L'Allemande Frauke Petry (à l'époque leader de l'Alternative pour l'Allemagne), l'Italien Matteo Salvini, le Néerlandais Geert Wilders et la Française Marine Le Pen : le front des dirigeants des partis populistes et d'extrême droite contre le camp des progressistes personnifié, selon eux, par Emmanuel Macron, comme le montre la crise diplomatique entre Paris et Rome. © REMKO DE WAAL/BELGAIMAGE

Comment le vote anti-européen est dopé par la crise

Dans une centaine de jours, on élira nos représentants au Parlement européen. Un rapport cartographie pour la première fois le vote eurosceptique, en pleine croissance dans les 28 Etats membres. C’est davantage le déclin économique que les profils individuels qui l’alimente.

Doit-on se préparer à un raz-de-marée des partis antisystème au scrutin européen du 26 mai prochain ? Selon diverses projections, ils pourraient rafler jusqu’à un tiers des sièges, et mettre à mal tout l’édifice communautaire. Ce serait la confirmation d’une tendance : au cours de la dernière décennie, les partis politiques opposés à l’intégration européenne ont presque doublé leurs voix. Ce rejet a culminé avec le référendum en faveur du Brexit en 2016. Mais c’est toute l’Europe qui est touchée : le vote pour des partis farouchement opposés à l’UE est monté de 10 à 18 % entre 2000 et 2018. En 2004, seuls 28 % de la population ne lui faisaient pas confiance. Ce chiffre est monté à 47 % en 2012 – la crise de 2008 est passée par là – avant de descendre à 39 % en 2018, avec la Grèce en haut du classement.

Les pauvres ne se montrent pas plus hostiles à l’intégration européenne que le reste de la population.

Pour comprendre cette évolution, une étude inédite, intitulée The Geography of EU discontent, vient d’être publiée par la Direction générale Regio (politique régionale et urbaine) de la Commission européenne. Elle se concentre sur la répartition du vote de mécontentement à l’égard de l’Union. Dans ce document de travail, les trois auteurs, Lewis Dijkstra, Hugo Poelman et Andrés Rodriguez-Pose se sont attelés à une tâche titanesque : cartographier et analyser les scrutins nationaux entre 2013 et 2018 dans plus de 63 000 circonscriptions électorales réparties dans l’ensemble des 28 Etats membres de l’UE. Ils se sont notamment basés sur les enquêtes réalisées par le Chapel Hill Center of European Studies (Ches, université de Caroline du Nord). L’intérêt de cette étude est d’apporter des nuances insoupçonnées au tableau globalisant de l’indifférence voire de la méfiance à l’égard de l’Europe. Ainsi, au Danemark, l’euroscepticisme reste assez bas dans les sondages, alors que les votes pour les partis anti-intégration européenne atteignent des sommets. Et c’est l’opposé en Espagne. En Grèce, les deux se superposent clairement. En outre, les disparités régionales empêchent de généraliser à tout un pays : le nord de l’Italie est bien plus défiant que le reste du pays, tout comme l’est de l’Allemagne. Les zones rurales et les petites villes sont également davantage eurosceptiques. C’est principalement de là qu’est issu le mouvement des gilets jaunes, dont un adepte sur Facebook confesse néanmoins qu' » on discute peu de l’Europe au sein du mouvement « .

Comment le vote anti-européen est dopé par la crise
© SOURCE: GEOGRAPHY OF EU DISCONTENT, EC, 2018

Belgique épargnée

Des pays comme la Belgique, tombée dans la marmite européenne quand elle était petite, mais aussi le Portugal, la Roumanie, l’Espagne, les pays baltes, la Slovénie, la Croatie et l’Irlande ne comptent pas de partis  » très opposés  » à l’intégration (voir tableau page 67). Dans le classement des 40 partis au sein de l’Union les plus hostiles à l’intégration européenne, on retrouve bien, pour notre pays, le Parti populaire en 31e position et le Vlaams Belang en 34e position, mais ils se situent dans les  » opposés « , échappant de justesse à la classification extrême. Le PTB est, lui, situé dans la catégorie suivante,  » plutôt opposés « .

De quoi s’alimente le vote antieuropéen ? Principalement du déclin économique et industriel. A cela s’ajoutent de faibles niveaux d’éducation et un manque d’emplois locaux.  » Une fois ces facteurs pris en compte, les régions aisées ont plus de chances de voter pour les partis opposés à l’Union que les moins bien lotis, contrairement aux explications associant le vote antiestablishment aux personnes pauvres vivant dans des zones défavorisées « , explique le rapport. Ceux qui ont du mal à boucler les fins de mois ne se montrent donc pas plus hostiles à l’intégration européenne que le reste de la population, et c’est la découverte majeure des auteurs. De plus, d’autres facteurs ayant joué un rôle important en tant que moteurs du populisme – tels que le vieillissement, la ruralité, l’éloignement, le manque de revenus ou de qualifications – semblent importer beaucoup moins ou alors différemment.

Comment le vote anti-européen est dopé par la crise
© SOURCE: GEOGRAPHY OF EU DISCONTENT, EC, 2018

Deux sujets distincts

Un vote antieuropéen est-il forcément un vote populiste ? Le débat autour du mot  » populisme  » continue de faire rage, même si la rhétorique antisystème est souvent utilisée pour définir un parti populiste. Pour ceux-ci, l’Europe, ce monstre bureaucratique sans visage, est devenue un punching-ball, et identifiée, à l’instar des migrants, comme le principal opposant. Dans la foulée, l’euro est également devenu une cible pour des partis comme l’AfD allemande ou la Lega italienne, mais moins pour le Rassemblement national en France, qui a succédé au Front national, et devenu plus ambigu sur une sortie de la monnaie unique et un retour au franc français.

En réalité, les deux sujets sont distincts. En Espagne, Podemos tient un discours antiélite mais ne s’oppose pas à l’intégration européenne. A l’inverse, les Néerlandais de ChristenUnie développent peu de rhétorique antiélite, mais ne sont pas de farouches partisans de l’intégration européenne. La distinction gauche/droite s’estompe : le Vlaams Belang et le PTB se situent tous deux dans le camp  » contre « .  » Si on utilise une définition étroite pour les deux concepts (populisme et opposition à l’intégration européenne), le lien disparaît presque « , notent les auteurs, qui relèvent que seuls 20 % des votes pour les partis les plus populistes vont vers des partis farouchement opposés à l’intégration européenne.

Reste que le terme assez large d' » intégration européenne  » peut fausser la perception des résultats. Que recouvre-t-il au juste ? Ainsi, des partis peuvent préconiser des frontières ouvertes au sein de l’Union, mais rejeter les institutions du quartier Schuman à Bruxelles. La raison de ce terme fourre-tout ? Les formations ne se montrent pas toujours d’une clarté irréprochable sur leurs engagements (ou non) en faveur de la construction européenne : le vent peut vite tourner du moment qu’il s’agisse de ramener des voix. Le terme  » intégration  » a donc été retenu comme plus petit commun dénominateur.

Déjà dans les années 1980

Faut-il s’inquiéter de ce rejet de l’Europe ? Oui, si on regarde depuis 2000 (voir tableau page 66), non, si on prend en considération une période plus étendue.  » Un aperçu plus large révèle que non seulement l’Europe a déjà connu ce type de remous et les a surmontés, mais aussi que les circonstances étaient similaires, relève Martin Sandbu dans le Financial Times. Au début des années 1980, c’étaient les convulsions de la désindustrialisation et les forces antisystème en ont profité. C’est à nouveau le cas aujourd’hui, lorsque la crise financière (et sa gestion catastrophique) s’est ajoutée aux difficultés persistantes liées au changement structurel intervenu il y a plusieurs décennies. Mais il montre également que pendant la période de prospérité économique des années 1990 et du début des années 2000, la vague antieuropéenne s’est atténuée et le soutien au projet européen est réapparu.  » Ne pas désespérer, donc.

Comment retrouver une vague porteuse pour le projet européen ?  » Si l’Europe veut lutter contre l’expansion de cette géographie du mécontentement, le mieux serait de commencer par s’attaquer à la détresse des territoires laissés pour compte, en offrant des perspectives pour compenser le déclin industriel, la fuite des cerveaux et le piège du revenu moyen « , notent les auteurs. Pour eux, il faut endiguer le vote antiestablishment,  » qui menace non seulement l’intégration européenne, mais aussi la stabilité économique, sociale et politique qui a supervisé la plus longue période de paix et de prospérité du continent « .

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