En mai dernier, plus de 80 % des Européens ont redit dans les urnes leur foi inébranlable en une mondialisation productiviste heureuse et sans limites fondée sur une consommation effrénée d’énergies fossiles (y compris nucléaires) dont ils croient réaliste de penser que leur absence détruirait deux cents ans de progrès et qu’elles seraient, par conséquent, irremplaçables dans nos vies à jamais.
Même si le pourcentage de croyants est plus faible que cinq ans plus tôt, cette timide poussée de salutaire agnosticisme reste bien trop faible pour induire le moindre basculement sérieux, ce qui n’est pas seulement décevant, mais surtout incompréhensible.
Car même à supposer que Greta soit réellement un petit tonneau vide moche, malade et manipulé, même à supposer que le climat se dérègle tout seul comme un grand ou à cause d’une augmentation constante de la production mondiale de cannabis (j’ai vérifié et les courbes coïncident !), même à supposer que les chercheurs du GIEC soient les conjurés d’une immense conspiration contre les gentils actionnaires d’Exxon en vue de nous fourguer d’affreuses éoliennes qui dénaturent nos paysages, effraient les petits oiseaux et nous conduiront à la misère chaque jour où il n’y aura pas de vent, n’en resteraient pas moins en suspens toutes les autres questions …
a) Les réserves pétrolières planétaires sont aujourd’hui estimées à 1.400 milliards de barils (probablement surévaluées par des pays exportateurs en quête d’investisseurs) et la consommation mondiale (en progrès continu envers et contre tout) est de 37 milliards de barils par an alors que les découvertes annuelles plafonnent à 10 milliards de barils (et sont en recul constant depuis trente ans). Au mieux (si les découvertes ne continuent pas à fondre ni la consommation à augmenter), il nous en reste sous terre pour 50 ans (et ce n’est pas mieux pour le gaz naturel). Que se passera-t-il dès lors en 2.070 (et probablement bien avant puisque ces ressources vont se renchérir à mesure qu’elles se raréfient) ? Retournerons-nous aux conditions de vie préindustrielles (où est resté coincé un bon tiers de l’Humanité) ou aurons-nous eu la prévoyance de construire des réseaux de production d’énergie renouvelable (que nous consommerions avec davantage de parcimonie et auxquels aurait accès la part de l’Humanité que l’industrialisation a oubliée ?) ?
b) Une grande part des produits de notre vie quotidienne dépendent de la pétrochimie (peintures, solvants, plastiques, engrais, médicaments, résines, détergents). Certes, il faudra bien un jour trouver des moyens de les fabriquer autrement eux aussi, mais devrons-nous également nous y résoudre dans un délai de moins d’un demi-siècle parce que nous aurons trouvé intelligent de brûler tous nos gisements d’hydrocarbures plutôt que de les réserver à des usages un chouïa plus utiles ?
c) Je me souviens d’un voyage scolaire en Pologne au début des années 90 et d’une jeune fille qui, soudain, en pleine rue, s’était mise à pleurer des larmes de sang qui ruisselaient sur ses joues sans qu’il soit possible de les arrêter. Effrayés, nous l’avions emmenée chez un médecin du coin que cela n’avait guère impressionné et nous avait déclaré, avec une espèce de lassitude résignée, qu’il n’était pas rare, les jours de smog, que des habitants de la ville, les sinus littéralement rongés par les émanations sulfurées des centrales à charbon, endurent ce même calvaire et en soient réduits à se calfeutrer plusieurs jours dans leur chambre en attendant que les tissus se reconstituent tant bien que mal. Des amis polonais me confiaient l’autre jour que la situation n’avait guère changé là-bas, pas plus que dans de nombreuses régions chinoises ou allemandes et la pollution atmosphérique est devenue un problème de santé publique dans nombre de pays développés (particules fines, monoxyde de carbone, ozone, dioxyde d’azote et de soufre sont responsables de 48.000 décès par an en France, faisant de la pollution la troisième cause de mortalité derrière le tabac et l’alcool.) Comment les citoyens de nations pourtant si attachées à leur « niveau de vie » et à leur prétendu « confort » accordent-ils finalement si peu d’importance à leur qualité de vie (leur santé, leur environnement, leur alimentation) ?
d) La moitié des réserves prouvées d’hydrocarbures se trouve dans cinq pays dont quatre se situent au Proche-Orient où guerres sordides d’influences et dictatures rétrogrades se disputent l’actualité depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Que deux drones rebelles s’abattent sur des installations saoudiennes, que les relations entre les USA et d’Iran se crispent comme au bon vieux temps … et voilà le monde entier condamné à payer son énergie 10 % plus cher du jour au lendemain. Comment pouvons-nous ramper depuis si longtemps devant ces dictatures abjectes ? Comment tolérons-nous cette extrême dépendance de nos économies à leur bon vouloir ? Comment supportons-nous une telle fragilité d’approvisionnement d’une ressource que nous avons placée au centre de nos vies et à laquelle nous sommes littéralement camés ?
e) En 2007, la Chine cultivait 33 % des carottes vendues dans le monde. En 2018, sa production dépassait les 50 % (plus de 60 % pour le chou !). Même s’il devient très aisé de trouver au supermarché des carottes à moins d’un euro le kilo (quelle extraordinaire sensation d’opulence !), peut-on réellement prétendre que cette importation massive (17 millions de tonnes de racines à déplacer chaque année sur des milliers de kilomètres) aurait le moindre sens ou contribuerait d’une quelconque façon à notre bien-être et que nous serions terrassés de chagrin ou de lassitude si nous devions produire à nouveau nos carottes nous-mêmes et les payer vingt centimes plus cher ?
f) Toutes les études convergent : 25 % de l’énergie et 30 % de la nourriture produites dans le monde sont gaspillées. Est-ce que ce gâchis contribue réellement à notre « niveau de vie » ou à notre « confort » ? Vivrions-nous vraiment plus mal si nous cessions de jeter à la poubelle ou de laisser s’envoler par les fenêtres de telles quantités de ressources précieuses ?
g) D’après Charlotte Flechet du Global Call for Climate Action, « selon le Fonds Monétaire International, chaque année, près de 5.3 trillions de dollars d’argent public est alloué au niveau international en faveur des énergies fossiles. Rien qu’au sein du G20, les gouvernements dépensent 452 milliards de dollars par an pour la seule production d’énergies fossiles. Il s’agit d’environ quatre fois le montant global des subsides aux énergies renouvelables d’après les estimations de l’Agence Internationale de l’Energie. » Comment expliquer pareille gabegie publique doublée d’un tel manque de prévoyance sinon en supposant que les lobbies gris restent, de facto, bien plus puissants que les verts et gangrènent nos démocraties jusqu’à leurs sommets ?
h) Engagée dans une véritable course vers l’indépendance énergétique depuis la crise pétrolière des seventies, la Californie, 8e économie mondiale à elle seule, vient de dépasser la barre symbolique des 50 % d’énergie renouvelable. Le « 100 % Clean Energy Act », voté en août 2018, prévoit d’ailleurs d’amener le Golden State à 60 % de renouvelables en 2.035 et à 100 % dès 2.045. Comment diable son économie ne s’est-elle pas encore écroulée dans d’atroces convulsions et surtout, comment les politiciens fossilisés du reste du monde osent-ils encore prétendre que l’énergie durable et décarbonée serait le rêve résolument impossible de beatniks verts un peu ados, un peu bobos, mais surtout pas crédibles ?
i) Le World Nuclear Report 2018 publiait l’an dernier un très intéressant graphique de Lazard Estimates. On y lit que, depuis 2013, la pyramide des prix de revient par sources d’énergie s’est totalement inversée. Tandis que le coût de production d’un MWh nucléaire est désormais le plus élevé du mix (plus de 120 USD), que les fossiles classiques trustent le milieu du tableau (80 USD pour le charbon et 65 USD pour le gaz), c’est le MWh renouvelable qui se révèle désormais le moins cher à produire (45 USD pour le solaire et 40 USD pour l’éolien). Si ce n’est par peur de voir les majors du fossile ne pas récupérer les sommes astronomiques qu’ils ont investies dans la prospection et l’exploitation, quelle raison économique objective avons-nous encore de lier nos destinées collectives à ces has been de l’Histoire ?
En bref et en quelques mots, nous ne devons pas seulement agir aujourd’hui parce qu’il pourrait faire 7 degrés de plus en 2.100 et que la Vlaamse Kust pourrait commencer à Jette, mais parce que, en plus de ce risque majeur et insensé, notre situation énergétique est absurde et dangereuse ici et maintenant à chaque instant.
Commençons par augmenter notre indépendance, notre résilience et notre qualité de vie quotidienne et, comme le promettait Notre Seigneur, le reste nous sera donné par surcroît …
A nous et aux générations futures.
Amen.
Benoit Lhoest, Enseignant