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Brexit: l’exaspération des parlementaires et fonctionnaires britanniques à Bruxelles succède au deuil

Le Vif

Fort de parlementaires et de fonctionnaires de qualité, Londres a exercé une grande influence à Bruxelles.

Il est 8 h 55, le 24 juin 2016, lorsque Laura Rayner dépose sa demande de nationalité belge.  » C’était trois ou quatre heures après l’annonce du résultat du référendum sur le Brexit, raconte cette pétillante Ecossaise, assistante d’un eurodéputé britannique. J’avais peur. Peur de perdre mon travail. Peur que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne remette en cause mon droit de résidence en Belgique, où j’ai fondé une famille.  »

Le Brexit a pris tout le monde par surprise. Contre toute attente, à commencer par celle de leur Premier ministre David Cameron, les Britanniques ont voté à 52 % pour quitter l’UE. Au sein des institutions européennes, pourtant, les sujets de la reine Elisabeth II jouissent d’une réputation d’excellence : travailleurs et efficaces, eurodéputés et fonctionnaires sont considérés comme le gratin des leurs, à rebours de l’euroscepticisme répandu outre-Manche.

Dans les couloirs de la Commission, au matin du 24 juin, l’abattement se mêle à l’incompréhension.  » Il régnait une grande tristesse, se souvient un fonctionnaire français. C’était la crise de trop, après celle de l’euro et des migrants. D’autant que nos collègues britanniques, qui ne savaient pas encore s’ils pourraient garder leur emploi une fois la sortie actée, avaient fait un choix fort en dédiant leur vie au projet européen, alors que ce n’est pas très bien vu chez eux.  » Depuis, ils sont nombreux à avoir demandé une autre nationalité, en profitant d’un ancêtre irlandais ou italien, ou en faisant valoir leur union avec une Française, un Suédois ou une Polonaise.

Laura Rayner, pour sa part, a montré la voie aux Britanniques qui se voient refuser un passeport belge en raison de la carte d’identité spéciale possédée par les employés européens. Les autorités considèrent en effet que les années de résidence sous ce régime ne comptent pas. L’Ecossaise a été la première à contester l’argument devant un tribunal et à obtenir gain de cause, en mai 2017.  » Depuis que j’ai raconté mon histoire au site d’information Politico, plus d’une centaine de personnes m’ont contactée pour savoir comment faire « , précise la néo-Belge.

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Rassurer les titulaires

Le contrat de Laura se terminera avec le mandat de son député. Si elle a plusieurs pistes pour rebondir à Bruxelles, il n’en va pas de même pour d’autres contractuels.  » Le Brexit hâte mon retour à Londres, alors que je me serais bien vu rester quelques années de plus ici « , confie l’assistant d’un élu conservateur croisé dans les couloirs du Parlement européen, à Strasbourg. Entre les départs et les changements de nationalité, la part des fonctionnaires britanniques à la Commission a reculé d’un cinquième depuis 2016, pour passer sous les 1 000. Au Parlement, ils sont environ 200 à être enregistrés sous cette nationalité et moins d’une centaine au Conseil européen, l’institution qui réunit les dirigeants des pays membres.

Les Britanniques ont amorcé une révolution culturelle des pratiques.  » Ils ont apporté une façon de travailler moins verticale et moins formelle que la nôtre ou celle des Allemands, avec un management par les pairs, moins stigmatisant « , fait valoir un administrateur français du Parlement.  » Au début, cela choquait leurs collègues que les Britanniques envoient des copies de leurs notes à tout le monde, s’amuse l’un des leurs, Jonathan Faull, ancien haut fonctionnaire anglais ayant fait toute sa carrière au sein de la Commission. Nous avons introduit l’utilisation du prénom et le tutoiement, ce qui n’enlève rien au respect.  »

Lors du référendum du 23 juin 2016, près de 52 % des Britanniques ont voté pour quitter l'Union européenne.
Lors du référendum du 23 juin 2016, près de 52 % des Britanniques ont voté pour quitter l’Union européenne.© G. CADDICK/AFP

Le règlement offre la possibilité de congédier les ressortissants d’un pays quittant l’UE. Les administrations de la Commission comme du Parlement ont cependant tenu à rassurer les titulaires britanniques : Brexit ou non, ils pourront conserver leur job. Leurs perspectives de carrière semblent, en revanche, limitées.  » Je ne pense pas qu’un Britannique pourra accéder à une direction générale comme ce fut mon cas, estime Jonathan Faull, devenu consultant après sa retraite, en 2016. Les meilleurs postes iront aux autres nationalités.  » Les plus ambitieux pourraient donc chercher satisfaction autre part.

Au fil des années, les spécimens britanniques devraient se raréfier : seuls les citoyens d’un pays membre peuvent intégrer l’administration européenne. Leurs carrières pourraient ressembler à celles de ces quelques Norvégiens que l’on peut encore croiser dans les couloirs de la Commission. Engagés lors du processus d’adhésion de leur pays, ils ont pu rester malgré le résultat négatif du référendum de 1994. Pour autant, les plus hautes responsabilités leur restent inaccessibles.

Le Premier ministre David Cameron a été pris de court par le Brexit.
Le Premier ministre David Cameron a été pris de court par le Brexit.© S. WERMUTH/REUTERS

Moins de responsabilités

Les eurodéputés britanniques, eux, devront plier bagage. A l’instant de la sortie du Royaume-Uni, ils perdront l’accès à leur bureau de Bruxelles et de Strasbourg…  » Je m’étais couché avant le résultat du 24 juin, convaincu qu’il serait positif, se rappelle l’Ecossais David Martin, au Parlement depuis 1984 sous l’étiquette travailliste. Après le vote, je me suis demandé à quoi avait servi tout ce travail s’il s’agissait au final de quitter l’UE.  » Le malheureux est le plus ancien membre de l’assemblée, après l’Allemand Elmar Brok. La frustration a été en partie chassée par la conviction qu’il en restera quelque chose.  » Nous avons eu un impact sur la vie des Britanniques, poursuit l’ancien rapporteur parlementaire pour les traités de Maastricht et de Nice. Voyez la qualité de l’eau. Avant que l’UE s’en mêle, celle du Royaume-Uni était la pire de tous les Etats membres.  »

Au Parlement européen, la réputation est basée sur l’expérience. Or, les Britanniques n’en manquaient pas.  » Ils tenaient leur rôle à la perfection, alors qu’en France comme en Belgique, être un député européen est considéré comme un mandat de second rang « , déplore Philippe Lamberts, coprésident du groupe des Verts à Strasbourg. Malgré le Brexit, la réforme des règles de l’hémicycle a ainsi été confiée à l’un des plus chevronnés d’entre eux, Richard Corbett, du Labour.  » Ils bénéficient d’une expérience parlementaire de cent années plus ancienne que la nôtre, ajoute l’eurodéputé français Les Républicains Alain Lamassoure. Ils savent jouer des subtilités des règlements intérieurs, avec le grand avantage de la maîtrise de l’anglais, en particulier pour rédiger les amendements.  »

Pour Nigel Farage, alors à la tête du parti europhobe Ukip, l'objectif était atteint. Celui se dit aujourd'hui prêt à mener campagne si l'article 50 n'est pas déclenché.
Pour Nigel Farage, alors à la tête du parti europhobe Ukip, l’objectif était atteint. Celui se dit aujourd’hui prêt à mener campagne si l’article 50 n’est pas déclenché.© D. MARTINEZ/REUTERS

La création d’un autre groupe parlementaire, il y a dix ans, par les Britanniques du Parti conservateur, en rupture avec le premier parti européen, le PPE, a réduit l’influence britannique de façon progressive. La montée en puissance des europhobes du Ukip, mené par Nigel Farage, n’a rien arrangé. Et le référendum de 2016 a encore accéléré le processus.  » Il est devenu un peu plus difficile de jouer notre partition, remarque la travailliste Neena Gill, élue pour la première fois en 1999. Quand on sait que vous allez partir, on a moins tendance à vous confier des responsabilités, même si je ne peux pas dire que les Britanniques n’ont rien obtenu.  » Un assistant confirme :  » Ils comptent moins de rapporteurs ou de négociateurs en commission.  »

 » Au Conseil européen, les Britanniques en imposaient d’un point de vue technique et juridique « , pointe Karen Massin, à la tête d’un cabinet de lobbying.© O. HOSLET/EPA/AFP

La presse londonienne, à commencer par ses tabloïds, n’a jamais été en reste pour vilipender l’Union européenne, dénoncée comme une source de gaspillage et un frein au développement du Royaume-Uni. Elle n’a jamais cessé d’alimenter l’euroscepticisme congénital des Britanniques. Boris Johnson en sait quelque chose. Avant de devenir le maire de Londres, un chantre du Brexit et un catastrophique ministre des Affaires étrangères, il a multiplié les mensonges à propos de l’UE, dès les années 1990, lorsqu’il était le correspondant à Bruxelles du Daily Telegraph.

A l’opposé de la description qu’en donnent les tabloïds, le Royaume-Uni, après son adhésion en 1973, a pu façonner l’Europe selon ses désirs :  » Le paradoxe, c’est qu’ils quittent un marché intérieur dont ils ont été le moteur « , souligne Eric Maurice, représentant à Bruxelles de la Fondation Robert-Schuman. C’est l’envoyé de la Première ministre Margaret Thatcher, Lord Cockfield, qui a mené sa mise en place, lorsque la Commission était présidée par Jacques Delors.

L'ancien maire de Londres, Boris Johnson, ici au Parlement, est un fervent défenseur d'un Brexit dur.
L’ancien maire de Londres, Boris Johnson, ici au Parlement, est un fervent défenseur d’un Brexit dur.© M. DUFFY/UK PARLIAMENT VIA REUTERS

De l’art des compromis

 » Leur présence a permis de trouver un point d’équilibre entre le colbertisme français et une volonté anglo-saxonne de lâcher la bride aux acteurs économiques, estime Philippe Lamberts. Sans eux, ce ne sera pas la même chose. L’axe Paris-Berlin se révèle parfois toxique. Le Royaume-Uni contrebalançait cela. Il permettait à d’autres voix de se faire entendre.  »

Au Conseil européen, de nombreuses nations attachées au libre-échange, comme les Pays-Bas ou les pays nordiques, avaient pris l’habitude de se ranger derrière les Britanniques pour faire valoir leurs intérêts. Londres ne cherchait pour autant pas à forger des alliances, estimant que ses demandes se justifiaient par elles-mêmes.  » A Westminster, la classe politique n’a jamais intégré les mécanismes européens et tendait à arracher des victoires nationales plutôt que de jouer le jeu communautaire « , regrette Eric Maurice.

L’eurodéputé français Les Républicains Arnaud Danjean se souvient d’un Conseil européen de 2013 illustrant cette tendance individualiste.  » David Cameron avait habilement nourri la presse pour faire passer le message qu’il avait résisté à la création d’une armée européenne, alors qu’il n’en avait pas du tout été question « , raconte-t-il.

A cet égard, leur retrait a permis à l’UE d’avancer sur quelques sujets de défense.  » Pour des opérations militaires européennes, comme au Mali, on a pu mettre en place de petits états-majors transnationaux, ce que refusaient les Britanniques, car ils y voyaient une concurrence à l’Otan, explique Arnaud Danjean, qui suit ces dossiers avec attention. On a aussi élaboré un programme de drones de combat. Londres faisait toujours obstacle à de telles ambitions.  »

Habiles pour bloquer les textes, les Britanniques l’étaient aussi pour les peaufiner.  » Au Conseil, ils en imposaient d’un point de vue technique et juridique, fait valoir la Française Karen Massin, à la tête de l’antenne bruxelloise d’un cabinet de lobbying, Burson Cohn & Wolfe (BCW). Ils vont manquer dans ce domaine, car ils faisaient preuve d’une grande créativité pour trouver des compromis.  » Grâce à la City, leur niveau d’expertise était sans égal sur les sujets financiers.  » Ils en ont beaucoup joué, et cela était bien utile à l’UE lors des négociations sur les réglementations bancaires internationales, relève le Britannique Mark Foster, lobbyiste à Kreab. Il faudra quelques années pour que les Français et les Allemands développent des talents semblables.  »

La pétition qui réclame un nouveau référendum bat tous les records en dépassant les cinq millions de signatures.
La pétition qui réclame un nouveau référendum bat tous les records en dépassant les cinq millions de signatures.© Y. HERMAN/REUTERS

Confiance brisée

Les Britanniques ont beau quitter l’équipe européenne, ils n’abandonnent pas Bruxelles. La représentation permanente du Royaume-Uni auprès de l’UE emploie une cinquantaine de personnes, 50 % de plus qu’en 2016. Sans accès au Conseil, à la Commission et au Parlement, cette ambassade est appelée à devenir un puissant pôle d’influence.  » Elle va se transformer en un outil de lobbying, à l’image des représentations des Etats-Unis et de la Chine, prévoit Karen Massin. Les entreprises britanniques, de leur côté, ne pourront plus recourir aux fédérations européennes pour se faire entendre. Elles devront mettre en oeuvre plus de moyens.  »

Le psychodrame des négociations a épuisé tout le monde. L’incapacité de Theresa May à comprendre le fonctionnement européen, comme à se faire entendre de son Parlement sur un accord de sortie, a brisé la confiance que Bruxelles tentait de préserver.  » Il y en a marre, cela fait deux années que l’article 50 a été enclenché, s’exaspère Arnaud Danjean. Déjà, avant le référendum, David Cameron faisait un chantage au départ, pour obtenir le beurre, l’argent du beurre, la crémière et la crémerie. Ce côté capricieux a atteint ses limites.  »

Les Britanniques de Bruxelles ont assisté à ce triste spectacle.  » Ils ont vite compris que le gouvernement ne les écouterait pas et persévérerait dans une approche idéologique du Brexit, comme l’a montré la démission, début 2017, d’Ivan Rogers, leur représentant auprès de l’UE, rappelle Eric Maurice. Ces talents risquent de manquer pour la relation future.  »  » Notre arrogance a fait des dégâts, déplore la Belgo-Britannique Laura Rayner. Les politiciens ne le disaient pas à Londres, mais Bruxelles prenait au sérieux les positions du Royaume-Uni.  » Le Brexit a tout gâché.

Par Clément Daniez.

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