu’à présent, ces Français ou ces Belges qui entraient dans le djihadisme nous connaissaient mieux que nous ne les connaissions. On les a toujours considérés soit en tant que victimes de sociétés qui les avaient méprisés, soit comme des grands méchants qui étaient irrécupérables. On n’a jamais cherché à savoir, froidement et objectivement, quel est ce phénomène et comment y répondre.

Un axe Toulouse – Bruxelles

Dans la galaxie salafiste européenne, Molenbeek n’a pas seulement été l’endroit où ont été organisés les attentats de 2015 à Paris, estime Hugo Micheron. La commune bruxelloise a été traversée par des dynamiques djihadistes pendant le quart de siècle qui a précédé. Pour preuve, plusieurs générations de djihadistes français, marocains, algériens, britanniques y sont passés parce qu’ils considéraient Molenbeek comme un phare de l’islamisme en Europe. Sur les évolutions plus récentes, l’auteur du livre Le Jihadisme français estime qu’un axe allant de Toulouse à Molenbeek, mis en place au début des années 2000, a structuré les dynamiques djihadistes européennes. Hugo Micheron l’illustre par la présence pendant un an, à Molenbeek et à Schaerbeek, de Fabien Clain, qui revendiquera les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. C’est lui qui mettra en contact les djihadistes belges avec les réseaux parisiens à l’origine de la filière des Buttes-Chaumont d’envoi de combattants en Irak dans les années 2000.  » Fabien Clain quitte la Belgique où il est interdit d’exercer des activités commerciales et où un de ses compères a été condamné pour prosélytisme islamiste en milieu scolaire, explique Hugo Micheron. Revenu en France, il clame à tout le monde :  » Molenbeek, c’est le modèle « . L’idée qu’il en retient est qu’il faut réussir à travailler les quartiers de l’intérieur en créant un tas de structures. Dès lors, à Toulouse, il va créer des associations. Il va pousser ses proches à faire du prosélytisme dans les clubs de sport ou pour que les femmes du quartier non voilées subissent la pression des religieux… C’est de cette façon que le groupe autour des frères Clain, de dix au début des années 2000, va grimper à 300 personnes. Et parmi celles-ci, on trouvera Mohammed Merah.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire