Thomas Dermine © Aurélie Geurts

Thomas Dermine: « Je suis jaloux de l’esprit d’entreprise de la Flandre »

Thomas Dermine est l’étoile montante de la politique belge. Directeur du service d’études du PS, architecte de la coalition Vivaldi et à présent secrétaire d’État à la Relance, il doit soutenir l’économie.  » J’ai travaillé dur pour passer du statut de ‘Wallon paresseux’ à celui de premier de la classe. « 

Dermine a effectué un parcours atypique pour un socialiste, il a décroché un MPA (Master in Public Administration) à l’université de Harvard avant d’être engagé chez McKinsey, la société de conseil qui symbolise le capitalisme brut. Il vient d’une « famille résolument de gauche, bien que de gauche plutôt chrétienne », dit-il. « Ma mère est professeure de géographie et mon père est médecin. Nous vivions dans le centre de Charleroi. Le fait que j’ai grandi là, dans ‘la ville la plus laide d’Europe’, a été très déterminant ».

Comment Charleroi a-t-elle déterminé votre vie ?

Thomas Dermine: Enfant, j’ai vécu une triple faillite. Fin des années quatre-vingt, on était à l’apogée de la désindustrialisation de Charleroi, chaque année, 2000 à 3000 emplois disparaissaient. La deuxième faillite était celle du système politique, au début des années 2000, avec les scandales de corruption au PS à Charleroi. Et puis, il y a eu l’affaire Dutroux. La maison de Dutroux était à un kilomètre de chez moi. Et quand vous grandissez à Charleroi, vous vous réalisez que tout le monde n’a pas les mêmes chances, et qu’il faut un état fort pour rendre la société plus juste.

Enfant, vous étiez pensionnaire à Termonde – ça a dû être dur.

(Rires) Ça l’était. J’ai fait une partie de mes humanités dans une ancienne école abbatiale de Bénédictins à Termonde qui n’existe plus aujourd’hui. Pourquoi ? Je ne sais pas très bien, mais il y a une gare à Termonde et il est facile d’y arriver depuis Charleroi. Avec un ami, j’étais le seul francophone. C’étaient les années de la grande montée de ce qu’on appelait le Vlaams Blok. Les élèves plus âgés portaient un brassard à l’effigie du lion flamand et j’étais le « Wallon paresseux ». C’était assez violent. (rires) Le Wallon paresseux a travaillé dur pour être premier de la classe.

Plus tard, vous êtes même allé jusqu’à l’Université de Harvard.

J’ai fait des études d’ingénieur commercial à Solvay et de sciences politiques à l’ULB, où j’ai rencontré Paul Magnette, qui était professeur. Il était la superstar de notre faculté, jeune, brillant, toutes les filles étaient amoureuses de lui. (rires) Après, j’ai commencé chez McKinsey. C’était vu comme un club élitaire, pour les meilleurs de la classe, mais je voulais me prouver que je pouvais en faire partie. Ces années-là, j’ai également obtenu un MPA à Harvard.

Finalement, vous avez choisi le PS.

J’avais déjà travaillé un été au cabinet ministériel de Magnette. Il m’avait soutenu aussi pour commencer chez McKinsey : si tu peux explorer le monde et apprendre le fonctionnement de la vie d’entreprise de l’intérieur, il faut le faire, estimait-il. Peut-être qu’un jour nous t’appellerons et si tu es intéressé, tu peux toujours revenir. Et c’est ainsi que les choses se sont passées : ils m’ont appelé pour me demander d’élaborer un plan pour la reconversion économique de Charleroi après la fermeture de Caterpillar.

Et à présent, vous êtes même responsable du redressement de toute notre économie après la crise du coronavirus. À quel type de relance pensez-vous ?

J’ai un double objectif. Premièrement, la crise du coronavirus revêt un caractère particulier : l’économie est paralysée, mais c’est surtout un problème d’offre, et non de demande. Dès que la crise du coronavirus sera derrière nous et que tous les secteurs pourront rouvrir leurs portes, l’économie rebondira automatiquement. Que doit donc faire relance ? Faire en sorte que l’économie rebondisse aussi fort que possible. Donc par exemple en restaurant des bâtiments d’état. À court terme, cela donnera une impulsion énorme, en premier lieu au secteur de construction, mais qui se répercutera rapidement sur le reste de l’économie.

Et votre deuxième objectif ?

C’est à plus long terme. Notre économie souffre d’un certain nombre de problèmes structurels, notamment en matière de durabilité, de mobilité et de productivité. La relance doit aussi nous permettre de gérer ces problèmes. La crise du coronavirus est le moment idéal pour agir au niveau du climat, mieux nous préparer à la prochaine pandémie, etc. Et ce sera surtout le cas d’investissements d’état, où l’argent de redressement européen est évidemment le bienvenu.

La ministre Ludivine Dedonder (PS) déclare que la défense peut également être le moteur de relance.

Très certainement. Nous vivons à une époque où il y a plus de crises intérieures, pensez aux inondations, les attaques terroristes, une pandémie. C’est pourquoi il est important que la défense ait une force militaire qui peut intervenir immédiatement. L’armée joue un rôle important d’employeur et souhaite engager 10 000 personnes supplémentaires. Mais il y a plus, l’armée a beaucoup de casernes aussi.

Là aussi, il faut investir?

En effet. Écoutez, l’achat de l’avion de combat F-35 n’a pas d’influence sur notre relance. Oui, ici et là, une entreprise belge peut sous-traiter pour faire quelque chose, mais ce n’est à peu près rien. Notre achat du F-35 contribue principalement à la relance du Wisconsin et du Texas. Mais la rénovation de nos casernes contribue à notre reprise économique.

Thomas Dermine
Thomas Dermine© Aurélie Geurts

Ce ne sont pas les vieilles recettes dont on a vu en Wallonie qu’elles ne fonctionnaient pas ? L’écart entre la Wallonie et la Flandre se creuse, révèlent les chiffres de la Banque nationale, et d’après le gouverneur Pierre Wunsch c’est lié à la politique des gouvernements régionaux wallons – dont le PS fait partie de manière interrompue depuis 1980.

(soupir) C’est une analyse simpliste et ce l’est certainement de ne blâmer que le PS, car il y avait évidemment aussi d’autres partis dans ces gouvernements. En outre, on s’attendrait à ce que toute la Wallonie soit économiquement mal en point, mais ce n’est pas le cas du Brabant-wallon et de la province du Luxembourg. (réfléchit) Objectivement, c’est vrai que le redressement économique de la Wallonie est à la traîne. Si vous comparez Charleroi à Essen, Bochum, Leeds, des villes à l’histoire économique comparable, vous ne pouvez que constater que la Wallonie retarde.C’est parce que la Wallonie a réagi 10 à 15 ans trop tard. Dans les années 1970 et 1980, les politiques pensaient pouvoir sauver l’industrie sidérurgique, alors que c’était une cause perdue. Mais à partir de 2005 environ, la politique wallonne a radicalement changé, même si on retarde toujours par rapport à la Flandre. Pour combler cet écart, la Wallonie devrait progresser de 3% par habitant de plus que la Flandre durant vingt ans. Ce mouvement de rattrapage est donc énorme.

Ces vingt dernières années, la Wallonie a lancé un Contrat d’avenir et une série de plans Marshall, mais ces derniers ne rapportent pas ce qu’on avait espéré. Après, ce sera au tour de Get up Wallonia.

Le paradoxe c’est que des villes comme Charleroi et Liège présentent aujourd’hui à la fois la plus grande destruction et la plus grande création d’emplois. La semaine dernière, une société biotech de Seneffe a été vendue à pas moins de 725 millions d’euros, mais quand on se promène dans les anciens quartiers d’ouvrier de Charleroi, on se dit : what the fuck? Certaines parties de ces plans ont bien fonctionné, à savoir tout ce qui est lié à l’esprit d’entreprise. À ce niveau-là, je suis jaloux de la Flandre. Quand je compare la création du nombre de nouvelles entreprises en Flandre et en Wallonie… À cet égard, nous avons encore beaucoup de pain sur la planche en Wallonie.

Le manqué d’esprit d’entreprise en Wallonie n’est-il pas lié à la domination du PS et à l’idée que l’état s’occupera de tout ?

C’est un raisonnement très cliché. Le manque d’esprit d’entreprise en Wallonie n’a rien à avoir avec le socialisme ou la dépendance politique tout court, mais avec un manque de fierté. Le plus grand problème de la Wallonie, c’est la nostalgie encore largement répandue de la grandeur de notre passé industriel. Nous, les Wallons, nous étions si grands et si prospères ! Et c’est vrai, partout en Wallonie, on en voit les traces : les montagnes édifiées par les mineurs, les halls d’usines gigantesques d’industriels comme John Cockerill et Ernest Solvay – les plus grands capitalistes belges étaient wallons. Ce n’est pas facile de lutter contre ce passé. Et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui nous ne sommes pas fiers de nous. Mais quelque chose est en train de changer, la nouvelle génération de Wallons est nettement plus sûre d’elle et est beaucoup plus tournée vers l’avenir.

Entre-temps, les syndicats menacent d’agir. Confrontée à la pire crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale, la Belgique peut-elle se permettre ce genre de protestations sociales ?

On parle beaucoup de salaires, mais la compétitivité d’un pays comme la Belgique n’est pas déterminée uniquement par une norme salariale, il s’agit aussi de productivité, d’infrastructure, d’enseignement… En outre, nous avons choisi une sécurité sociale bien développée en Belgique, d’excellents soins de santé, des pensions convenables, etc. Et je constate aussi que la nouvelle génération d’employeurs et d’employés souhaite élargir le débat sur la norme salariale.

Vous plaidez en faveur de la loi salariale de 1996, qui doit diminuer et maîtriser notre handicap salarial par rapport à nos pays voisins.

En effet. Évidemment, il n’est pas bête de regarder ce qui se passe chez nos voisins, afin que la Belgique reste compétitive. Mais comment calculer cela? Il faut tenir compte de bien plus que les salaires pour parvenir à une comparaison plus juste.

La Belgique peut-elle se permettre des actions sociales et des grèves ?

Nous préférons évidemment le dialogue social, mais la grève est un droit fondamental que l’on ne peut jamais mettre en cause.

Quel regard portez-vous sur la polarisation croissante dans notre paysage politique, avec le Vlaams Belang d’extrême droite en Flandre et en Wallonie le PTB/PVDA d’extrême gauche ?

Le Vlaams Belang est-il un parti d’extrême droite ? Oui, si vous écoutez leur discours raciste, mais si vous lisez leur programme socio-économique, je vois beaucoup de correspondances avec le PTB/PVDA. Le Vlaams Belang et le PTB/PVDA sont tous deux surtout des partis antisystèmes. Voter pour eux, c’est plutôt une voix contre la politique établie qu’une voix pour l’extrême droite ou l’extrême gauche. Et je suis convaincu que si en Belgique francophone, un parti d’extrême droite se levait qui avait le même talent de communication que Tom Van Grieken et Dries Van Langenhove, ce parti aurait du succès là aussi. Et il soufflerait même des voix au PTB/PVDA.

Quoi qu’il en soit, en ce moment, la Flandre vote généralement plutôt à droite, la Belgique francophone à -gauche.

Et alors ? Les partis flamands de droite et les partis francophones de gauche peuvent négocier et former un gouvernement, non? Politiquement, on focalise fort sur les petites différences : même si nous sommes d’accord à 90%, nous discutons jusqu’à l’épuisement des 10% sur lesquels nous ne sommes pas d’accord. (rires) Et la presse se focalise évidemment sur ces 10%.

Revenons sur notre structure d’état compliquée. Elio Di Rupo (PS) souhaite modifier la loi existante sur le financement de sorte que la Wallonie soit également assurée d’un flux d’argent en provenance de la Flandre après 2024. Est-ce également ce que vous voulez?

Je ne pense pas que l’on puisse aborder le problème de cette façon. Il faut d’abord réfléchir au modèle et à la structure que l’on souhaite vraiment pour la Belgique, et ensuite aux finances.

Quelle structure voulez-vous pour la Belgique ?

Lorsque je suis entré en politique il y a un an et demi, j’ai été voir tous les partis pour les interroger sur leurs positions institutionnelles. Tous les partis francophones, y compris le PS, m’ont donné la même réponse : demandeur de rien. Je trouvais ça étrange et pas très sensé. Mais je pense que depuis tout a changé : il n’y a plus aucun parti qui est demandeur de rien. Ils réfléchissent tous à l’avenir institutionnel de la Belgique, car lors de la crise du coronavirus, on a vu clairement que la structure actuelle ne fonctionne pas.

Quelle direction la Belgique doit-elle prendre ?

La Belgique est dans un fédéralisme de déconstruction. Autrefois, nous étions un pays unitaire et celui-ci est de plus en plus démantelé par la décentralisation de compétences. La question fondamentale, c’est où cela va-t-il s’arrêter ? À partir de quand estimons-nous que ce processus de décentralisation est allé trop loin ? J’en parle parfois aux politiciens de ma génération tels que Kristof Calvo, Sammy Mahdi, Sander Loones et d’autres. Nous ne voulons pas de septième réforme de l’état, mais une dernière réforme de l’état, qui « fixerait » définitivement la Belgique.

Les partis francophones n’ont pas tous la même vision de cette dernière réforme de l’état. Le MR par exemple souhaite refédéraliser certaines compétences.

La refédéralisation est une idée intéressante, mais très difficile à mettre en pratique. Je n’y crois pas vraiment. Pour moi, une Belgique efficace se compose de quatre régions où coïncident les compétences des régions et des communautés, et avec Bruxelles comme région bilingue ou plurilingue à part entière. Ensuite, la Flandre, la Wallonie, les germanophones et Bruxelles peuvent conclure des accords de coopération. Nous avons trois ans pour la préparer et nous devons le faire en toute sérénité.

Quelle méthode devrions-nous utiliser pour décider quel niveau politique obtient quels pouvoirs ?

C’est clair qu’il est inutile de transférer la sécurité sociale vers les régions – elle doit rester fédérale, car on ne peut que bien assurer les gens contre le chômage, la maladie, et l’invalidité en gardant l’échelle de solidarité aussi grande que possible. Les compétences socio-économiques, pensez à tout ce qui est lié au marché du travail, sont déjà auprès des régions et doivent y rester. C’est plus difficile au niveau des Soins de santé et de la Justice. Il y a des arguments pour garder certaines parties fédérales, mais aussi pour placer ces compétences auprès des régions.

Le président de la N-VA Bart De Wever espère en tout cas un grand accord historique institutionnel avec le PS en 2024.

Oui, il faut un grand accord historique sur les réformes institutionnelles, car depuis des années, nous y consacrons trop de temps et d’énergie. Cependant, ce ne sera pas un accord historique juste entre le PS et la N-VA. Quand Bart De Wever dit ça, c’est comme s’il parlait du CD&V et du PS des années 1980, qui arrangeaient tout entre eux. Ce n’est plus de notre époque. En outre, ce serait aussi insulter l’électeur, car en 2024 il y a des élections. Celles-ci tourneront autour du travail du gouvernement qui sera fourni aujourd’hui et les prochaines années, ce sont donc les électeurs qui détermineront qui sera à la table de négociations.

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