Carte blanche

S’occuper des causes d’une pandémie est moins coûteux qu’endiguer ses conséquences

Dans le roman La Peste, Albert Camus écrivait la chronique d’une ville frappée par une terrible épidémie, plus ou moins allégorique. À travers ce récit, l’auteur traitait beaucoup du conditionnement de l’homme, enfermé dans sa routine et bien incapable de sortir de son indifférence pour faire face à l’imminence d’un sombre bouleversement et au mal omniprésent.

À plusieurs titres, la crise sanitaire que nous traversons rappelle l’analyse dressée dans ce roman. Collectivement, nous avons beaucoup de difficultés à appréhender les grandes catastrophes, même clairement annoncées. C’est un constat que font notamment les collapsologues, avec lesquels on peut au moins être d’accord sur ce point. Face aux scènes de confinement dans les villes de Chine que nous regardions à la télévision début février, qui s’attendait à subir pareilles mesures en Belgique ?

Pourtant, la crise du nouveau coronavirus n’était ni imprévisible, ni inédite, ni inévitable. D’abord, il y a eu l’émergence de plusieurs épidémies au cours de ces vingt dernières années, qui aurait dû servir d’avertissement : SRAS, H1N1, Ebola. Et puis, il y a eu les mises en garde d’experts, qui ont depuis longtemps désigné l’activité humaine comme responsable de l’apparition de nouveaux pathogènes.

Malgré cela, l’attachement aux habitudes, à la normalité, semble nous empêcher d’entendre raison. Fin mars, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, publiait sur Twitter ses réflexions sur le coronavirus : « Je pense qu’il faut arrêter de faire de grandes théories sur la fin du monde. C’est une fatalité qui ne dit rien de notre système. »

On ne peut pas se permettre de qualifier de fatalité la crise du Covid-19. Il n’y aurait meilleure manière de s’exposer davantage à de futures catastrophes. Cette crise est justement le résultat direct d’un système défaillant, qu’il faut remettre en question : celui qui régit notre rapport à l’environnement et à l’alimentation.

Selon l’état actuel des recherches, l’origine du nouveau coronavirus serait à chercher du côté des marchés « humides » (où sont détenus et tués des animaux de différentes espèces – y compris sauvages – en vue de leur consommation) de la ville chinoise de Wuhan. En réaction à la crise sanitaire, la Chine a récemment décidé d’interdire le commerce et la consommation d’animaux sauvages. Si l’application stricte de la mesure s’annonce déjà compliquée, elle n’en reste pas moins salutaire. Tout autant, la fermeture des marchés humides sur l’ensemble de la planète est une nécessité. Dans une tribune publiée début mars, le bioéthicien Peter Singer et la philosophe Paola Cavalieri décrivaient l’urgence du propos : sur ces marchés – un enfer sur terre pour les animaux – se mélangent le sang et les excréments de mammifères, poulets, poissons et reptiles ; des conditions idéales pour la rapide mutation et la transmission du virus.

Le risque d’émergence de foyers de pandémies se cantonne-t-il donc à la Chine et aux pays (sub)tropicaux ? C’est évidemment l’erreur d’analyse à ne pas commettre. D’une part, ce serait taire les avertissements de nombreux scientifiques, d’autre part ce serait avoir la mémoire bien courte. Comme le rappelle François Renaud, chercheur CNRS au laboratoire Génétique et Évolution des Maladies infectieuses, « on a généralisé l’élevage industriel intensif partout sur la planète. Ce faisant, on a constitué une niche écologique rêvée pour les pathogènes. »

C’est donc l’ensemble de notre modèle alimentaire, reposant beaucoup trop sur les protéines animales, qui est en cause. Les chiffres sont éloquents : selon l’OMS, 60 % des nouvelles maladies infectieuses chez l’homme proviennent des animaux (c’est ce qu’on appelle les zoonoses). Sur les plus de 30 nouveaux pathogènes humains détectés ces trente dernières années, 75 % sont issus d’animaux.

Dans la presse ces dernières semaines, plusieurs scientifiques ont déjà appelé à la réflexion, en recensant l’impact mondial de l’élevage intensif dans l’apparition de ces pathogènes (comme ici dans Le Monde ou ici dans Libération). Cet impact est double. D’un côté, la production de viande accapare de très vastes surfaces de terre – à hauteur de 83 % des terres agricoles – pour nourrir les animaux (y compris européens). Elle est donc un facteur majeur de déforestation. Greenpeace le rappelle, la destruction des écosystèmes favorise le développement de maladies infectieuses puisqu’elle met les animaux sauvages directement en contact avec l’homme.

De l’autre côté, la concentration extrême à laquelle sont soumis les animaux détenus dans les élevages industriels constitue depuis toujours une véritable poudrière en matière de zoonoses. La promiscuité permet aux agents pathogènes de muter et de se transmettre facilement à l’ensemble du cheptel. Il ne faudrait pas oublier les récentes épidémies de grippe porcine et de grippe aviaire. Il faudrait encore moins oublier que l’élevage intensif reste la norme, même en Belgique : nous abattons chaque année plus de 300 millions de poulets, dont la quasi totalité est détenue dans des bâtiments fermés et une densité supérieure à 15 individus par mètre carré. D’ailleurs, la crise du Covid-19 n’empêche pas l’apparition de nouveaux foyers de grippe aviaire, les Pays-Bas et l’Inde doivent actuellement y faire face.

Remarquons que trois des plus grands périls auxquels l’humanité fait face sont majoritairement imputables à l’élevage d’animaux : les zoonoses, le réchauffement climatique et la résistance aux antibiotiques. On le voit, le remplacement massif de la viande par des protéines végétales est un enjeu primordial de santé publique. Si nous y parvenons, nous gagnerions sur tous les tableaux : pression moindre sur les écosystèmes, réduction du risque d’épidémies, baisse importante des émissions de gaz à effet de serre, etc.

Le retour au business as usual n’est pas une option

Les mesures prises pour lutter contre les conséquences du Covid-19 sont drastiques, inédites : les commerces sont fermés, la population demeure confinée, les aides financières annoncent une dure récession, les pouvoirs spéciaux accordés aux gouvernements heurtent nos principes démocratiques… Pour éteindre le brasier, ces mesures s’avèrent évidemment indispensables. Mais il sera d’autant plus nécessaire de prévenir les futurs incendies. On ne pourra pas se contenter d’endiguer les conséquences des épidémies sans s’occuper de leurs causes. Et contre ces causes, la bonne nouvelle est que les mesures à prendre sont beaucoup moins coûteuses et douloureuses.

Une fois la crise passée, un retour au business as usual n’est pas une option. Le bilan environnemental de la Politique agricole commune de la Commission européenne est par exemple désastreux. L’élevage intensif qu’elle permet est incompatible avec les volontés derrière son Green Deal. De même, les États et les Régions ne peuvent plus continuer le greenwashing concernant leurs modèles alimentaires. Défaillant, notre système agricole généralisé alimente en premier lieu les pires risques pour la planète et ses habitants. Concrètement, il s’avère indispensable de réduire significativement la taille des élevages et donc de diminuer fortement consommation carnée. C’était déjà une nécessité du simple fait que les animaux souffrent de leur condition ; ça l’est encore davantage pour des raisons de santé publique.

La crise actuelle n’est pas une fatalité. Face à l’absurde, Camus prescrivait la révolte, l’action individuelle et collective. La crise qui nous occupe (re)met en lumière les nombreux dysfonctionnements dont nos systèmes sont responsables. En premier lieu, notre modèle alimentaire et agricole exige un très lourd tribut sur les animaux, la planète et les humains. Et ce problème ne concerne pas que des pays à l’autre bout de la planète. À nous d’en tirer les leçons, pour se prémunir au mieux des futures pandémies qui menacent à nouveau de nous frapper pendant nos indifférentes routines.

Victoria Austraet

Députée bruxelloise DierAnimal

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