Bernard Devos

Troubles à Bruxelles: « Ni excuse, ni explication »… Vraiment ?

Bernard Devos Délégué-général aux droits de l’enfant

 » Ni excuse, ni explication « … Tels étaient les mots du bourgmestre de Bruxelles au journal télévisé de la RTBF au lendemain des troubles qui ont émaillé la soirée de la qualification du Maroc pour la prochaine coupe du monde de football. S’il est indispensable de faire en sorte que ces faits ne restent pas impunis, comme l’ont unanimement réclamé l’ensemble des partis politiques du pays, il est tout aussi important d’analyser et de comprendre le contexte et les circonstances dans lesquels ces événements se sont déroulés.

Suite à une opération inédite de collectes de témoignages filmés par de simples citoyens, plusieurs individus ont pu être arrêtés, identifiés et presque jugés avant même que la Justice ne puisse faire son travail. Selon les informations disponibles, il semble que plusieurs mineurs d’âge figurent au nombre des inculpés, venant tantôt du quartier où ont eu lieu les dégâts, tantôt d’autres communes de la Région de Bruxelles-Capitale et de communes périphériques. N’étant ni proche ni associé à l’enquête, je ne sais rien de plus sur ces jeunes fauteurs de troubles. Mais j’en ai rencontré beaucoup de semblables qui ont été jugés par la justice après de multiples faits, parfois très graves, et dont le parcours mouvementé ne trouve souvent de trêve que lorsqu’il est trop tard.

Et qu’ai-je retenu de leurs rencontres ? D’abord qu’il est impossible de généraliser. Chaque parcours est unique et il serait très présomptueux de laisser croire qu’il existe une technique, une stratégie particulière qui « collerait » à tous les individus et qui nous permettrait d’éviter d’avoir à gérer des soucis d’adolescence, petits ou grands ! Ensuite que nombre d’entre eux ont commencé par désapprouver l’usage de la violence avant de voir leur résistance morale s’effacer progressivement sous l’effet de frustrations diverses : privations matérielles, stigmatisation excessive (outrancière ?) de leurs origines, dépréciation et relégation scolaire, sentiment d’impuissance et horizon professionnel bouché sont, parmi d’autres, les injustices auxquelles ils ont conscience d’être particulièrement exposés.

Pourtant, les jeunes rapidement qualifiés « d’émeutiers » par les médias et les commentateurs des événements des grands boulevards bruxellois ne sont certes pas les seuls à connaître ces relégations douloureuses, ces vexations successives qui semblent compter dans cette envie détestable de s’attaquer au bien d’autrui, d’user d’agressivité et de sombrer dans des comportements délinquants et violents. Bien d’autres jeunes, issus des mêmes milieux socio-économiques, avec les mêmes antécédents et les mêmes références communautaires, tirent parfaitement leur épingle du jeu et obtiennent la reconnaissance sociale qui faisait cruellement défaut aux premiers. Les raisons de ces parcours différenciés semblent tenir pour une large partie dans la qualité de l’éducation dont ont pu profiter les uns et les autres. Un adolescent qui passe à l’acte délinquant est un adolescent qui n’a réussi ni à comprendre la loi et son utilité, ni à se construire des repères suffisamment solides pour être guidé par un idéal capable de l’aider à se transcender et à s’imposer ses propres limites.

Gérer ses pulsions, comprendre les règles de vie en société, prendre les autres en compte ne sont certes pas des compétences innées mais des « construits sociaux » qui s’apprennent tout au long de l’enfance et dès le plus jeune âge. C’est par l’éducation que l’enfant apprend progressivement les règles et qu’il se les approprie pour devenir progressivement acteur de sa propre « civilisation »

Mais, pour des raisons qui tiennent toujours à leur histoire personnelle, de nombreux parents ne parviennent pas à faire ce travail d’éducation de leur enfant. Leurs défaillances sont toujours lourdes de conséquences et le sont plus encore dans les milieux défavorisés, où les problèmes sociaux s’y additionnent et en décuplent les effets. Il n’est pas facile pour un enfant de se construire dans un contexte où la relégation, l’exclusion et l’humiliation constituent le lot quotidien de leur famille. Il ne lui est pas non plus aisé de comprendre l’intérêt des limites s’il ne connaît que celles, injustes, que lui impose la précarité de son milieu de vie.

Dans l’intérêt des enfants et de la société dans son ensemble, il est indispensable que l’Etat organise, via ses services spécialisés, l’accompagnement de ces parents et de ces familles pour leur permettre d’acquérir les compétences nécessaires et qu’il offre, par ailleurs, des lieux éducatifs de qualité en suffisance qui permettront de « compenser » les lacunes familiales.

L’éducation est loin de constituer une absolue priorité pour les différents niveaux de pouvoir

L’éducation est cependant loin de constituer une absolue priorité pour les différents niveaux de pouvoir, du fédéral aux collectivités locales, en passant par les régions ou les communautés pourtant premières compétentes en la matière. Pour appuyer cet argumentaire sans paraître complètement irresponsable ou en décalage avec le monde réel, j’aimerais pointer quelques exemples. Ils concernent l’ensemble de la région bruxelloise puisque, comme le bourgmestre l’a signalé, les casseurs viennent aussi de plusieurs communes avoisinantes.

Commençons par la petite enfance. Pour l’ensemble de la Région de Bruxelles-Capitale, le taux de couverture moyen en places en crèche est de 31%. Cela signifie que seul un enfant sur trois pourra fréquenter un milieu éducatif dont tous les spécialistes s’accordent pour reconnaître le caractère quasi indispensable au bon développement de l’enfant. A y regarder de plus près, les communes les plus pauvres sont particulièrement démunies alors que d’autres dépassent largement la moyenne régionale. Un exemple ? Woluwe-Saint-Lambert 47%, Molenbeek 11% ! Pourtant le prix Nobel d’économie de 2000, James Heckman, a parfaitement mis en évidence les multiples raisons d’investir massivement dans la petite enfance. De la naissance à l’âge de cinq ans, le cerveau se développe rapidement pour construire les bases des compétences multiples, nécessaires pour réussir à l’école, pour gérer sa santé, sa carrière et sa vie. L’accès à la crèche favorise les aptitudes cognitives ainsi que l’attention, la motivation, la maîtrise de soi et la sociabilité, autant de compétences qui transforment la connaissance en savoir-faire et les enfants en citoyens insérés et productifs. Economiquement, investir dans l’éducation de la petite enfance pour les enfants à risque est, de surcroit, une stratégie efficace pour réduire les coûts sociaux, à court, moyen et long terme.

Après la crèche, l’école. Le bourgmestre, les chefs d’établissements, les enseignants n’y peuvent pas grand-chose mais notre système scolaire est l’un des plus inéquitables au monde. Un système de sélections, d’exclusions et de relégations successives que plus personne ne conteste vraiment mais qui perdure malgré tout depuis des décennies. Le résultat est lamentable : les enfants les plus faibles sont condamnés à fréquenter, dans un entre soi pathogène, des filières « garage ». Un système déplorable auquel l’enseignement spécialisé est forcé de prêter son concours, accueillant généreusement des élèves qui ne souffrent d’aucun handicap si ce n’est la faiblesse culturelle, sociale et/ou financière de leurs parents.

Pourtant, plusieurs communes, dont la ville de Bruxelles, ont fait des efforts considérables pour ouvrir des places supplémentaires dans les écoles. Mais le manque de prévoyance en la matière fait que ces places n’offrent pas toutes les qualités requises et détériore les conditions idéales d’apprentissage dont devrait bénéficier tout élève. Certes, installer des préfabriqués à la hâte permet de limiter le nombre d’enfants sans école mais il conviendrait d’augmenter en parallèle les équipements, leur qualité, faute de se retrouver dans des situations pénibles pour les enfants et les équipes éducatives : réfectoires trop petits où des enfants mangent, à tour de rôle et à la sauvette, quand ils ne sont pas invités à avaler leur sandwich sous un abribus ; toilettes insalubres ; espaces de jeu et de détente limités à leurs plus simple expression quand ils existent encore ; classes surchargées, etc…

Mais, plus fondamentalement, notre système scolaire doit être entièrement revu pour répondre aux exigences et aux réalités de notre temps. C’était la louable ambition du Pacte pour un enseignement d’excellence en Fédération Wallonie-Bruxelles. Certaines mesures fortes, tel le tronc commun polytechnique, artistique, sportif et culturel, ou d’autres plus tièdes mais qui font consensus, sont à mettre en oeuvre sans délai. L’exemple des pays qui sont parvenus à réformer profondément leur système scolaire indique qu’il faut du temps, bien plus en tous cas que celui d’une législature pour obtenir un résultat satisfaisant. Il n’y a pourtant aucun « accord sacré » entre tous les partis politiques pour refonder l’école. Une prochaine majorité pourrait déconstruire ce qui a été discuté pas à pas depuis près de trois ans. Les conséquences seraient tellement dramatiques que je n’ose l’envisager…

Enfin, cette école qui n’arrive pas à s’inscrire positivement dans le parcours de trop nombreux élèves, monopolise pourtant près de 85 % des ressources budgétaires allouées à l’éducation. « Pour éduquer un enfant, il faut tout un village » prétend ce célèbre adage africain. La famille et l’école seuls ne peuvent suffire. D’autres acteurs éducatifs sont aussi indispensables pour assurer une éducation holistique et de qualité. Cependant, à côté de l’ogre scolaire qui engouffre à lui seul près de huit milliards d’euros chaque année, il ne reste que quelques centaines de millions pour tous les autres dispositifs qui pourtant jouent un rôle important dans la construction éducative de nos enfants : aide à la jeunesse, mouvements et organisations de jeunesse, auberges de jeunesse, maisons de jeunes, centres d’éducation permanente doivent ainsi se contenter des miettes et ne peuvent exercer sérieusement leurs activités, au bénéfice des plus précaires notamment.

Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas seulement d’une question budgétaire, il s’agit de choix politique. Car, au même moment, l’Etat fédéral, associé aux régions et aux communes, continue d’investir massivement dans des politiques sécuritaires menées exclusivement dans des quartiers populaires. Loin de viser à l’émancipation et à l’autonomie des jeunes, ces politiques dites « préventives » sont généralement largement occupationnelles et visent en priorité à limiter et contrôler la place des jeunes dans l’espace public. Plutôt que d’être séduits par les atouts d’une éducation bien comprise dont ils seraient des sujets consentants, de nombreux jeunes deviennent la cible du couple infernal « je préviens ta délinquance- je punis ta délinquance » peu respectueux de leurs droits. Plus loin, la coexistence de plusieurs modèles d’intervention sociale auprès d’un même public de jeunes fragilisés est peu propice à une relation positive et confiante à l’égard des professionnels de terrain et de la société. La juxtaposition de multiples dispositifs aux objectifs parfois contradictoires, par des professionnels qui ne poursuivent pas les mêmes finalités et ne se concertent pas, entraîne une confusion déplorable et représente un gâchis financier inexcusable en temps de crise.

Sans l’ombre d’un doute, les jeunes fauteurs de troubles de la fin de l’automne seront sévèrement punis. Il se pourrait bien qu’ils soient pourtant l’arbre qui cache la forêt et que, outre leur comportement inexcusable, certaines conditions indispensables à l’apprentissage patient des règles de vie en société ne soient plus réunies pour de nombreux jeunes des milieux populaires. Il y a onze ans, je publiais une carte blanche dans le journal « Le Soir » intitulée « Bruxelles, petite ville d’apartheid ». J’y écrivais notamment qu’ « encourager les dynamiques de mixité sociale, refuser la dualisation de l’enseignement, soutenir les efforts d’ouverture des mouvements et des organisations de jeunesse sont, parmi d’autres, des objectifs prioritaires d’un énorme chantier qu’il est urgent d’entreprendre : définir une ambition éducative qui dépasse les spécificités locales et les préoccupations de proximité. »

Le temps a passé depuis. Mais rien n’a changé.

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