Carte blanche

Une loi Covid dangereuse pour la justice (carte blanche)

Le recours généralisé à la procédure écrite et la vidéoconférence est contraire à une administration de la justice humaine, efficace et respectueuse des droits fondamentaux, estime la Plateforme ‘Justice pour tous’.

Le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne prépare actuellement un projet de loi « Covid » dans lequel il envisage la suppression des audiences de plaidoiries et la généralisation de la procédure écrite dans certaines matières. Dans d’autres matières, et notamment en matière pénale, les audiences par vidéoconférence deviendraient la norme[1].

Nous nous inquiétons de la portée des mesures annoncées. D’abord parce que celles-ci s’inscrivent dans une tendance du pouvoir exécutif à s’immiscer dans l’organisation du pouvoir judiciaire en contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs, fondement essentiel de notre Etat de droit[2]. Ensuite et surtout, parce qu’alors que la fin de cette pandémie parait incertaine et éloignée, il nous paraît essentiel d’organiser la Justice, en cette période exceptionnelle, d’une manière viable sur le long terme, sans transiger ni sur la qualité, ni sur l’accessibilité de ce service public essentiel.

Le droit d’accès à un juge doit être concret et effectif, et non théorique ou illusoire. Il est dès lors nécessaire de mettre en place les conditions qui permettent à toutes les juridictions de rendre la justice, de manière humaine et dans des délais raisonnables. Dans certaines matières, notamment en matière pénale, la comparution personnelle constitue un droit fondamental[3] reconnu par la Cour constitutionnelle[4]. Le prévenu devrait, dès lors, toujours pouvoir comparaître en personne, assisté de son avocat.e, sauf s’il y renonce expressément.

Le recours à la vidéoconférence pose un certain nombre de difficultés et n’apparait pas constituer une alternative acceptable à la tenue des audiences.

La vidéoconférence, outre qu’elle manque de cadre légal, est difficilement applicable dans des matières sensibles, où l’oralité des débats et la perception par le juge des interactions entre les parties revêt une importance cruciale. L’état actuel de la littérature scientifique met en évidence le fait que le recours à la vidéoconférence a un impact particulièrement négatif sur les publics les plus vulnérables, créant une atteinte au droit au procès équitable[5].

Elle présuppose, par ailleurs, une égalité des parties en termes de ressources technologiques – qui ne correspond pas à la réalité. La fracture numérique n’est pas qu’une question de matériel informatique (même si c’est le cas pour la plupart des publics vulnérables : sans-abris, sans-papiers, personnes âgées, mineurs, détenus, etc.), mais aussi de connaissances d’utilisation.

Le recours à la vidéoconférence ne permet, en outre, pas de garantir la publicité des audiences qui constitue pourtant une garantie démocratique essentielle protégée par notre Constitution.

Enfin, elle soulève un certain nombre d’interrogations en termes de protection des données. En l’espèce, l’utilisation de la vidéoconférence impliquerait le recours à des logiciels développés par des firmes privées américaines. Ceci est susceptible de poser des problèmes de légalité, dès lors que ces vidéoconférences vont aboutir à donner accès à un opérateur privé américain à des données extrêmement sensibles[6]. La question de la protection des données est fondamentale : il est inconcevable que les systèmes de vidéoconférence ne respectent pas strictement le droit à la protection des données, en ce compris le RGPD.

Les mesures annoncées risquent par ailleurs de creuser l’arriéré judiciaire mettant à mal le droit du justiciable à être jugé dans un délai raisonnable. Dans le cas où le justiciable refuserait la vidéoconférence, le projet prévoirait que l’audience serait reportée à une date ultérieure. Partant, si le système projeté est mis en place, le risque est grand d’assister à de multiples reports, engendrant une perte de temps considérable pour les juridictions et une augmentation de l’arriéré judiciaire, au détriment des justiciables.

Ces mesures apparaissent en outre disproportionnées dès lors que d’autres mesures simples telles que le porte du masque, la fourniture de gel hydroalcolique ou la généralisation des audiences à heures fixe sont de nature à protéger tous les actrices et acteurs de la justice, sans porter atteinte au service essentiel qu’est la Justice, dans le respect du droit à un procès équitable dans toutes ses composantes (droit à la comparution personne, traitement dans un délai raisonnable, publicité des audiences, etc.)

Enfin, la crainte est vive que ce nouveau régime, qui ne semble pas raisonnablement justifié au regard des exigences sanitaires et du droit à un procès équitable, entraîne une pérennisation de la suppression des audiences publiques, alors même que le recours à la vidéoconférence n’est pas une alternative acceptable.

Dans ces conditions, un recours généralisé à la procédure écrite voire, le cas échéant, à la vidéoconférence semble inadéquat, problématique et contraire au droit à un procès équitable.

Si nous nous félicitons de ce que le Ministre de la Justice passe par le Parlement pour adopter les règles qu’il préconise, ce qui permettra un débat démocratique, nous nous inquiétons cependant que la prolongation desdites mesures puisse être décidée par simple arrêté royal. La crise pandémique actuelle ne doit pas servir de prétexte à une remise en cause des principes fondamentaux de fonctionnement de l’Etat de droit visant à pérenniser les régimes dérogatoires, visant à faire de l’exception la norme.

Plateforme Justice pour tous

Associations membres de la Plateforme Justice pour Tous :

Association de Défense des locataires sociaux, Association pour le Droit des Etrangers, Association Syndicale des Magistrats, Atelier des Droits Sociaux, Caritas International, Centre d’Action Laïque, CIRE, Collectif Solidarité Contre l’Exclusion, DEI-Belgique, Espace Social Télé Service, Fairwork Belgium, Infor droits, Infor Jeunes, Jesuit Refugee Service, Ligue des Droits Humains, Ligue des familles, Linksecologisch forum, Medimmigrant, Netwerk Tegen Armoede, Progress lawyers Network, Réseau Belge de Lutte contre la Pauvreté, Le Forum Bruxelles contre les inégalités, Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, Samenlevingsopbouw, Service Droits des Jeunes, Syndicat des Avocats pour la Démocratie, Vrouwenraad.

[1] Voir https://plus.lesoir.be/335503/article/2020-11-02/justice-la-videoconference-casse-tete-pour-la-nouvelle-loi-covid

[2] Voy. https://plus.lesoir.be/338895/article/2020-11-20/le-ministre-de-la-justice-patron-du-parquet-et-chef-de-ladministration-justice

[3] Dans l’affaire Poitrimol c. France, la Cour européenne des droits de l’homme a, affirmé que la comparution du prévenu à son audience revêt une importance capitale « en raison tant du droit de celui-ci à être entendu que de la nécessité de contrôler l’exactitude de ses affirmations et de les confronter aux dires de la victime (…) ainsi que des témoins » (CEDH, arrêt du 24 novembre 1993, Poitrimol c. France, §35). Ce droit « découle de l’objet et du but de l’ensemble de l’article 6 » (CEDH, arrêt du 25 novembre 1997, Zana c. la Turquie, §68).

[4] Cour const., arrêt n° 76/2018, 21 juin 2018.

[5] Voir notamment Byrom, N. (2020). What we know about the impact of remote hearings on access to justice: a rapid evidence review. Briefing paper. London: Nuffield Family Justice Observatory/The Legal Education Foundation ; Shari Seidman Diamond, Locke E. Bowman, Manyee Wong, Matthew M. Patton, Efficiency and Cost: The Impact of Videoconferenced Hearings on Bail Decisions, 100 J. Crim. L. &Criminology 869 (2010). Voir aussi https://www.brennancenter.org/our-work/research-reports/impact-video-proceedings-fairness-and-access-justice-court.

[6] Voir https://plus.lesoir.be/335503/article/2020-11-02/justice-la-videoconference-casse-tete-pour-la-nouvelle-loi-covid

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