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Bruno Latour: « Déracinés, les hommes cherchent une Terre habitable »

Laurence D'Hondt
Laurence D'Hondt Journaliste

Il est rare pour un philosophe de voir sa pensée prendre vie dans l’actualité : les manifestations pour le climat, la percée des partis écologistes, le développement de la permaculture sont autant de signes d’un réveil que le philosophe français attendait. Dans ses livres, Bruno Latour appelle l’humanité à considérer la Terre – qui fut longtemps le cadre immobile de son action – comme un acteur qui nous répond et, aujourd’hui, nous menace : des migrants aux mouvements populistes, les hommes se sentent chassés de leur sol et sont en quête d’un monde habitable.

Vous êtes l’un des penseurs les plus cités et traduits dans le monde. Vous assurez que nous sommes entrés dans un nouveau régime climatique. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Nous vivions jusqu’à présent dans un cadre stable que les géologues appelaient l’holocène. Ce cadre a connu des variations mais elles n’étaient pas dues à l’homme. La grande majorité des géologues assure que nous avons quitté l’ère de l’holocène (qui a duré 11 000 ans) pour entrer dans l’ère de l’anthro- pocène. Qu’est-ce que cela veut dire ? Désormais, la biosphère se transforme à cause de nous, les humains. Elle réagit. Elle est un acteur vivant. Il n’y a donc plus d’un côté, la nature et de l’autre, les humains, mais une interaction entre tous les vivants. L’habitabilité de la Terre est donc le résultat de la relation entre les vivants. Or, elle est menacée. La question dépasse l’écologie traditionnelle ; elle est existentielle. Pour nous, aujourd’hui, l’urgence est de trouver une réponse politique à ce nouveau régime climatique. Et j’utilise le mot  » climat  » au sens large de Montesquieu : les conditions de nos existences terrestres.

Dans votre dernier livre ( Où atterrir ? , La Découverte, 2017, 160 p.), vous dénoncez la globalisation qui rend la Terre invivable. Quelle en est la cause ?

Le mouvement de fond de notre histoire humaine a été de passer du local au global. Je fais la distinction dans ce livre entre le global-plus et le global-moins. Ce que j’appelle le global-moins est l’imposition, par un très petit nombre de personnes, de pratiques de développement au reste du monde. Cette globalisation est vendue avec le grand levier de la modernisation, ce qui fait de tous ceux qui la refusent, des arriérés, des rétrogrades. Or, chacun sent bien que l’horizon indéfini de la globalisation-moins se heurte désormais à ce qu’on appelle aimablement les  » limites de la planète « . Il s’agit donc de valoriser le global-plus qui consiste à multiplier les expériences et augmenter les façons de voir le monde et non à le soumettre à une globalisation destructrice des êtres vivants qui l’habitent. Aujourd’hui, la grande question politique qui a divisé la gauche et la droite, n’est plus la justice distributive, mais la réponse au doute profond qui s’empare des modes de production des richesses.

Aucune position politique ne sera tenable sans un monde concret, sans assise dans un sol durable.

Le retour au local serait donc une réponse à cette dérive de la globalisation ?

Oui. Les hommes se disent : puisque le global est décevant, retournons au local. Il y a partout un désir de retour aux traditions locales, d’appartenance à un territoire, à une identité ancrée… C’est ce désir qu’exploitent les partis populistes. Mais ce retour est également une impasse. Comment peut-on croire à la viabilité d’entités appartenant à une histoire à jamais disparue : La Padanie ? La France des années 1950 ? L’Amérique great again ? La Flandre ? Ce ne sont que des abris contre la tempête qui n’intègrent pas l’interpénétration de tous les éléments du vivant. C’est ce que j’appelle le local-moins. Le local-plus est, en revanche, ces gens qui veulent se re-territorialiser et sont néanmoins connectés au monde à travers ce qui dépasse leur territoire : l’eau, les oiseaux, l’énergie, les valeurs, les migrations. Ils font l’expérience de Star Trek (NDLR : dans le sens où il s’agit d’inventer d’autres modes de vie) : est-ce qu’on peut vivre d’une permaculture (NDLR : un mode d’aménagement écologique du territoire, visant à concevoir des systèmes stables et autosuffisants) ? Qu’est-ce qu’on peut faire des circuits courts ? Le monde où l’on doit atterrir est mal connu. La difficulté de ces expériences est de réinventer ces changements d’échelle. Ces expériences dessinent la forme du nouveau régime climatique.

Vous voyez dans le nouveau régime climatique la cause de nombreux phénomènes, dont la crise migratoire. Comment l’ expliquer ?

La crise migratoire est la conséquence de l’histoire de la colonisation. L’élément nouveau est que les habitants de ces terres, autrefois éloignées, entrent désormais en concurrence. Il y a, d’un côté, les migrants qui fuient leurs terres et, de l’autre, des hommes qui ont le sentiment qu’on vient leur prendre leur terre et s’y sentent marginalisés, que ce soit à la campagne ou dans nos villes européennes. Tout le monde est chassé de son sol en quelque sorte. D’où la prolifération de ceux que j’appelle les  » surnuméraires « . Cette notion a une immense profondeur tragique. Cela signifie : les gens naissent et ne servent à rien. Etre déraciné est le nouvel étalon universel. Je pense qu’il faut nous raccommoder avec ces deux termes toxiques, que l’on associe trop souvent à la pensée réactionnaire : le mot peuple et le mot sol.

 » Avec un travail de description précis des conditions d’existence actuelles, on pourra découvrir par exemple que les habitants de certains littoraux français ont des intérêts vitaux en commun avec ceux de l’Arctique « , assure Bruno Latour.© belgaimage

Les climatosceptiques ont développé des arguments puissants pour nier ce changement profond. Comment ont-ils fait de cette question un débat ?

Je trouve assez raisonnable d’être climato- sceptique. La nouveauté de la situation est telle qu’il est assez sain de nier ce changement. Je parle des climatosceptiques innocents, ceux qui sont confrontés à ce nouveau régime mais ne savent que faire. Ils ne doutent pas des connaissances que l’on a mais se sentent attaqués dans leur monde existant et tentent de se défendre. C’est une attitude compréhensible, quiétiste, en quelque sorte. Ces gens-là n’ont cependant rien à voir avec les climato- négationnistes qui sont financés par des grands groupes industriels afin de pouvoir poursuivre leurs activités.

L’une des grandes questions est : que faire ? En Belgique, les manifestations pour le climat ont été nombreuses. Est-ce utile ?

Tout est utile pour tenter d’atterrir sans faire de crash. Je trouve frappant et réjouissant de voir des jeunes se mobiliser pour interpeller les adultes. Derrière cette mobilisation de la jeunesse se cache une interrogation existentielle : aurons-nous d’autres générations ? On aurait dû agir plus tôt et chacun se sent faible aujourd’hui face à cette tâche titanesque. Mais les signes d’un réveil sont nombreux : l’importance accordée aux questions de nourriture, de transport, de construction, d’énergie ou encore la prolifération de livres sur l’inventivité des arbres, des plantes, des champignons, des microbes ou des loups montrent que la terre est entrée dans la conscience commune et signalent le début d’un changement profond.

Derrière cette mobilisation de la jeunesse se cache une interrogation existentielle : aurons-nous d’autres générations ?

Vous dites à la fois qu’il faut agir et qu’il est déjà trop tard. N’est-ce pas le meilleur moyen de créer de l’immobilisme ?

On me traite parfois d’apocalyptique, mais je réponds : l’apocalypse est stimulante. Elle permet au moins deux choses : d’une part, de considérer que notre situation a déjà été jugée, qu’il n’y aura pas d’autre monde, d’autre progrès et qu’il faut donc rester sur cette Terre. Et d’autre part, se saisir de cette situation pour recommencer une histoire positive, en élargissant les marges de manoeuvre et en multipliant les innovations. C’est une époque passionnante ! J’ajouterais pour modérer la dimension apocalyptique que ce qui nous a conduits à la situation actuelle, peut être défait rapidement. Cela ne date que d’un petit siècle !

Que peut-on faire à un niveau politique ? Les partis écologistes ne sont-ils plus pertinents ?

Les partis écologistes sont dépassés : l’écologie était l’ensemble des préoccupations concernant la nature et la science des relations entre les êtres vivants et la biosphère. Cela ne capte plus la situation actuelle. Je pense qu’on ne peut se passer de ce que j’appelle la description des conditions d’existence. En 1789, le roi de France avait fait appel à ce qui n’était pas encore le  » peuple  » français, en avouant assez naïvement sa complète ignorance des solutions. Ce  » peuple  » s’est mis à exister grâce au formidable travail d’écriture de ces fameux cahiers de doléances, qui contenaient une description méticuleuse, dans chaque commune, des conditions matérielles de l’existence de chacun, en lien avec les injustices auxquelles il fallait remédier . C’est cela qu’il faut faire aujourd’hui : un travail de description précis des conditions d’existence actuelles à tous les niveaux : travail, alimentation, transport… Ainsi, on pourra découvrir, par exemple, que les habitants de certains littoraux français ont des intérêts vitaux en commun avec ceux de l’Arctique et même avec certains non-humains, nuages, algues, bactéries. Ce n’est qu’à partir de ce travail de description que nous pouvons changer et atterrir sur une Terre dont nous savons désormais qu’elle n’est plus le décor indifférent de nos activités. Aucune position politique ne sera tenable et l’écologie demeurera marginale, sans un monde concret, sans assise dans un sol durable.

A vos yeux, l’Europe est la mieux placée pour être l’inventrice de ce nouveau régime climatique. Pourquoi ?

Tous les problèmes qu’il faut résoudre se trouvent en Europe. Nous appartenons à un territoire qui a commis tous les crimes possibles, qui accueille désormais les gens que nous avons jadis colonisés et qui a imaginé cette extraordinaire création institutionnelle qu’est l’Union européenne (UE), une invention unique qui tente de dépasser l’Etat-nation. L’Europe a des responsabilités énormes dans l’anthropocène. Elle a inventé la modernisation, et elle est bien placée pour la désinventer. Ce n’est pas la Chine qui va s’y atteler, elle qui croit encore à la modernisation. Ce n’est pas non plus l’Amérique, qui cherche en ce moment une solution dans le local-moins. C’est à l’Europe de le faire, même si, face à la Chine, à l’Amérique, à la Russie, cette Europe apparaît bien faible.

Bio express

1947 : Naissance le 22 juin à Beaune, en France.

1972 : Agrégé de philosophie, reçu premier.

1982 : Commence à enseigner la sociologie de l’innovation à l’Ecole des Mines, à Paris.

2006-2017 : Professeur et directeur de recherche à Sciences Po, à Paris.

2012 : Publie Enquêtes sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes (La Découverte).

2015 : Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte).

2017 : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte).

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