Carte blanche

Tout ne sera plus jamais comme avant

Et si tout redevenait comme avant ? L’image est tentante, une irrésistible nostalgie s’empare de nous à cette idée. Et tout ce qu’il faudrait faire, à en croire les communications du gouvernement affichées sur les murs de nos villes, c’est respecter les mesures sanitaires quelque temps encore, c’est continuer à montrer du courage, comme nous en conjure notre Premier ministre, jusqu’au mois de mai. Je voudrais montrer ici pourquoi le civisme ne m’a jamais moins semblé mériter le nom de courage, et je voudrais surtout montrer qu’un autre courage est encore possible.

Il n’est pas nécessaire de convier la radicalité d’un Nietzsche pour comprendre qu’une société qui sacrifie ses membres les plus jeunes – son avenir – au profit des plus vieux – son passé – est non seulement entrée en décadence mais montre tous les signes de l’agonie. Un penseur aussi modéré, aussi équilibré que Comte-Sponville s’est chargé de nous le rappeler dès le printemps. Du point de vue biologique, du point de vue de l’espèce, c’est une attitude proprement suicidaire, particulièrement lorsque l’écocide en cours devrait mobiliser la meilleure part de notre attention et de nos efforts. Et le fait que l’ensemble des États modernes ait choisi de prendre cette même voie ne change rien à cette observation de bon sens. Elle nous invite plutôt, avec une inquiétude lancinante, à nous interroger sur l’état d’un monde ayant à ce point perdu l’instinct de survie qu’il décide d’hypothéquer son futur au nom d’une soudaine solidarité. La solidarité, voilà un terme dont on a beaucoup usé. Il a peut-être été le principal motif qui nous a donné à croire en la politique sanitaire et à en respecter les injonctions. Nous qui laissons les migrants se noyer en Méditerranée (pardon, nous qui rendons illégale la solidarité la plus élémentaire qui consiste à leur porter secours), nous qui avons depuis des décennies parqué nos vieux dans des homes et laissons crever nos pauvres dans nos rues, nous étions soudain devenus solidaires. Voilà qui n’aidait pas qu’un peu à faire passer la pilule : notre modernité désemparée s’était enfin trouvé une vertu.

Mais qu’est-ce au juste qu’une solidarité dont les effets dévastateurs frappent avant tout les plus précarisés, ceux qui n’occupent pas les fonctions dématérialisables susceptibles de télétravail, les artistes, les étudiants, les travailleurs à la petite semaine ? Qui met à l’arrêt des secteurs entiers comme l’horeca sans fournir d’aides suffisantes pour que les vitrines des restaurants et des cafés n’annoncent une-à-une la cessation des activités ? Qui prive les individus d’un contact social si naturel, si nécessaire que près de la moitié de la population témoigne d’une situation de détresse psychologique, avec une forte prévalence des plus jeunes ? Les plus jeunes dont l’avenir économique est à ce point affecté par l’énormité de la dette contractée qu’on voit mal ce qui va les en sortir, de cette détresse, aux lendemains tant attendus ? Oui, qu’est-ce donc que cette solidarité dont les bénéficiaires ont dans leur grande majorité atteint l’âge où ils seraient après tout les mieux à même, du point de vue matériel du moins, de supporter les effets d’un confinement ? Qu’est-ce au fond que cette solidarité qui reproduit presque exactement les déséquilibres ordinaires du capitalisme ?

Une autre option de société était pourtant possible et elle l’est encore. Des voix bien informées se sont chargées de nous le faire savoir à l’automne par la déclaration de Great Barrington. Des spécialistes de premier rang, des médecins épidémiologistes mondialement reconnus, de ceux qu’on aime pourtant écouter ces derniers temps au point qu’il nous semble n’entendre qu’eux, nous l’ont dit : protégez les personnes à risque, isolez les plus âgés et laissez les jeunes reprendre leurs activités. Laissez tous les autres reprendre une vie normale. Cet appel à une gestion radicalement autre de la crise n’avait rien d’irresponsable, ni d’ignoble, il était tout sauf déraisonnable, mais nous nous sommes retrouvés embarqués dans le second confinement sans que la prise en compte de cette alternative n’éveille le moindre débat démocratique. Nous avons préféré, pour éviter un risque imminent et certain, endosser un risque bien plus grand encore mais un peu plus lointain et aux effets un peu plus incertains. Il est vrai qu’il offrait quant à lui l’immense avantage de mettre à l’abri la responsabilité immédiate de nos décideurs. Au nom du principe de précaution, nous avons choisi l’imprévoyance de l’action politique ordinaire. Et tant pis si d’autres principes tels que la proportionnalité, la liberté de circuler, le droit à l’enseignement et au travail ou le respect de l’Etat de droit devaient au passage être immolés : vous jugerez de leur caractère accessoire.

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Il convient pourtant aujourd’hui de s’interroger avec réalisme sur le sens de nos sacrifices. Il ne me paraît, à moi, que trop évident : les choses ne seront plus jamais comme avant, quoiqu’on nous en dise. Il est fort peu probable que nos démocraties sortent indemnes du plongeon techno-sécuritaire où les a entraînées la lutte contre le virus. Trop de métiers ont été définitivement détruits, trop de jeunes et de moins jeunes ont vu à l’occasion de cette crise leur santé mentale vaciller, leur situation financière s’effondrer. Les apprentissages scolaires qui n’ont pu avoir lieu ne seront vraisemblablement jamais rattrapés, les liens sociaux réels remplacés par les rapports numériques, dégradés par le port du masque, les distances de sécurité, la méfiance de la mentalité hygiéniste ne retrouveront peut-être jamais la chaleur humaine qui les a caractérisés autrefois. Jamais il ne sera redonné à nos jeunes de revivre les plus belles heures de leur jeunesse, jamais il ne nous sera donné d’oublier ces drones qui survolent les promeneurs au bois de la Cambre et leur intiment – civilement – de respecter les mesures sanitaires ou d’oublier que nos enfants ont porté le masque à l’école. Il y a des mauvais rêves dont on ne se réveille pas, dont on apprend seulement à digérer la part obscure qu’ils ont révélée de nous-même.

Retirez du discours officiel dont nous suivons les injonctions avec un civisme exemplaire depuis près d’un an la promesse d’un retour à la normale, retirez-en le mot précaution, retirez-en le mot solidarité, et voyez ce qu’il en reste. Je n’appelle en aucun cas à enfreindre les lois. Je m’interroge aussi honnêtement que je le peux sur les justifications que nous nous donnons et auxquelles il m’est devenu radicalement impossible de croire. Ce constat m’amène, en citoyen qui n’a pas perdu foi en la politique ni en la démocratie, à appeler nos gouvernants à revoir globalement leur gestion de cette crise. Je voudrais leur rappeler qu’une autre conception de notre humanité et de notre solidarité est possible. Je crois que nous sommes en train de commettre une terrible erreur et je suis terrifié par la responsabilité collective que nous aurons à porter demain. Peut-être les temps sont-ils mûrs pour que, lorsque nos gouvernements affirment que la jeunesse est leur priorité, ils nous laissent une chance de croire que ces mots-là ne sont pas vains, qu’ils ne peuvent pas leur donner n’importe quel sens. Oui, j’en conjure nos dirigeants : n’attendez plus un instant pour rouvrir complètement les écoles et les universités, ne laissez pas les secteurs de l’horeca et de la culture, ces lieux si essentiels de la vie en commun, agoniser deux longs mois de plus. Autorisez une réouverture sous conditions sans plus tarder. Faites ce qui est en votre pouvoir pour sauver ce qui peut encore l’être. De grâce, laissez-nous vivre.

Nour Aïr, professeur de français de l’enseignement secondaire

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