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Visa humanitaire: les rumeurs circulaient depuis des mois, Francken ne bronchait pas

Muriel Lefevre

La crise enfle. Il devient de plus en plus évident que les rumeurs et les avertissements concernant la fraude humanitaire aux visas circulaient depuis des mois. « Ils ont senti l’odeur du sang » proteste Francken, pendant que la N-VA prend ses aises sur des charbons ardents.

Dès le 11 octobre, l’Union syriaque européenne avait envoyé une lettre à une centaine de personnes en Belgique pour les avertir des pratiques d’un « gang » qui était intervenu dans la réinstallation en Belgique de chrétiens originaires de Syrie. Le co-président et le responsable pour les affaires étrangères de l' »European Syriac Union » y évoquent les agissements de 6 personnes venant de Belgique qui demandaient de 3.000 à 14.000 euros à des chrétiens de Syrie « pour leurs services ». « L’une de ces personnes travaille avec un membre du parlement belge que nous pouvons nommer. Cette activité est criminelle et doit être rapportée à la justice. Mais il y a encore une question: pourquoi le consulat général de Belgique (au Liban, NDLR) travaille avec ce ‘gang’? » écrivent-ils. « C’est un scandale et cela doit stopper immédiatement », ajoutent-ils.

Soit des accusations qui sont presque identiques aux faits dont Melikan Kucam est accusé et pour lesquels il a été arrêté.

Pour rappel un reportage de la VRT a mis au jour début de cette semaine les agissements d’un conseiller communal de la N-VA à Malines, Melikal Kucam, dans la réinstallation en Belgique de chrétiens fuyant la Syrie. L’homme a été arrêté dans la foulée dans le cadre d’une enquête pour trafic d’êtres humains, organisation criminelle, corruption passive et extorsion, menée par la police judiciaire fédérale. Le suspect s’était fait connaître au sein de la communauté syriaque et aurait « joué un rôle crucial dans la manière dont les visas humanitaires ont été accordés dans le cadre du ‘couloir humanitaire’ mis en place pour les chrétiens de Syrie et d’Irak ».

« Aujourd’hui, notre information semble donc être très correcte », dit Rhawi Metin Rhawi, responsable des affaires étrangères à l’ESU dans De Morgen. Rhawi décrit leurs sources comme fiables. D’une part, il s’agissait de personnes qui avaient subi la procédure elles-mêmes et qui n’avaient réalisé dans notre pays qu’elles n’avaient pas à payer autant d’argent et, d’autre part, de témoins en Syrie et au Liban qui ont déclaré qu’elles pouvaient obtenir un visa pour un prix très élevé. « C’est un gang qui gagne de l’argent sur le dos des personnes vulnérables – exactement comme Erdogan le fait en amenant des gens en Turquie et en menaçant ensuite l’Europe de lui donner de l’argent, » dit encore Rhawi.

Une lettre passée inaperçue

Pourtant, lorsque la lettre a été envoyée en octobre, il n’y a eu, semble-t-il, qu’une réponse très limitée. La raison d’une telle mollesse n’est pas claire. Les membres du Parlement reçoivent beaucoup de courriels de toutes sortes de groupes d’intérêts. Il n’est donc pas surprenant qu’ils puissent échapper à l’attention. Si le courriel était, à l’époque, aussi passée inaperçu chez Dallemagne, ce n’est aujourd’hui plus le cas. « Je demande que toute la lumière soit faite. Comment se fait-il qu’un trafic aussi sordide ait pu se produire? Peut-on vraiment croire que l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile, Theo Francken, n’était pas informé? Plus globalement, il y a une responsabilité politique de tout le gouvernement. Pourquoi cette responsabilité a-t-elle été laissée aux mains du seul Theo Francken? », a demandé le député Georges Dallemagne (cdH) qui a depuis recueilli des témoignages sur ces abus au sein de la communauté syriaque et aurait appris par Vergili, l’un des auteurs de la lettre, que Kucam était l’un des six complices dont l’organisation avait connaissance.

Visa humanitaire: les rumeurs circulaient depuis des mois, Francken ne bronchait pas
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Kucam nie lui toute implication dans les faits qui lui sont reprochés a indiqué son avocat Frank Coel. Ce dernier a ajouté que son client avait bien obtenu des informations « via via » à propos de flux financiers vers des « passeurs et des agences de voyage ». « Selon l’information dont nous disposons, il y a eu principalement des flux financiers vers des passeurs et des agences de voyages qui devaient faire passer des personnes de la Syrie vers le Liban, mais pas vers M. Kucam », a affirmé Me Coel. Selon lui, M. Kucam affirme avoir été au courant de ces pratiques « via via ». L’avocat a souligné que son client n’a donc jamais eu cet argent entre ses mains. « Et mon client a lui-même averti le cabinet de l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile et la migration Theo Francken en juillet. » Tout cela est fermement démenti par d’anciens collaborateurs Theo Francken.

Explication de Francken

Du coup tout le monde se demande à partir de quel moment le secrétaire d’État Francken a été informé de la fraude pour les visas . Francken a encore dit ce matin qu’il avait pour la première fois entendu parler de Kucam  » en septembre « , mais il est resté vague sur la date exacte. Début de semaine, il précisait pourtant qu’il n’avait été informé qu’en décembre et avait alors conseillé aux dénonciateurs d’aller porter plainte à la police. Francken, lui, ne va entreprendre aucune démarche puisque selon ses propres dires, face aux rumeurs, sa réponse sera toujours la suivante: « Va à la police avec ça. »

« Ils ont flairé l’odeur du sang »

Francken ne tient ou ne peut visiblement pas éclaircir davantage la situation pour l’instant. Au Parlement, où l’affaire Kucam a été longuement débattue, il a gardé le silence et s’est tenu en retrait. L’ex-secrétaire d’Etat s’est retrouvé jeudi au coeur des critiques de la quasi-totalité de l’hémicycle à la Chambre, à l’exception notoire de son propre groupe N-VA, qui s’est tu dans toutes les langues. Francken a tout de même dénoncé ce qui selon lui n’est rien d’autre qu’une cabale politique, regrettant la volte-face de ses ex-partenaires CD&V et MR dans l’affaire des visas humanitaire. « Je suis le politicien le plus populaire du pays, il est donc acquis que je dois tomber et que je tomberai, ils ont flairé l’odeur du sang. Ils tenteront encore de me faire tomber, mais j’ai les épaules solides », a-t-il répondu.

L’ex-secrétaire d’Etat s’en prend notamment à ses ex-partenaires de la majorité, singulièrement le CD&V et le MR. Il souligne qu’il est « très facile » de formuler des critiques après « n’avoir rien dit pendant quatre ans et demi, contrairement à ce qu’affirme (la députée) Lanjri (CD&V) ». Au sein du gouvernement, il n’y a jamais eu de critiques sur la politique de visas humanitaires, « au contraire », poursuit-il. « Le MR, le ministre Reynders, les Affaires étrangères…, tous étaient tout à fait au courant. Nous avons organisé une conférence de presse, côte à côte, lors du sauvetage des personnes d’Alep, or aujourd’hui, ce sont ces mêmes partis qui me plantent un couteau dans le dos », dénonce-t-il.

Prolonger autant que possible les souffrances de la N-VA

C’est vrai que l’homme ne doit s’attendre à aucune clémence. Le parti lui-même est conscient que les dommages sont considérables puisque l’affaire touche l’un de ses thèmes de prédilections et a fait d’une politique migratoire stricte le coeur de son programme. Sauf que les autres partis semblent pousser le vice à vouloir prolonger autant que possible les souffrances de la N-VA.

Hier, à la chambre, tour à tour, au fil des questions, les députés ont pointé du doigt la N-VA et l’emblématique Theo Francken. La mise sur pied d’une commission d’enquête a été évoquée par plusieurs députés ainsi qu’au sein du gouvernement. « Une audition au cours de laquelle Theo Francken donne ses explications est une première étape. S’il n’y a pas suffisamment de clarté, la commission d’enquête est une option », a lancé sur Twitter le vice-premier ministre CD&V, Kris Peeters. En attendant, l’heure est à la condamnation, à commencer par le Premier ministre, Charles Michel, qui s’est dit choqué par ces « faits graves », non seulement pour les victimes mais aussi parce qu’ils « sapent l’Etat de droit ». « Il y a quelques mois, Theo Francken n’hésitait pas à assimiler les ONG qui viennent en aide aux migrants à des trafiquants d’êtres humains alors qu’en fait, c’est dans son entourage qu’ils se trouvaient », a lancé Julie Fernandez-Fernandez (PS). « Le parti qui mettait la lutte contre la migration irrégulière au centre de son programme est aujourd’hui au coeur du plus grand scandale de trafic d’être humains de ces dernières années », a renchéri Georges Dallemagne (cdH). « La responsabilité politique de M. Francken est grande », a dit pour sa part Véronique Waterschoot (Ecolo-Groen).

Chez certain cela frôle tout de même le clientélisme avec en première ligne l’actuelle ministre de l’Asile et des Migrations, Maggie De Block (Open VLD).

De Block ne retirera pas leur visa aux personnes qui ont payé

Les chrétiens de Syrie qui ont payé en échange d’un visa humanitaire ne perdront pas leur titre de séjour, a assuré la ministre en charge de l’Asile, Maggie De Block, devant la Chambre. Leur demande d’asile sera également traitée au même titre que les autres.

« Ces personnes sont pour moi d’abord des victimes et je ne compte pas sanctionner des personnes victimes de délits commis par d’autres », a-t-elle souligné en réponse à de nombreuses questions. Une enquête administrative a été demandée pour faire la lumière dans ce dossier, parallèlement aux poursuites judiciaires en cours. Selon les premiers chiffres reçus de l’Office des étrangers, 600 personnes sont arrivées en Belgique par ce biais, dont 200 par l’intermédiaire de Kucam Melikan, le conseiller communal N-VA de Malines soupçonné de trafic d’êtres humains. A entendre la ministre, les intermédiaires véreux ne manqueraient pas. « Dès mon entrée en fonction en tant que ministre de l’Asile et de la Migration, j’ai immédiatement fermé la porte aux personnes louches. On a tout de suite su qu’il ne fallait pas venir chez moi pour de telles affaires », a-t-elle déclaré.

Hendrik Vuye a même lancé à Charles Michel, « vous pensiez en avoir fini avec Francken ? He bien non, vous devez quand même assurer le service après-vente. Ou plutôt : le service après-fuite. »’ Selon les parlementaires Hendrik Vuye (Vuye & Wouters) et Monica De Coninck (sp.a), Francken ne monte délibérément pas au créneau. « J’ai de plus en plus l’impression qu’ils ont pris la poudre d’escampette en partant du gouvernement « , dit Vuye. Une allusion à peine masquée au fait que l’affaire Kucam aurait joué un rôle dans la chute du gouvernement selon De Morgen. Au siège de la N-VA, cette théorie est néanmoins formellement démentie. « C’est vraiment n’importe quoi « , a même dit son porte-parole Joachim Pohlmann.

La N-VA doit tout de même se réjouir que, malgré son insistance, il n’y ait eu aucune élection anticipée après la chute du gouvernement Michel. Dans ce cas, elles auraient eu lieu dans quelques semaines, ce qui aurait été un très mauvais timing. En gardant le silence, la N-VA veut traverser la crise le plus rapidement possible. Mais ces belles espérances risquent d’être plombées par la réaction des autres partis. Ceux-ci souhaitent visiblement souffler sur les braises et faire transpirer les nationalistes flamands le plus longtemps possible. Les auditions sur cette question débuteront la semaine prochaine au sein de la commission des affaires intérieures et risquent d’être sans pitié. « Celui qui tient tant à accuser les ONG de traite des êtres humains doit maintenant reconnaître que les trafiquants sont dans son propre parti « , a déclaré le député vert Wouter De Vriendt.

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