Carte blanche

Face à la « perfect storm », pourquoi l’Europe est-elle au coeur de la tempête?

La pandémie qui s’est abattue sur le monde a tous les symptômes d’une « perfect storm », ce qui en français désigne les cataclysmes naturels ou non suffisamment importants pour ébranler l’ensemble de notre société : une tempête parfaite qui ébranle la vie politique, économique, sociale, culturelle, et la santé. Pourtant, nous ne pouvons pas dire que rien ne se profilait d’aussi tragique

La pandémie qui s’est abattue sur le monde a tous les symptômes d’une « perfect storm », ce qui en français désigne les cataclysmes naturels ou non suffisamment importants pour ébranler l’ensemble de notre société : une tempête parfaite qui ébranle la vie politique, économique, sociale, culturelle, et la santé. Pourtant, nous ne pouvons pas dire que rien ne se profilait d’aussi tragique. Les signaux étaient aux rouges depuis au moins 2 mois, et l’ampleur des mesures prises en janvier par la Chine pour contenir l’épidémie aurait dû effrayer l’ensemble de nos dirigeants. A la place de ça : rien. Ceux-ci avaient deux mois pour « anticiper »[1], choisir leur stratégie, préparer le milieu hospitalier, refaire les stocks de masques, de respirateurs et autres matériels hospitaliers manquant dramatiquement aujourd’hui, trouver (ou fabriquer) les réactifs nécessaires aux tests, coordonner une stratégie européenne, repartir nos stocks, repenser les lignes de production, préparer la population, les écoles et les enseignants, les entreprises, les banques etc. Rien, ou presque. Pourquoi ?

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Tout d’abord, il est temps d’en finir avec ce sentiment anachronique de supériorité de l’exceptionnalisme européen sans doute hérité de l’eurocentrisme des siècles passés et qui continue, crise après crise, de nous fourvoyer sur l’invulnérabilité de notre modèle paradisiaque. Certes notre démocratie libérale, et les libertés qui la fondent, sont un modèle qui font légitimement de l’Europe (plus que l’Amérique, d’ailleurs) la « City upon a Hill » (la ville sur la colline) qui inspire l’espoir au monde, et attire tous ceux qui fuient la misère et la dictature. Sans pour autant rejoindre la longue liste des pythies de la « décadence », il ne serait pas inutile d’admettre cependant que d’autres États, en particulier en Asie, ont construit un modèle certes moins inspirant, mais nettement plus efficace et compétitif dans beaucoup d’aspects. On nous donnera certainement un tas d’excuses : chiffres tronqués, population plus jeune, mode de vie etc., il n’empêche que les chiffres et les courbes de la plupart des pays asiatiques, en particulier de la mortalité, semblent nettement meilleurs que ceux de l’Europe. Qu’est-ce qui nous a laissé croire que nous étions capables de mieux gérer une crise sanitaire comme celle qu’a connue la Chine en décembre et janvier? Ou que nous étions mieux préparés et équipés qu’un Etat capable de construire un hôpital en 10 jours de temps, et qui produit 95% du matériel médical qui nous manque dramatiquement aujourd’hui pour combattre ce même virus? Seul un sentiment d’invulnérabilité permet d’occulter à ce point les réalités du monde et nous empêcher d’avoir une analyse réaliste et froide des crises successives de ce siècle.

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Malgré la montée en force du populisme et des régimes autocratiques dans le monde, et le déclin du droit international, les valeurs démocratiques et de libertés individuelles de nos sociétés doivent rester le phare qui guide l’espoir de beaucoup à travers le monde. Cependant, chacun de nos échecs et notre incapacité quasi-chronique à gérer de manière coordonnée les crises successives auxquelles nous faisons face (l’instabilité au Moyen-Orient, en Afrique, la crise migratoire, le jihadisme international, la pandémie etc.) renforce l’illusion croissante que les régimes autocratiques seraient par nature plus efficaces. L’eldorado serait devenu un mirage. Si l’Europe souhaite rester ce phare de liberté dans un monde multipolaire et compétitif, notre modèle devra également prouver son efficacité à régler les crises politiques, économiques, militaires et sanitaires. Face à ce constat d’inefficacité, l’erreur que semblent faire certains (sans doute aidés par des campagnes structurées et sponsorisées) consiste à blâmer l’Europe. « Que fait l’Europe pour aider l’Italie et l’Espagne? » est la phrase que l’on lit et entend sûrement le plus depuis le début de la crise sur notre continent.

Pourtant, loin des lumières, dans les coulisses, toutes les institutions européennes sont mobilisées dans les limites (voir au-delà) de leurs compétences pour lutter contre la pandémie. A titre d’exemple, suite à la décision urgente de la Commission européenne de suspendre le pacte de stabilité et de permettre aux Etats européens de dépasser les seuils de déficit, la Banque Centrale Européenne a lancé son programme d’achat d’urgence (« Pandemic Emergency Purchase Program ») de 750 milliards d’Euros permettant aux Etats de financer leurs déficits. En effet, il suffit de voir la courbe des taux pour comprendre que sans cette décision européenne, l’Italie et la Grèce auraient sans nul doute dû faire face en parallèle à la pandémie à une crise financière dévastatrice supplémentaire cette fois. Mais, la liste est bien plus longue. En janvier, l’UE a activé le mécanisme de protection civile et organisé le rapatriement aux frais de l’Union de plusieurs milliers de ressortissants européens dans leurs propres pays. Plusieurs centaines de millions, notamment du programme Horizon 2020, ont également été débloqués pour être investis dans la recherche de traitements potentiels et de vaccins (dans 17 programmes européens et 136 groupes de recherche à travers l’Europe) ou encore d’innovations technologiques (167 millions) pour vaincre la pandémie. L’UE a également débloqué 37 milliards d’investissement destinés aux citoyens, aux soins de santé et aux PME et auxquels il faut rajouter les 40 milliards d’investissement de la Banque Européenne d’Investissement. La liste est bien plus longue en réalité.

N’est-il donc pas ironique de blâmer l’Europe pour son « inefficacité » à gérer une crise sanitaire qui relève pourtant du domaine de compétence exclusive de ses Etats membres ? Cette critique, souvent relayée par les eurosceptiques, ne revient-elle pas justement à reconnaître que la seule solution logique serait non pas moins d’Europe, mais au contraire beaucoup plus d’Europe ? Face à la crise les Etats se sont repliés sur les vieux oripeaux de la souveraineté et de l’intérêt national en fermant leurs frontières sans aucune coordination, et dans certains cas, en violation des traités, offrant un spectacle calamiteux d’unilatéralisme et de désorganisation. A l’instar des précédentes crises, celle-ci nous rappelle mais de manière encore plus dramatique que seule une Europe plus forte, plus unie et plus solidaire nous permettra de faire face à tous les challenges qui se présenteront encore à nous. Or la mutualisation des efforts semble inévitable si nous voulons nous relever de cette catastrophe économique, et reconstruire une Europe plus forte. Car sans vouloir jouer les Cassandre, tout porte à croire que l’Europe devra encore faire face à d’autres crises sanitaires, d’autres vagues d’attentats terroristes dans le futur, encore plus de migrations politiques, économique et climatique. Dans un monde multipolaire où nos alliances d’antan sont rongées par la montée en puissance du populisme, et où des puissances économiques ou militaires comme la Chine et la Russie tentent dans un contexte classique de realpolitik de diviser pour mieux régner, aucun Etat européen ne sera capable de peser seul dans le jeu géostratégique.

Par Georges Chebib, entrepreneur et consultant en affaires internationales

Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé au CECID (ULB Bruxelles)

[1] N’est-ce-pas la première mission de la classe politique dirigeante ?

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