Carte blanche

Un monde de fous !

Aux morts passés, actuels et futurs du coronavirus.

Le coronavirus aurait-il disparu ? A-t-il seulement existé ? Les plus de 9300 décès qu’il a occasionnés n’étaient-ils donc qu’un cauchemar dont nous nous serions enfin réveillés ou plutôt « dé-confinés » ? À entendre les discours politico-médiatiques (retour à l’économie, au tourisme, à l’école…) ou les représentants des entreprises et du secteur Horeca (les interdictions et/ou restrictions liées à la pandémie nuisent grandement à la santé des entreprises…); à voir aussi la foule sentimentale se ruer frénétiquement, rageusement sur les marchandises ou prendre d’assaut les parcs…, toutes ces questions, incontestablement, se posent. C’est que, hormis le port des masques et les règles de distanciation sociale en vigueur, la société semble être, au fond, redevenue normale !… Rien n’aurait eu lieu !… C’est à croire que le confinement n’aurait servi qu’à une seule et unique chose : noyer suffisamment nos têtes dans l’eau au point que le dé-confinement ou le retour à notre vie médiocre puisse nous faire apparaître cette dernière comme la meilleure des vies possibles ! Et tel est bien le cas : on n’a jamais autant adulé ou encensé le travail, la consommation et le divertissement qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en pleine épidémie mortelle !… C’est fou !

Certains optimistes pensaient pourtant que le confinement allait réveiller de leur torpeur nos consciences ou nous faire voir les diverses servitudes auxquelles nos esprits et corps étaient enchaînés, aliénés. Ils avaient, bien entendu, tort : il y a chez l’humain un désir, irrésistible, au sommeil !… Le confinement n’a-t-il en effet pas plus été synonyme de dodos que de méditations ?… C’est certain !… Qu’avons-nous pourtant vu à l’oeuvre avec ce drame du coronavirus qui aurait pu quelque peu nous faire saisir les diverses et réelles « folies » dans lesquelles notre actuelle société est embarquée, plongée (avec ou sans pandémie) ? Beaucoup de choses : une déconsidération et gestion « biopolitique » crasse des personnes âgées; un manque sordide de lits, d’équipements et d’effectifs hospitaliers; une impuissance politique et médicale face à l’intrusion d’un Alien meurtrier; une docilité, à couper le souffle et inquiétante, des citoyens à la restriction de certaines de leurs libertés fondamentales (sortir, marcher, rouler, se réunir…)…; mais aussi ces choses-ci : du côté du discours néo-libéral, l’odieux chiffrage des êtres humains et de la « vie » en général; et du côté du Peuple, la manifestation à « ciel ouvert », lors de son confinement ou « grand renfermement », de cet affect : l’Ennui. Qu’on nous permette donc, ici, de déplier ce discours néo-libéral ou plutôt ce chiffrage, fondamentalement, déshumanisant, et cet Ennui qui, lui, bien qu’intrinsèque à tout humain, ne cesse pourtant pas d’être continuellement fui par le recours aux divers « anesthésiants » (consommation, divertissement…) prônés par les prêtres du chiffrage.

Le drame du coronavirus n’a donc débouché sur aucune remise en question du discours néo-libéral dans lequel nous baignons. Quel est ce discours ? C’est un discours pour qui, on ne le sait que trop, ce qui « compte », doit « compter », est cette seule et unique obsession : le « Chiffrage ». Obsession qui, de manière éhontée, est même allée jusqu’à transformer le drame humain du coronavirus à une vulgaire entreprise nous livrant, quotidiennement, ses « Comptes et Bilans » ! Expert-comptable, ce discours voit des chiffres partout ! Il en est obnubilé ! L’État voit ainsi en une personne âgée un « mal… » (payement de la pension de retraite), mais d’autres (sociétés immobilières…) voient en elle un « bon…i » ou des possibilités de la dépouiller de ses pensions et/ou épargnes ! L’ « être » de cette personne âgée est donc, sordidement, bafoué au seul et unique « profit » de sa « (non)valeur », mise en « chiffres » ou « (in)utilité économique » ! Mais l’être de chaque travailleur n’est pas mieux loti : il se rabougrit, tout bonnement, à une « valeur » qui ne « vaut » qu’à la condition qu’elle produise des « valeurs » ! L’être du chômeur ne « vaudrait » ainsi rien ! D’où la haine que le chiffrage lui porte, à lui et à ses « semblables » : allocataires sociaux, pauvres, mendiants, migrants… ! Et l’être du consommateur ? Lui aussi, il ne « vaut » qu’à la condition que les deniers qu’il détient puissent lui être raflés, soustraits par les enragés du chiffrage ! Relevons, par ailleurs, que le chiffrage et ses sentinelles donnent à croire qu’ils répondent aux « besoins » des consommateurs alors même que ces besoins ils les créent – avec de l’offre ils produisent des demandes – en vue de déposséder toujours plus les consommateurs des valeurs qu’ils ont acquises « à la sueur de leur front » !…

Mais le chiffrage ne s’arrête pas là. Il contamine tout. Le coronavirus, à ses yeux, ne tue point : il est une simple et pure « soustraction » de « valeurs » (« jeunes », « travailleurs »…) ou de « non-valeurs » (« personnes âgées », « pauvres »…). Le confinement était ainsi synonyme pour lui, avant tout, d’une suspension de sa libre circulation. D’où, à ses yeux, le danger de le faire perdurer (le confinement) et l’impatience d’enfin le libérer (le chiffrage) !… C’est fait !… Au sens strict, au regard du chiffrage, il n’y a ainsi ni des « morts » ni des « vivants », mais, côté « morts », des « pertes de valeurs (ou non) » et côté « vivants », des « producteurs (ou non) de valeurs » !… Bref, le chiffrage est une ignominie qui éclaire, cependant, et l’actuel et global impératif politico-économique (ou biopolitique), insidieux et inique, du « laisser mourir » (pauvres, mendiants, personnes âgées, migrants…) et du « faire vivre » (travailleurs, jeunes…) et, par conséquent, l’actuelle et ignoble indifférence politique accordée à ceux et à celles qui, d’ici ou d’ailleurs, souffrent, pâtissent d’exécrables et inhumaines conditions matérielles d’existence.

Mais le chiffrage in-existerait si nous n’étions pas, nous humains, atteints par cet affect : l’Ennui. C’est par son exploitation forcenée que le chiffrage en effet s’élève, circule et s’accumule. Si les cafés ou bars, par exemple, sont si pressés de rouvrir leur porte, c’est qu’ils savent non seulement que chaque jour qui passe s’égale à un chiffrage nul (donc un risque de faillite), mais aussi, voire surtout, que les chiffres ambulants à quoi ils nous réduisent n’attendent que ça : engrosser/fructifier leur chiffrage. Et pourquoi pensent-ils donc que nous n’attendons que ça ? Parce qu’ils nous savent fondamentalement ennuyés par notre existence ! Mais n’anticipons pas.

Qu’est-ce que, d’abord, que l’Ennui ? En pastichant Spinoza, nous dirons que l’Ennui est une tristesse accompagnée de l’idée du manque d’une chose extérieure. En d’autres mots, l’Ennui est un manque à jouir. Ainsi, les ex-confinés s’ennuyaient de ne pas pouvoir jouir de consommer ou de sortir « comme avant ». Mais confinés, ils trompaient néanmoins leur ennui ou « passaient leur temps » (quelle idée!) avec ces diverses choses qu’ils avaient à portée de mains : télévision, GSM… En ce sens, le confinement loin de leur avoir ouvert les yeux sur les diverses « addictions » de leur existence ou d’avoir encouragé en eux une certaine « désintoxication » n’a fait que d’autant plus exacerber, au grand bonheur du Chiffrage, l’utilisation de ces addictions. Ils attendirent ainsi avec impatience le dé-confinement, soit leur retrouvaille avec leur « dose » quotidienne de consommation et de divertissement !… Qu’ils se réjouissent : Ils l’ont !…

Si il manifeste un manque à jouir, c’est que l’Ennui exprime un état de vacuité qui accule l’être humain au « désir d’autre chose ». L’Ennui est, au fond, immanent à chaque instant de notre existence : c’est lui qui nous pousse à des achats immodérés, à travailler ou à nous divertir. Mais c’est lui aussi qui rend, très rapidement, « obsolescent » (ennuyant !) chaque achat, travail ou divertissement : « Ce n’est pas ça ! » ou « Ce n’est pas assez ! », nous crie-t-il chaque fois. D’où le désir d’autre chose ou l’Encore ! qu’il relance. Relance qui témoigne donc de l’impossibilité de ces achats ou divertissements à résorber l’Ennui. Relevons ainsi que sans lui, l’Ennui donc, le néo-libéralisme ou l’impérialisme du Chiffrage ne tiendrait pas une nanoseconde : il lui doit tout. Avant d’exploiter et de saccager la Nature, on l’oublie souvent, le Chiffrage s’arraisonne, avant tout, notre ennui qu’il traduit donc comme désir d’autre chose ou Encore !. D’où sa réussite qu’il n’acquière que par la grâce même de notre très fervente collaboration !…

Avant de continuer, arrêtons-nous un instant sur la frénésie consumériste. À propos de l’ivrogne, Spinoza relevait, de manière très pertinente, que loin de se caractériser seulement comme un être « dépendant » de la bouteille (ou de l’alcool), l’ivrogne est aussi, voire surtout, un homme qui voit son corps et esprit être bus par la bouteille. En ce sens, les actuels consommateurs se caractériseraient, pour Spinoza, moins par leur dépendance aux marchandises (ou aux loisirs…) que par le fait que ces marchandises consomment, voire consument, leur corps et esprit ! Ainsi, à titre d’exemple, un être qui passe ses journées à regarder ou à consommer la télévision est moins un être regardant ou consommant que regardé ou consommé par la télévision. Les images et sons de cette dernière visent, en effet, outre à se faire du Chiffre, moins à divertir ou à inspirer le téléspectateur qu’à façonner ou usiner son être à l’aune des valeurs « bourgeoises » – pour ne pas dire « nihilistes » – auxquelles il est, à son insu, scotché. Bref, pour reprendre à nouveau Spinoza, disons que la consommation empêche notre corps, et donc notre esprit, « d’être apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres manières ». En d’autres mots, alors que l’Ennui est ouvert à une infinité de possibles, la consommation le cloisonne à une seule et unique possibilité.

Lorsqu’on nous concédons au Chiffrage les pleins pouvoirs de nous faire oublier l’Ennui, nous collaborons donc à son règne (celui du Chiffrage). Et puisque ce Chiffrage est, comme nous l’avons vu, producteurs d’ignominies (déshumanisation des êtres…), nous collaborons donc à l’existence et préservation de ses ignominies. Le Peuple n’a ainsi pas seulement le Gouvernement qu’il mérite, mais aussi, voire surtout les diverses abjections dont il se plaint (ou non) !

Concluons. Le Chiffrage des êtres humains se fait du Chiffre avec l’Ennui même qui nous régit. Kierkegaard dirait que le Chiffrage se nourrit de notre désespoir lui-même. Il est ainsi plus que certain que seul un réel et véritable désenvoûtement du Chiffrage est susceptible de nous sauver de notre bassesse consumériste et festive, et donc d’une « vie » (humains, nature…) capturée par une monstrueuse, infernale et ravageante mise en Chiffres. Malheureusement, très rares sont celles et ceux qui ne succombent pas au chant des sirènes du Chiffrage ! Vous nous ne croyez pas ? Alors regardez autour de vous ! Comme le disait un philosophe lors d’un débat télévisé : « Si nous vivions sous le Regard des morts du coronavirus, nous aurions probablement honte de ce que nous faisons, disons, entendons et voyons autour de nous ! » Il n’avait pas tort : Nous avons effectivement honte !…

David Vanhoolandt et Mohamed Ben Merieme, philosophes.

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