Philippe De Backer et Sophie Wilmès © Belga

Thomas Orban sur la crise du coronavirus: « La Belgique n’est plus une lasagne, c’est un Rubik’s Cube »

Le Dr Thomas Orban, président de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) et médecin généraliste, fait le point sur la situation. Si les choses s’améliorent par rapport au début de la pandémie, le médecin réclame toujours plus de transparence des autorités. Sa déception reste grande devant l’impréparation des élites politiques. Entretien.

Encore ce matin (le 28 avril, ndlr) un médecin généraliste de Liège a publié dans le jdM une opinion se plaignant du matériel défectueux, des conditions de travail et du manque de considération..Y a-t-il une vraie amélioration au niveau global ?

Dr Thomas Orban : On peut dire que les choses évoluent dans le bon sens. Au niveau des autorités, il demeure un problème de transparence. On n’a pas toujours l’information directement. Le premier exemple, ce sont les EPI (équipements de protection individuelle). Ce serait tellement plus simple de dire : il va y avoir x quantités, on va les distribuer aux généralistes, voici le plan. Ceci dit, des équipements sont arrivés. A Bruxelles, le cercle de médecins généralistes a reçu, si mes souvenirs sont bons, 100 masques pour chaque MG ainsi qu’une visière (un peu artisanale il faut bien le dire). Auparavant, ces équipements n’arrivaient pas. Mais il n’en demeure pas moins que les autorités, par exemple fédérales, restent inatteignables.

Sentez-vous une baisse des demandes de soins de patients identifiés Covid ?

C’est clair !

Vous avez donc plus de temps pour vous occuper de tous les autres patients, qu’on avait, dans un premier temps, oublié pendant les premières semaines…

Il faut mettre les points sur les  » i « . Si le CMG a souligné qu’il fallait travailler par téléphone pour les patients Covid, le but était de protéger les patients et les médecins. Un médecin infecté, il va contaminer ses patients.

En plus vous n’aviez aucune protection au début…

On n’avait rien, en effet. Pour la plupart. Ceux qui l’étaient, c’est différent. Mais les médecins bien protégés ce n’était pas la majorité. Certains ont continué à travailler en se disant  » ce n’est pas grave  » sans prendre la mesure de ce que c’était… Mais on n’a jamais dit non plus de ne plus voir personne ! Les soins essentiels ont toujours pu continuer. Il faut le rappeler. Certains réécrivent l’histoire quelque fois… Pas méchamment, certes. On ne garde en tête que certaines choses et pas d’autres. A part au tout début où le temps nous a manqué, on a rapidement vu des patients qui devaient être vus : des épanchements pulmonaires, des choses comme ça. Mais on l’a fait en s’assurant d’un tri sélectif téléphonique visant à ne pas recevoir des patients symptomatiques. Ceci dit, le risque zéro n’existe pas puisqu’on peut rencontrer des patients asymptomatiques.

Quelle thérapie

A l’heure où nous parlons, si vous rencontrez un cas évident de Covid, vous ne le traitez en aucun cas vous-même ? Vous l’envoyez à l’hôpital ? Comment cela se passe ?

Deux possibilités. Si c’est un  » Covid  » suspect probable possible, je vais gérer un maximum par téléphone et je vais l’envoyer à l’hôpital. On a maintenant suffisamment de recul pour faire les choses convenablement. Beaucoup peuvent être gérés par téléphone. Il y a des patients qui devront nécessiter une prise en charge hospitalière. Ils vont être envoyés aux urgences par téléphone. J’en ai quelques-uns. Ce n’est pas très difficile de déceler un patient qui se dégrade, qui a de la température depuis 15 jours. Sa fréquence respiratoire telle que lui l’évalue n’est pas bonne. On l’entend parler. On entend son état. Concernant les patients qu’on a envoyés à l’hôpital, on ne s’est jamais trompé. Cependant, on peut toujours avoir un doute. Le patient peut ne pas être clair. Tu veux l’examiner. Deux cas de figure se présentent : si tu es équipé convenablement pour recevoir un patient Covid dans ton cabinet (équipement de protection correct et capacité de désinfection du cabinet médical) et tu le reçois. Il n’y a pas de problème. Cela a toujours été dit. Les directives sciensano sont claires à ce sujet. Si le MG ne peut pas le recevoir, il l’enverra au centre de tri.

S’il peut le faire… Parlons thérapie même si c’est un sujet délicat. Qu’est-ce que le MG lui propose pour le soulager ? Nous avons publié un article sur des MG français qui prescrivent de l’azithomicyne plus du zinc et éventuellement un anti-inflammatoire en estimant avoir de très bons résultats. En hôpital, on sait qu’on dispose de la fameuse bithérapie hydroxychloriquine + azithromicyne… Vous les traitez avec ce genre de thérapie expérimentale ?

Pour l’instant, les molécules sont rendues peu voire pas accessibles. L’AFMPS a fait en sorte qu’elles soient contingentées. Pour l’HCQ, à part pour un patient qui serait déjà dans les fichiers du pharmacien pour un traitement lupus par exemple, les autres patients n’en disposeront pas. Pour l’azithromicyne, il faudrait vérifier, mais c’est à peu près la même chose.

Thomas Orban sur la crise du coronavirus:
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Il s’agit pourtant d’un antibiotique assez banal… Pour ceux qui ont cet antibiotique dans la pharmacie familiale, leur médecin de famille pourrait leur dire :  » Prenez-en « .

Oui. De là à dire qu’on est sûr que ça marche… Qu’on a suffisamment de retour… C’est un peu tôt. Il faut quand même rappeler qu’on est censé travailler en regard de la science. Je sais bien que c’est une maladie émergente, et donc et donc et donc… C’est une chose de faire des trucs dans son coin parce qu’on estime que ça marche, c’est une autre chose de convaincre tous les collègues que c’est cela qu’il faut faire…

Vous pensez donc que légalement et déontologiquement c’est OK ?

Pour l’AZM, on prescrit hors AMM (autorisation de mise sur le marché), si c’est une infection virale Covid. Mais le patient ne sera pas remboursé. Il faut en principe indiquer  » tiers-payant non applicable « …

Mais légalement, vous le pouvez ? Ce n’est pas interdit ?

Non. Mais toutefois, c’est contingenté. Je crois que le pharmacien ne peut pas en commander plus de 50% de ce qu’ils commandaient l’année passée à la même époque. C’est une manière de dire : on ne peut pas exploser les prescriptions car un moment donné il va y avoir un stop.

Je ne veux pas polémiquer davantage. Je viens cependant d’entendre que l’an passé, en France, il y a eu 32 millions de pilules de plaquenil consommées par divers patients souffrant de polyarthrite rhumatoïde et de lupus. Que, donc, cela ne pouvait être une molécule si dangereuse… Elle était même parfois délivrée sans prescription avant la crise…

J’attire votre attention que ce plaquenil est prescrit dans la lutte contre une maladie donnée soit chez un patient sain (cf. aussi ceux qui vous disent qu’ils en ont pris en Afrique et qu’ils n’ont jamais eu de problème) ou bien vous le prescrivez dans le cadre d’une maladie rhumatologique dans un cadre où cela a été évalué ou testé. C’est autre chose de le prescrire dans une infection de type viral pour un virus dont on ne connaît pas les tenants et aboutissants y compris le fait que cela peut déboucher sur des myocardites. Le risque ne vient pas que du médicament. Il vient également de l’interaction du médicament avec la maladie. Et de ce point de vue, on ne connaît pas grand-chose.

Manque de réactivité politique

Sans vouloir alimenter tout poujadisme, on est tout de même sidéré par le manque de réactivité des autorités politiques. Mon sentiment est une certaine déception quant aux divers retards à l’allumage. Même si c’est facile de critiquer une fois que la catastrophe est arrivée et de dire  » il aurait fallu faire ceci ou cela « … Quelle est votre impression sur la gestion de crise ?

Le seul à avoir donné son avis sur Maggie De Block en six lettres c’est moi (ndlr :  » DEHORS ! « ). Mon avis est clair. Je pense qu’anticiper une telle pandémie, la voir venir, avoir des informations et les transmettre ou bien, au contraire, passer à travers comme si de rien n’était et arriver au début de la pandémie assez peu préparée… ça vaut six lettres.

La Belgique a subi un crash-test

Au-delà de Maggie De Block qui n’est pas seule responsable, ne peut-on pas dire que tout le système a dysfonctionné en tout cas au début ?

Soyons clair : c’est un pays très difficile à gérer. A tous points de vue. La Belgique n’est plus une lasagne, c’est un Rubiks Cube. Il faut essayer de tourner les faces dans le bon sens pour qu’elles aient la même couleur, pour qu’elles aient une bonne congruence entre elles parfois sur des territoires ridiculement petits comme la région bruxelloise. Vous avez le cabinet Untel qui est responsable de telle compétence, le cabinet Y responsable de telle autre chose, avec une vision différente. Il faut les mettre ensemble. Ils vont ergoter pendant un certain temps. On a accepté que nos Régions et nos langues fonctionnent de manière très différente, ce qui rend la gestion de crise difficile parce que chacun a évolué dans son coin. On est un couple séparé avant d’être divorcé. Pour moi, on le paie très clairement dans cette crise. On perd temps et énergie, efficacité et argent.

Finalement cette pandémie fait figure de crash-test pour notre pays. Quand tout va bien, la commission interministérielle peut prendre 3 mois pour une décision. Mais en temps de pandémie, cela éclate en tous sens…

Ils ont fait le choix de ne pas préparer. Ils auraient pu faire le choix de préparer. Ce n’est pas qu’on n’a pas pu, c’est qu’on n’a pas voulu. Là il y a une vraie responsabilité politique.  » On analysera après la crise « . Mais c’est quand après la crise ?

L’exemple suisse

Après la crise, il y aura une autre crise… politique…

Il y aura une crise politique, économique et sociétale. Dire  » on analysera après la crise « , c’est une manière d’évacuer. Quand je dis  » Maggie De Block dehors « , c’est mon avis, maintenant. Des gens comme cela n’ont pas la carrure d’un ministre. Pour prendre un exemple microscopique, on n’a pas voulu subsidié des instances. Par exemple, la SSMG, financement fédéral : zéro ! En attendant ils sont tous bien contents d’avoir l’expérience des généralistes pour pas un balle ! Rien que pour le plan testing, je travaille certainement deux heures par jour. On l’a exigé. Donc ils pourraient dire  » taisez-vous ! « . Mais c’est tout de même une expertise. Ça m’étonnerait que Deloitte ou MacKinsey travaillent complètement gratos. Si c’est le cas, je m’incline. Chapeau ! Un moment il faut payer le prix. Et là comme vous dites, c’est un peu un crash-test. J’aime beaucoup la tribune de Jean-Noel Godin qui prend l’exemple de la Suisse. C’est une Etat fédéral mais qui fonctionne bien autrement. C’est autrement pensé. En Belgique, c’est chacun dans son coin…

Bon exemple. Comme l’Allemagne d’ailleurs. Qui est aussi un Etat fédéral et l’exemple qui marche en Europe face au Covid (provisoirement en tout cas). Chaque Länder a une responsabilité en santé. Ils communiquent entre eux… Il faut avoir l’honnêteté de dire qu’on n’a pas été à la hauteur…

La construction de notre pays n’est pas la bonne. Si une bagnole ne passe pas bien le crash-test et d’autres très bien, il faut en tenir compte. Notre pays est inefficace…

Cette crise ne nous apprend-elle pas une profonde humilité ?

Disons qu’on apprend qu’on peut mourir d’une infection en Belgique au 21e siècle. Ce qui n’était plus le cas depuis notre naissance !

 » On va accompagner la reprise des soins « 

Comment envisagez-vous la reprise  » normalisée  » des soins…

Le Collège de médecine générale a déjà envoyé un document concernant les soins non-covid. Il doit avoir permis à beaucoup de nos collègues de se préparer. L’autre aspect, c’est un document qu’on enverra au plus tard ce samedi afin de préparer les consultations, les rendez-vous, le tri téléphonique d’avant, les distances sociales dans le cabinet. On va donc clairement accompagner la reprise des consultations. On va également produire un document qui détaillera ce qui nous semble important dans le testing-tracing.

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