Les incendies de forêt autour de Paradise en Californie ont fait 88 morts en 2018 : de plus en plus, les mégafeux touchent les villes. © JUSTIN SULLIVAN/GETTY IMAGES

« Les mégafeux contribuent à aggraver la crise écologique »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour la philosophe Joëlle Zask, auteure de Quand la forêt brûle, les grands feux sont quasi tous liés à des activités humaines, notamment celles responsables du réchauffement climatique. La solution ne peut venir que d’une prévention accrue, qui doit passer par un changement de culture.

Depuis le mois de janvier dernier, quelque douze millions d’hectares de la forêt amazonienne ont été détruits par des incendies. Leur recrudescence a donné lieu cet été à une polémique entre le président du Brésil, le principal pays touché, Jair Bolsonaro, et son homologue français Emmanuel Macron. Quelles sont les véritables causes et conséquences de ce désastre ? Tentative de réponse avec la professeure de philosophie à l’université Aix-Marseille, Joëlle Zask, auteure de Quand la forêt brûle (1).

Quelles sont les caractéristiques de ce que vous appelez des  » mégafeux  » ?

Ils sont d’une telle intensité qu’ils peuvent brûler jusqu’à la souche des grands arbres et hypothéquer la régénération de la forêt. Ils sont inextinguibles quels que soient les efforts technologiques déployés. Ils ont un comportement que l’on peine à anticiper : ils tourbillonnent, reviennent sur leurs pas, restent sous terre, font des sauts immenses, se réactivent, se transforment en tornade… Autre caractéristique, ils s’engouffrent de plus en plus loin dans les villes ; ils en détruisent même certaines, comme, en 2018, Paradise, en Californie (NDLR : d’août à novembre, plus de 5 000 feux font 88 morts et détruisent plus 4 000 km2 de forêts). Les mégafeux sont liés à l’activité humaine. Ils signalent une crise écologique, l’accompagnent et contribuent à son aggravation. Ce phénomène n’avait pas été prévu par les écologues et par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). On commence seulement à analyser leur impact sur le changement climatique. Et il est énorme.

Les mégafeux ont une charge criminelle révélatrice de l’état de notre société.

Se sont-ils multipliés ? Et si oui, pourquoi ?

Ils sont particulièrement visibles depuis une quinzaine d’années. Leur multiplication est liée à l’élévation des températures, au stress hydrique, à la sécheresse, au développement des  » forêts industrielles  » très vulnérables, enfin à l’interdiction des activités traditionnelles d’entretien et à l’exode rural. Les mégafeux ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble des feux recensés. Mais ils sont responsables de l’atteinte à 90 % des surfaces brûlées.

A-t-on oublié que les feux  » socialisés  » étaient susceptibles d’éviter les mégafeux ?

On ne l’a pas oublié. Mais on a interdit cette pratique pendant une cinquantaine d’années. On y revient. Les feux d’entretien sont vieux comme l’humanité ; ils ont au moins 1,6 million d’années. Le problème est que les conditions climatiques sont telles aujourd’hui qu’ils peuvent avoir des conséquences néfastes. Mais ces feux dirigés ne représentent qu’un aspect du soin apporté à la forêt que les peuples ont toujours assuré. En même temps que les pratiques anciennes du feu, ont disparu le pastoralisme, l’agriculture raisonnée, la culture de la forêt… Et pour l’observer, pas la peine d’aller en Amazonie. C’est le cas aussi des forêts méditerranéennes.

Peut-on évaluer la part de la prédation économique dans ces mégafeux ?

Le travail reste à faire. La science des mégafeux est relativement peu développée. On peut d’ailleurs se demander pourquoi. Une idéologie sous-tendue par la domination de la nature est à l’oeuvre aujourd’hui, y compris dans la lutte contre ces grands feux par le développement d’un complexe industriel qui ne fait que conforter le problème. L’exploitation minière, le remplacement des forêts diversifiées par des monocultures qui les transforment en usines à bois ou à huile de palme, l’usage massif de pesticides, toutes ces pratiques s’inscrivent dans une logique de destruction de l’existant pour le transformer en support pour des activités purement rentables.

Si la lutte directe contre les mégafeux est vouée à l’échec, l’action doit-elle être essentiellement préventive ?

Quand le feu est là, il faut évidemment protéger les gens et leurs habitations. Mais globalement, la concentration sur les moyens de prévention est beaucoup plus utile puisque le mégafeu ne peut pas être contenu par des moyens humains. Ce sont la pluie, le vent, la neige ou l’absence de combustibles qui vont l’éteindre. Mais cette prévention implique un changement complet de culture, de conception des relations entre l’homme et la nature. En Méditerranée, des collectifs de prévention locaux fonctionnent assez bien. Cet été, un certain nombre de massifs autour de Marseille ont été régulièrement fermés dès qu’un vent soutenu pouvait se combiner à la sécheresse pour représenter un danger. Ces massifs sont en outre régulièrement débroussaillés et entretenus.

Joëlle Zask :
Joëlle Zask :  » Les mégafeux sont très nuisibles à la biodiversité. « © CLAIRE MOLITERNI

Les mégafeux ne nous renvoient-ils pas à notre vulnérabilité d’humain ?

Ils créent en l’occurrence une espèce d’égalité de contraintes, qui n’est pas celle dont on rêverait : les pays du nord sont plutôt plus impactés que ceux du sud où des gens ont continué à habiter les forêts et les campagnes, où l’exode rural a été moins radical, et où le savoir traditionnel a été plus ou moins conservé. Plus que notre vulnérabilité, ils révèlent à quel point un certain nombre de nos activités se retournent contre nous. Ou plus précisément : les activités de groupes dominants prennent en otages les populations, sans parler évidemment des êtres non humains. Les mégafeux sont en effet très nuisibles à la biodiversité, contrairement aux feux normaux.

Quant à leur pouvoir destructeur, vous situez les grands feux au niveau des tremblements de terre ou des tsunamis. Mais vous constatez aussi que l’on ne peut pas provoquer ces derniers, au contraire des feux de forêt. Entretenons-nous un rapport particulier à la forêt, au point notamment de vouloir la détruire ?

J’ai étudié les feux de forêt parce que j’ai été frappée par la destruction des paysages qu’ils provoquent – comment craquer une allumette peut-il provoquer une telle catastrophe ? – mais aussi parce qu’ils ont une charge criminelle révélatrice de l’état de notre société. Elle est également présente dans la permanence des activités responsables du réchauffement climatique et dans leur non-régulation par le monde politique. Il y a des complicités à tous les niveaux. J’espère que la prise de conscience est enfin réelle et qu’elle va amener l’exigence d’un contrôle ou d’une interdiction de ces activités polluantes. 95 % des feux de forêt sont provoqués par les activités humaines ; 40 % de ceux-ci le sont de manière volontaire et criminelle.

Sommet des sept pays partageant un territoire amazonien à Leticia, en Colombie, le 6 septembre : pour Joëlle Zask, dans la prévention des incendies de forêt,
Sommet des sept pays partageant un territoire amazonien à Leticia, en Colombie, le 6 septembre : pour Joëlle Zask, dans la prévention des incendies de forêt,  » il faut bien commencer par des actions conjoncturelles « .© GUILLERMO LEGARIA/GETTY IMAGES

Les polémiques comme celle qui a opposé Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro ne sont-elles pas contre-productives ?

Il faut bien commencer par des actions très ponctuelles ou très conjoncturelles. Et arrêter de se lamenter en disant  » non, ce n’est pas assez « ,  » pourquoi nous et pas eux ? « . Ce relativisme est très problématique. Et la focalisation sur les chefs d’Etat, signe de leur toute-puissance, est malsaine. Les citoyens ont un rôle à jouer. Donc, chaque action en faveur d’une régulation des activités productrices de la crise climatique doit être saluée. Il faut se saisir de toute occasion de faire prévaloir le droit des gens à jouir d’un environnement viable. Tel est l’enjeu. Les jeunes qui marchent pour le climat ont mille fois raison. Ils ont des paroles simples, des messages directs. En France, le mépris qui s’exprime à leur égard fait froid dans le dos. Cela témoigne aussi du caractère inaudible de messages frappés pourtant au coin du bon sens :  » Ecoutons ce que disent les scientifiques « ,  » Agissons aujourd’hui et pas demain « ,  » Réglementons les activités nuisibles aux équilibres homme-nature « . Il ne s’agit pas de sauver la planète. Elle nous survivra. Il s’agit de sauver nos conditions d’existence. Nous sommes à la fois des cultures, multiples, et une espèce, biologique. L’effondrisme, comme on le nomme aujourd’hui, n’est pas une attitude constructive, pas plus que l’écologisme antihumaniste.

Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, par Joëlle Zask, Premier Parallèle, 208 p.
Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, par Joëlle Zask, Premier Parallèle, 208 p.

En quoi la disparition d’un paysage qu’un mégafeu peut provoquer est-elle importante pour vous ? Vous écrivez qu' » un monde sans paysage, sans bout du monde qui appelle le désir n’est tout simplement plus un monde « …

Quand le paysage qui nous est familier a disparu, on réalise qu’il faisait partie de nous. Ce n’était pas un cadre de vie. C’était une partie de soi. Il est indispensable pour se situer dans l’espace, dans le temps, pour organiser des souvenirs, pour se projeter dans l’avenir. Il procure des plaisirs esthétiques et la joie de vivre dans un environnement plein d’opportunités, de possibilités, de découvertes. Le paysage est très spécifiquement cette portion de l’espace inépuisable. Or, énormément d’activités contribuent à l’abîmer : laisser ses cochonneries de pique-nique derrière soi, se servir dans les forêts, y mettre le feu… Il y a quelque chose de démoralisant à perdre le paysage que l’on aime ou qui constitue notre environnement familier. Le paysage est par nature partagé ; il nous dit que l’on n’est jamais chez soi. On est un passant. C’est ça que le feu détruit. Les feux criminels le sont aussi en raison du fait qu’ils ne sont pas destinés à tuer des gens mais à les démoraliser. C’est connu. Cela s’est beaucoup pratiqué en Grèce, au Portugal ou en Corse. On met le feu. Et puis, les gens n’ont plus envie de vivre là. Ils s’en vont. A Paradise, j’ai entendu des témoignages de gens dont la maison, par miracle, n’avait pas brûlé. Mais ils auraient donné n’importe quoi pour qu’elle fût détruite parce qu’ils ne pouvaient pas bénéficier de l’argent de l’assurance, ne recevaient pas d’aide et qu’ils se retrouvaient dans un lieu invivable qui leur rappelait sans cesse tout ce qu’ils avaient perdu…

(1) Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, par Joëlle Zask, Premier Parallèle, 208 p.

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