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Tribunal de la jeunesse : dans la cour des miracles encore à venir

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Sans cesse confrontés aux faux pas des âmes humaines mais aussi à leur formidable capacité de rebondir, les juges de la jeunesse de Charleroi se heurtent tous les jours au manque de moyens de la justice. Un déficit qui blesse directement ceux que celle-ci devrait défendre : les mineurs.

Il n’a plus d’ongles mais il les ronge quand même, recroquevillé sur la banquette de bois. Autour, des gens parlent –  » impossible de faire manger du poisson à ma fille! », lèchent du doigt leur smartphone, visionnent les premières images de La Reine des neiges, deuxième du nom. Charleroi, octobre 2019, 9 h 15. Quelques dizaines de justiciables se sont levés pour être à l’heure au tribunal de la jeunesse. Selon un raisonnement auquel aucune autre solution n’a pu être opposée, tous sont convoqués à 9 heures. Beaucoup attendront donc, une, deux ou trois heures, que s’ouvre la porte du bureau du juge. Des enfants qui accompagnent leurs parents, souvent dépourvus de moyens pour les faire garder, jouent sur une tablette. Aucune aire de jeux ne les accueille.  » J’ai photocopié des feuilles à colorier pour eux « , glisse une greffière. Dans un coin, deux tables sont réservées aux avocats. Ils attendent, comme tout le monde. Un huissier à moustache blanche se lève, appelle une famille, pousse la porte d’un bureau, annonce, se rassied.

Jette ton chewing-gum avant d’entrer chez le juge. Et sois poli !

Ici, le temps ne s’écoule pas comme ailleurs, même si deux horloges jurent le contraire. Il règne un sentiment d’impatience et d’impuissance, un peu de peur aussi, sans doute. Ici, des familles se fracturent, d’autres se réparent. Des jeunes, soit responsables de faits qualifiés d’infractions, soit en danger, trouvent les bouées qui leur permettront de nager jusqu’à l’âge adulte. Et des couples tentent de s’accorder sur la fin de leur parcours partagé, garde alternée et créances alimentaires : cette salle d’attente est commune aux tribunaux de la jeunesse et de la famille. Il arrive que d’anciens conjoints se disputent, voire que des coups s’échangent. Et, parfois, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années renouent là le dialogue…

Au mur, à côté d’un homme tatoué jusqu’aux oreilles, une affiche demande, en vain, de respecter le silence. Dans le hall carrelé, une avocate interpelle un ado en baskets.  » Jette ton chewing-gum avant d’entrer chez le juge. Et sois poli !  » Une dame à paillettes crie  » Je vous aime, les filles !  » à deux autres, appelées à l’audience. Arrive un jeune, menotté, 16 ans peut-être, suivi par deux policiers. Il chique, regard fier, furtive apparition qui ombre l’affiche du film Capharnaüm, punaisée à côté d’une porte.

La salle d’attente du tribunal de la jeunesse de Charleroi est une cour des miracles. De ceux qui n’ont pas encore eu lieu.

Owen, 12 ans

Owen (1) a 12 ans, l’âge à partir duquel on est convié devant le juge. Il aimerait pouvoir quitter son institution le week-end et rentrer chez sa maman. Le juge est d’accord de travailler en ce sens, avec le SPJ (Service de protection de la jeunesse – une aide judiciaire, donc contrainte). Mais la représentante du parquet estime le maintien du placement en institution indispensable.  » Le jugement sera rendu dans quinze jours « , clôture le juge. A Charleroi, les audiences jeunesse ne se déroulent pas dans une salle particulière mais dans le bureau des magistrats. Pas d’estrade imposante, donc. Seule la toge noire rappelle l’autorité qu’incarne le juge.  » Je vois des jeunes qui n’ont que très peu connu l’autorité et de ce point de vue, on nage un peu à contre-courant, observe le juge Frédéric Hourdiaux. Mais les gens savent ce qui est en jeu ici et, globalement, ils se tiennent à carreau.  »

Globalement ? Des juges ont été insultés et menacés. Un jeune a envoyé des papiers à la figure d’une greffière devant ses parents, qui n’ont pas bronché.

Chacun des cinq magistrats examine en audience, deux matinées par semaine, une quinzaine de dossiers chaque fois ; trente-cinq même, en été, mêlant mineurs en danger et mineurs responsables d’infractions. Les audiences peuvent alors se terminer à 17 heures.  » C’est inhumain pour tout le monde et maltraitant « , estime le juge Pierre-André Hallet. C’est le procureur du roi qui décide du nombre de dossiers.

 » Après trois ou quatre heures d’audience, on n’en peut plus, soupire la juge Anne Dery. Si l’un de nous est malade, le travail retombe sur les autres. Ici, on n’est remplacé que quand on meurt.  » Les cinq juges ne demandent pas de renforts : ils réclament plus de moyens d’urgence. Les places dans les institutions d’accueil sont insuffisantes.  » J’ai passé trois heures au téléphone, l’autre jour, à chercher une place pour deux enfants en danger, raconte une juge. J’ai fini par trouver mais j’ai dû séparer la fratrie parce qu’il n’y avait aucun lieu pour les héberger ensemble.  » Des jeunes sont du coup placés pour trois jours dans un centre d’accueil d’urgence, puis dans un autre pour un mois, et ainsi de suite. Il arrive qu’une institution qui n’accepte que des moins de 14 ans les renvoie dès qu’ils ont atteint cette limite d’âge. Et ensuite ? Dans certains cas, c’est la rue. De très jeunes enfants en danger, pour lesquels aucune solution n’a pu être trouvée durant le week-end, sont parfois envoyés à l’hôpital, le temps de trouver une solution à partir du lundi. Rustines.

Tribunal de la jeunesse : dans la cour des miracles encore à venir
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 » Quand il n’y a qu’une seule place libre, à qui la donner ? interroge Nathalie Cauchie, avocate spécialisée en jeunesse. On est obligé de faire des classements et de choisir l’enfant qui est le plus en danger. C’est une grande violence institutionnelle. On pourrait faire appel à des familles d’accueil ou de parrainage, mais il en manque. Et si, en plus, les enfants sont porteurs de handicaps, leur prise en charge est encore moins aisée.  »

Par souci d’économie, le personnel administratif au palais de justice a aussi été réduit.  » Avant, je faisais de la prévention et je convoquais les familles pour les accompagner au plus près, se souvient Anne Honnorez, premier substitut au parquet jeunesse, mais je ne peux plus. Ce qui nous manque, c’est le temps de l’empathie et de l’écoute. On n’est pas des machines.  » Après Bruxelles (20,8 %), Charleroi accueille le plus grand nombre de jeunes pris en charge par l’aide à la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles (15,5 %).

Le budget total pour l’aide à la jeunesse s’élève à 280 millions d’euros.  » Or, un placement de jeune en IPPJ coûte à lui seul 150 000 euros par an « , rappelle Bernard Devos, délégué général aux droits de l’enfant. Le budget a gonflé de 40 millions sous la dernière législature, mais il reste insuffisant. En 2016, 41 587 jeunes ont été pris en charge au moins un jour par l’aide à la jeunesse, dont 93 % parce qu’ils étaient en danger. Depuis dix ans, à Charleroi, les dossiers de mineurs présentant de graves troubles mentaux sont en augmentation. Aucune structure d’accueil ad hoc n’est prévue pour eux. Les mineurs impliqués dans des faits de moeurs sont aussi de plus en plus nombreux : difficile de trouver des places pour eux car les institutions n’en veulent pas, de peur qu’ils récidivent entre leurs murs.

Ce qui nous manque, c’est le temps de l’empathie et de l’écoute. On n’est pas des machines.

Le SAJ (Service de l’aide à la jeunesse) intervient si les parents acceptent le principe d’une aide. Le SPJ (Service de protection de la jeunesse) opère, lui, lorsque l’aide est imposée par le juge. Tous deux, rouages essentiels, rapportent à la FWB et non au parquet : en Wallonie, si c’est le juge qui décide, une fois par an au moins, des mesures à prendre à l’égard des mineurs délinquants ou en danger, ce sont le SPJ et le SAJ qui doivent les mettre en oeuvre. Or, leurs délégués sont noyés.  » Il arrive qu’il faille attendre trois mois après le jugement pour qu’un premier rendez-vous au SPJ soit organisé. C’est frustrant pour les juges, impliqués et motivés « , déplore l’avocate Alexia Demain. Ensuite seulement, on cherche un service d’accompagnement qui pourra suivre de près la famille. Mais là encore, les possibilités de prise en charge sont insuffisantes.  » Dans certains cas, un an après le jugement, on se retrouve devant le juge sans que la situation n’ait évolué d’un iota « , épingle-t-elle.

A l’audience, les juges veillent à choisir leurs mots pour être bien compris.  » Quand on dit à un jeune qu’il sera placé quinze jours, cela veut dire pour lui qu’il sera vieux en sortant « , éclaire le juge Hallet. Il faut donc faire oeuvre de pédagogie.  » J’ai parfois l’impression que les gens répondent n’importe quoi à mes questions pour en finir au plus vite, embraie Anne Dery. Beaucoup subissent. Ou alors, ils se mettent en colère.  » Les chaises volent. Les policiers appelés mettent de longues minutes à arriver : le corps de garde se trouve à l’autre bout du labyrinthe que constitue le palais de justice de Charleroi.

 » Au tribunal, les gens doivent se sentir respectés, résume Frédéric Hourdiaux. On peut tenir un discours ferme pour les secouer, mais nous sommes d’abord là pour leur venir en aide, avec empathie. Plus il y en a et plus il y a de chances de trouver une solution. Il m’est arrivé de prononcer le placement d’un enfant qu’il a fallu retirer des bras de sa mère, à l’audience. C’est violent. Mais on essaie d’expliquer au mieux la décision.  »

Leila, 4 ans

L’avocate entre seule dans le bureau du juge, pour défendre une petite fille de 4 ans, biberonnée au Coca-Cola, et présentant d’importants retards de développement psychologique et physique. Ses parents ne sont pas là. C’est l’école qui a donné l’alerte en constatant les absences répétées de la fillette. Son dossier judiciaire, ouvert il y a quelques années, a été refermé en 2017  » parce qu’elle n’était plus en danger « . Revoilà sa farde sur le bureau du juge : négligences multiples et graves problèmes d’hygiène. Le placement en institution est requis. En Wallonie, plus d’un habitant sur quatre (26,2 %) vit dans un ménage en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. Charleroi n’est pas épargnée.

 » Le plus dificile, c’est la communication entre services. Le SPJ et le SAJ décident parfois sans informer personne « , regrette l’avocat Tristan Lievin. Ils dépendent d’une autorité politique communautaire (la Fédération Wallonie- Bruxelles), tandis que le tribunal relève de la justice fédérale. Le SAJ doit désormais accepter la présence d’un avocat au côté des jeunes de 12 à 14 ans. Et  » il n’aime pas qu’on lui fasse remarquer qu’il n’y a pas de contrat d’aide consentie avec la famille du jeune, ou que cet accord est trop faible, remarque une avocate. Les délégués ont alors l’impression qu’on juge leur travail.  » Ce service n’apprécie pas davantage que le parquet lui demande certaines informations.  » A Charleroi, les programmes d’aide sont écrits à la main, parfois illisibles et dépourvus de motivation, pointe Pierre-André Hallet. Certains accords sont extorqués aux familles : si elles ne signent pas, elles se retrouveront devant le juge, présenté comme un grand méchant loup. Ce n’est donc pas toujours de l’aide consentie. Le SAJ ne transmet pas non plus ses rapports, qu’il juge confidentiels, arguant que l’aide consentie relève d’un lien de confiance qui ne peut être trahi. Comme juge, on n’a aucune prise sur le SAJ.  »

Tribunal de la jeunesse : dans la cour des miracles encore à venir
© Charles monnier

Des rencontres sont désormais organisées, deux fois par an, entre représentants du tribunal, du parquet, des SAJ et SPJ et des avocats, pour tenter de trouver des solutions aux dysfonctionnements.  » C’est une question de personnes, observe la juge Kathleen Michel. Quand je demande un suivi intensif d’une famille, il faut qu’une visite sur place ait lieu au minimum tous les deux jours. Si un délégué n’est pas en mesure de l’assurer, il doit coordonner cette prise en charge par d’autres intervenants sociaux.  » Ce rôle n’est pas toujours tenu. Sans compter que le SAJ et le SPJ sont fermés le week-end et dès 16 heures. Que faire, alors, en cas de danger en dehors des heures ?  » Votre appel est important pour nous, nous le traitons dès que possible « , répète pendant de longues minutes le répondeur téléphonique du SAJ de Charleroi.

les juges voient de temps en temps comparaître devant eux les enfants de ceux qu’ils ont suivis.

Anne, 16 ans

Elle a 16 ans. Son avocate ne sait pas où elle se trouve. C’est la troisième fois qu’elle fugue du centre qui l’accueille.  » Les dossiers de mineurs qui souffrent de troubles abandonniques parce qu’ils ont été privés de liens d’amour dans l’enfance sont les plus difficiles, signale Nathalie Cauchie. Ils usent les intervenants qui leur viennent en aide et mettent en échec tout ce qu’on essaie.  » Le tribunal s’occupe parfois de bébés de trois jours dont on devine qu’il les accompagnera encore dans dix-huit ans. De génération en génération, les mêmes carences affectives, sociales, intellectuelles ont tendance à se répéter. Et les juges voient de temps en temps comparaître devant eux les enfants de ceux qu’ils ont suivis, vingt ans plus tôt.

Le découragement les effleure donc parfois.  » Ça pompe une énergie folle, reconnaît Anne Honnorez. On y laisse des plumes.  » L’histoire de Lara, 8 ans, dont la maman se prostitue pour payer sa cocaïne, son héroïne et ses amphétamines, donne des frissons. Ou de Julien, 5 ans, qui grandit en famille d’accueil, même si les frissons sont autres : il commence à chanter. Ou de David, 16 ans, poursuivi pour un tabassage mais  » c’est l’autre qui avait commencé « . Ou de Sophia, 12 ans, qui a transmis à la juge le numéro de gsm de la maman d’une de ses copines, prête à l’accueillir, le temps que…

Les juges, représentants du parquet et avocats vivent avec le risque permanent de se tromper. Des enfants maltraités peuvent l’être par des parents  » bien sous tous rapports « . Et personne n’a rien vu venir.  » Parfois on devrait poursuivre et on ne le fait pas, faute de temps « , déplore une substitute. Parfois on place en institution par prudence, mais on ne saura jamais s’il le fallait vraiment. Pour les parents qui veulent récupérer ensuite leurs enfants, c’est la croix et la bannière. Et pour les enfants, les conséquences de la séparation sont catastrophiques.  » Les risques qu’on prend sont calculés, assure le juge Hourdiaux. Il m’arrive d’être inquiet et d’avoir le coeur qui bat plus vite. On doit rester humbles : on ne pourra pas tout régler. Mais je ne baisse pas les bras facilement.  »

Les acteurs du tribunal sont aussi mi-assistants sociaux et mi-psy (sic).  » Il y a des jours où on a un genou en terre, surtout en étant soi-même parent, souffle une avocate. Je peux faire beaucoup mais ce n’est pas moi qui habille les enfants ni qui leur prépare des tartines.  »  » Lorsque des parents viennent au SPJ dire devant leur enfant qu’ils ne veulent plus jamais le voir, abonde l’avocat Tristan Lievin, j’ai parfois envie de le reprendre chez moi, même si je sais que c’est impossible.  »

Kevin, bientôt 18 ans

Paradoxalement, juges et avocats représentent souvent le seul point d’ancrage stable dans la vie des mineurs, qui viennent spontanément les saluer, de temps en temps. L’un a pris des nouvelles d’une greffière lorsqu’elle était malade. Un autre a rappelé sa juge pour lui demander comment joindre son avocat pour s’opposer au jugement qu’elle venait de rendre !  » J’ai reçu un papa avec bracelet électronique, qui accompagnait son fils. Il lui a conseillé de ne pas faire les mêmes bêtises que lui, raconte une juge. Nous ne parviendrons peut-être pas à modifier sa ligne de vie mais il se souviendra de nous. Nous devenons des figures d’attachement parce que nous sommes stables, cadrants et qu’ils savent toujours où nous trouver.  »

Ce jour de novembre, Kevin, 17 ans et demi, ancien accro aux jeux vidéo et violent lorsqu’il en était privé, sort en souriant du bureau de la juge. Après un séjour d’éloignement de trois mois en Afrique, tout est rentré dans l’ordre et son dossier est classé.  » Je te félicite, dit la juge. Puisque je ne te verrai plus, je te souhaite le meilleur.  »

Au même moment, la fille d’une avocate termine la lettre qu’elle destine à saint Nicolas. Parmi ses voeux :  » Je souhaite devenir famille d’accueil.  »

(1) Tous les prénoms utilisés sont fictifs. Les situations évoquées s’inspirent de faits réels, sans permettre l’identification des personnes concernées.

(2) Les mineurs sont toujours défendus par un avocat désigné d’office.

Cette enquête d’immersion, fruit d’un travail de plusieurs semaines, se fonde sur une série d’entretiens avec des juges, greffiers, représentants du parquet jeunesse et avocats actifs auprès du tribunal de la jeunesse de Charleroi. Les justiciables convoqués devant le tribunal ont tous donné leur accord à la présence d’une journaliste du Vif/L’Express lors des audiences publiques. Le SAJ et le SPJ de Charleroi, qui dépendent de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ont refusé de participer à cette enquête.

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