© HATIM KAGHAT

Erri De Luca: « Ce ne sont pas seulement les barreaux qui enferment »

Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans Le Tour de l’oie, l’auteur italien et ancien militant révolutionnaire d’extrême gauche imagine un dialogue intime avec le fils que ce « rameau sans bourgeon » n’a jamais eu. Erri De Luca revient aussi sur un parcours sillonné par sa loyauté à des valeurs et l’urgence de rendre la parole à ceux qui n’y ont plus droit.

Le Tour de l’oie (1) débute comme une adresse à un absent, puis se mue en dialogue entre un homme et le fils qu’il n’a pas eu. Pourquoi cette forme ?

Je ne peux pas parler de construction. C’est un déroulement de pages qui vont dans l’ordre imprévu d’un récit. J’habite dans une maison de campagne où il n’y a que le bruit que je fais et le monologue continu du feu dans la cheminée, très présent lors des soirs d’hiver. J’écris quand j’ai la sensation d’une voix qui parle. Normalement, les personnes autour de ma table sont des personnes qui ont vécu, que je connais. Cette fois, c’était un inconnu, qui déclare être ce fils adulte que je n’ai pas eu. A un moment donné, dans l’écriture, j’ai eu la sensation qu’il interrompait mon monologue.

Cette voix sera sans complaisance, comme un pique-boeuf perché sur l’épaule de celui que vous êtes aujourd’hui…

Qu’elle le soit m’a permis d’expliquer des passages de ma vie injustifiables à quelqu’un qui n’y connaîtrait rien. Pourquoi passer toute ma jeunesse dans la militance ? La faute au xxe siècle ! Ses mouvements révolutionnaires qui ont changé le monde, ses empires coloniaux pérennes abattus, ses naissances de nouvelles nations indépendantes. C’est un siècle géant, avec des expressions politiques aujourd’hui complètement déchues. Je me suis trouvé dans une génération d’insurgés et je n’ai pas pu l’éviter ou la déserter. Ma justification est celle de l’alpiniste anglais George Mallory, mort sur l’Everest. On lui demandait :  » Pourquoi escalader les montagnes ?  » Et lui répondait :  » Parce qu’elles sont là.  »

Je me suis trouvé dans une génération d’insurgés et je n’ai pas pu l’éviter ou la déserter.

Un passage de votre livre consiste en une disputatio, un débat sur l’existence ou non de Dieu. Vous y écrivez :  » Reconnaître un auteur (NDLR : une divinité créatrice) serait pour moi ouvrir un procès permanent, je l’accuserais de la moindre injustice, du moindre tort ou dommage, ou même de la mort.  »

Mon fils putatif, dans le livre, a une formation opposée à la mienne : il est croyant et me reproche de ne pas l’être. Il y a quelques années, j’ai traduit un poème yiddish d’Itzhak Katzenelson, écrit dans le ghetto de Varsovie. En 1942, il y a eu un grand encerclement de Juifs dans la ruelle Mila. Durant des jours, ils sont triés avant d’être envoyés à la Umschlagplatz vers Treblinka. Il écrit :  » Admettre Dieu et la Mila-gas ? Impossible !  » Concrètement, il y a une telle intensité du mal qu’une relation avec une divinité est impossible.

De même, dans Le Tour de l’oie, vous abordez aussi la création littéraire : vous y opposez les personnages de fiction face à leurs créateurs. Vous dites ainsi que Moby Dick, pour vous, c’est d’abord le capitaine Achab, le personnage central, bien plus que son auteur, Herman Melville.

Les personnages existent malgré et au-delà de l’être humain qui les a façonnés. Ils sont davantage là comme une force majeure, si on les compare à la vie des écrivains. Quichotte est plus intéressant que Cervantes et Sherlock Holmes que Conan Doyle. Dans Le Tour de l’oie, je reconnais mes réticences face à certains auteurs. J’ai lu beaucoup plus que je n’ai écrit, évidemment. Cela me permet d’atteindre le pur bonheur, par surprise. Comme écrivain, je peux juste atteindre une certaine satisfaction au sens où je sais que je ne pourrais écrire mieux ces pages qu’elles ne le sont. C’est une acceptation de mes limites.

Vous gardez une loyauté à l’égard de ce qu’ont été vos années de lutte. Vous avez notamment préfacé, en 2017, Camarade Lune, l’ouvrage très autobiographique de Barbara Balzerani (2), ancienne dirigeante des Brigades rouges, mouvement terroriste d’extrême gauche italien, et qui a passé vingt et un ans en prison.

Il me semblait important que ces gens-là puissent sortir du silence et parler, ou écrire. L’emploi d’une parole publique, d’un récit personnel était indispensable : on s’extrait d’une peine purgée jusqu’au bout avec des mots libres, sinon on reste renfermé dans ceux d’avant, ces mots politiques qui encerclent. Ce ne sont pas seulement les barreaux qui enferment, mais le vocabulaire qui bride la mentalité collective. Les mots personnels sabotent la discipline et produisent de la liberté.

Quel regard portez-vous sur l’extradition récente, par le Brésil, de Cesare Battisti, ancien membre d’un autre mouvement italien d’extrême gauche et condamné par contumace en 1988 à la prison à perpétuité ?

Régulièrement, on ravive la chasse au dernier des Mohicans. Il appartient à une époque complètement terminée, éteinte et malgré tout, on le traque, on le reprend. J’y vois un esprit de rancune publique, comme le chien qui viendrait renifler son vomi. C’est récupérer de l’archéologie une formule révolutionnaire qui s’est terminée avec l’autre siècle. La loi brésilienne empêchait d’extrader quelqu’un vers un pays qui applique la peine à perpétuité. Arrive Bolsonaro (NDLR : président du Brésil depuis le 1er janvier dernier), un nouveau vainqueur qui soumet les lois à son caprice. C’est un détail de la poursuite de la chasse contre des personnes définitivement vaincues et perdues. C’est un côté clinique de notre histoire plutôt qu’un côté politique.

Aujourd'hui écrivaine, Barbara Balzerani a été l'une des rares femmes à la tête des Brigades rouges. Arrêtée en 1985, condamnée à perpétuité, elle a passé vingt et un ans derrière les barreaux.
Aujourd’hui écrivaine, Barbara Balzerani a été l’une des rares femmes à la tête des Brigades rouges. Arrêtée en 1985, condamnée à perpétuité, elle a passé vingt et un ans derrière les barreaux.© STEFANO MONTESI/GETTY IMAGES

Dans Le Tour de l’oie, vous stigmatisez la jeunesse italienne, en écrivant :  » Je m’attends à une arrogance nouvelle, qui ne soit pas une oppression du plus faible. Je m’attends à des verbes à l’impératif, à un acte de douleur. Ils ne pleurent même pas au cinéma.  »

La donnée principale de cette jeunesse, c’est qu’elle est numériquement faible. Nous sommes le pays le plus vieux du monde après le Japon. Elle est, en plus, éparpillée à l’étranger, occupée à appliquer ses connaissances, études, et spécialités acquises en Italie. Les jeunes se retrouvent dans une condition de subalternité par rapport aux adultes. L’arrogance, l’intention de surmonter ceux qui ont précédé, c’est a priori l’expression la plus vitale de la jeunesse. Ici, c’est tout le contraire : les jeunes se conduisent comme des anciens précoces. Ils agissent avec une modération et un manque de critique envers les versions officielles qu’on vient de leur présenter.

Vous pensez notamment à certaines déclarations de Matteo Salvini, dirigeant d’extrême droite et homme fort de l’actuel gouvernement italien ?

L’idée qu’en Italie quelqu’un puisse parler d’une  » invasion d’étrangers  » devrait faire réagir ces jeunes. Ma riposte est celle de la langue : on ne peut pas parler d’invasion pour des personnes qui arrivent sans armes.  » Invasion « , c’est un groupement militaire qui force la frontière d’un autre peuple pour le soumettre. Nous sommes des spécialistes de l’invasion subie, au cours de l’histoire. Ces termes employés pour des hôtes de passage démunis qui souhaitent traverser l’Italie et continuer leur route en Europe est un mésusage. Je combats ça en tant que citoyen et écrivain. Mais ça devrait être l’objection sentimentale de la jeunesse ! Elle devrait cracher au visage de ceux qui se permettent d’employer un tel mot fourvoyant. L’Italie est davantage en état d’évasion : plus de cinq millions d’Italiens sont inscrits comme résidents à l’étranger. Le pays va se vider. L’économie souterraine bénéficie de la force de travail des migrants. Une main-d’oeuvre payée à trois euros de l’heure pour ramasser des tomates dans la campagne s’avère très pratique pour certains, prêts à contourner les lois et à s’enrichir.

Certains partis politiques exploitent les pires sentiments.

On connaît l’importance pour vous du mot « fraternité ». L’Italie en manque-t-elle ?

La fraternité, c’est ce qui se produit quand on se trouve face à face avec quelqu’un. Parfois l’antipathie surgit, mais plus souvent la solidarité. L’Italie a la plus grande communauté de bénévoles qui offrent leurs compétences et leur temps, que ce soit dans le secteur de la santé, l’instruction ou même la justice. Beaucoup d’avocats font du pro bono. Cette longue tradition d’entraide s’est même accrue ces dernières années. La fraternité est intense mais impossible à quantifier. Je crois que les fibres de mon pays se tiennent encore grâce au travail gratuit : c’est naturel. Les bateaux arrivent directement sur la côte et quand c’est le cas, les gens aident ces embarcations non repérées par les radars. Ils tendent la main à ces occupants de passage qui, ensuite, vont plus loin. Les seuls qui restent sont ceux qui correspondent à un besoin économique particulier. Certains partis politiques exploitent les pires sentiments qui existent dans le système nerveux humain. Et les partis dits d’opposition ne font pas le contraire : ils n’utilisent pas de discours axé sur l’entraide, qui serait pourtant lui aussi politique.

En 2017, le réalisateur et producteur de cinéma franco-roumain Marin Karmitz a exposé sa collection (photos, peintures, sculptures, dessins, vidéos…). Dans le catalogue d’ Etranger résident, vous dites de lui qu’il ne fait pas collection mais récolte. Votre nouveau livre n’est-il pas aussi une récolte ?

Oui, l’écriture est une récolte après que sont passés les moissonneurs. Ce n’est pas la première, mais le résidu, la deuxième, celle qui a été laissée par terre. Il y a une loi dans l’Ancien Testament qui empêche le patron du champ de glaner après les moissonneurs. Le deuxième passage est celui des pauvres.

(1) Le Tour de l’oie, par Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 176 p.

(2) Camarade Lune, par Barbara Balzerani, Cambourakis, 144 p. Dans cet ouvrage, l’auteure revient sur son histoire personnelle et le contexte italien qui l’a conduite à rejoindre les Brigades rouges.

Bio express

1950 :Naissance à Naples, le 20 mai, dans une famille bourgeoise ruinée.

1969-1980 :Erri De Luca fait partie du mouvement d’extrême gauche Lotta continua pendant les années de plomb et participe, entre autres, aux actions des ouvriers de Fiat.

1983 : Lors d’une préparation à un voyage humanitaire en Tanzanie, il découvre la puissance des textes de l’Ancien Testament.

1989 : Pas ici, pas maintenant ( Non ora, non qui), premier livre (autobiographique), paraît en Italie.

2001 : Montedidio obtient le prix Femina étranger.

2015 : Il est relaxé après avoir été jugé pour incitation au sabotage du chantier du TGV Lyon-Turin.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire