Carte blanche

Theo Francken, l’impitoyable… révélateur

Pour rappel, l’avocat Godwin est l’auteur d’une  » théorie  » qui tend à prouver que plus une conversation s’étend (par exemple dans les réseaux sociaux), plus la probabilité d’y voir figurer une allusion au nazisme est grande.

Dans l’usage courant – et dévoyé – de cette « théorie », un « point Godwin » est « attribué » à un débatteur lorsque, considéré comme à court d’arguments, il discrédite une idée en la référant au national-socialisme.

Certes, la référence au national-socialisme a pu connaître des sollicitations abusives, mais il ne faudrait pas pour autant s’interdire toute réflexion historique et condamner nos institutions (par exemple politiques) à une sorte de « névrose institutionnelle » en rendant impossible toute évocation d’un événement historique douloureux et surtout toute leçon historique.

Une certaine interprétation de la « loi » Godwin la transforme en effet de la sorte : « Plus un argument fait référence au national-socialisme, moins il est pertinent. »

Les innombrables saillies d’un Theo Francken ont ainsi suscité des commentaires, parfois sous forme de caricature, évoquant les positions du régime nazi. Elles ont à chaque fois fait l’objet de laborieux désamorçages (« il a été mal compris ») en même temps que de contre-attaques contre ses détracteurs, accusés de propos et de références outrancières.

Si l’on s’intéresse cependant à l’ensemble que les « sorties » de Theo Francken forment – et non plus à chaque énoncé pris séparément – force est de constater que la communication du secrétaire d’Etat mobilise plus que fréquemment un élément de la doctrine totalitaire.

Nous en retenons au moins trois sur le fond :

  • la « lutte des races » qui conduit à considérer que « l’Autre est maléfique et doit être rejeté à l’extérieur du corps social homogène » (1) ;
  • l’instrumentalisation de l’être humain (on se souvient du doute qu’il exprimait en 2011 à propos de la « valeur ajoutée » de la diaspora marocaine, congolaise ou algérienne ) ;
  • la promotion absolue de la sécurité (en dramatisant le thème de la « forteresse assiégée ») : pour Theo Francken, « investir dans notre propre défense est une nécessité absolue pour la protection de notre société. Sans une sécurité sévère, pas de douce sécurité sociale. »

C’est évidemment dans ce contexte que nombre de ses propositions trouvent leur sens : création d’une police spéciale pour les immigrés, reprenant un projet de Charles Pasqua, en France, en 1993 ; projet de vérification des GSM et tablettes des demandeurs d’asile pour se prémunir des mensonges que, selon lui, 60 à 70 %, d’entre eux proféreraient sur leur identité ; ré-enfermement des mineurs ; identification au faciès de ressortissants par la « police » soudanaise… Le comble est atteint avec l’accusation de complicité des ONG en matière de noyade de réfugiés et avec la criminalisation de ceux qui aident concrètement des personnes en détresse.

Mais la forme mérite aussi une attention critique : Theo Francken s’inscrit dans ce que Claude Lefort appelle « l’exhibitionnisme du plan, visant à montrer la maîtrise de la réalité par le pouvoir » (2), exhibitionnisme dont use et abuse tout pouvoir totalitaire.

Pour autant, ces éléments plus qu’interpellant ne doivent pas cacher l’essentiel : le projet proprement politique, qui est celui de l’actuel gouvernement fédéral, qui consiste, d’une part, à déconstruire l’Etat social et, d’autre part, à raffermir l’Etat pénal, surtout symboliquement (3) : pour cela, la désignation d’un groupe stigmatisé objet de toutes les craintes et tous les fantasmes permet de reporter sur lui (et donc de déplacer) les craintes et angoisses que la déconstruction de l’Etat social ne manque pas de produire.

C’est ce projet politique que les interventions permanentes de Theo Francken révèlent. Sa formule « sans une sécurité sévère, pas de douce sécurité sociale » doit se récrire « grâce une sécurité sévère et une stigmatisation, on peut déconstruire la sécurité sociale en douce ».

La déconstruction de l’Etat de droit en ce qui concerne l’asile est fermement critiquée par une série d’associations ; l’une d’entre elles résume ainsi l’esprit des lois adoptées en juillet par le gouvernement fédéral : celles-ci reposeraient « sur l’idée nauséabonde que les étrangers sont des abuseurs, des fraudeurs et des menteurs en puissance » (4).

On perçoit tout de suite la « valeur ajoutée » de ce nouvel esprit s’il se répand dans l’opinion publique : permettre de considérer toute victime de la remontée des inégalités comme un demandeur abusif.

Theo Francken est donc le révélateur impitoyable du gouvernement fédéral actuel et de la nature de sa politique : sous la coupe de la N-Va soutenue par le MR, elle ressortit non seulement au « national-libéralisme », comme le dit Edouard Delruelle, mais surtout elle se veut national anti-socialiste.

L’explication laborieuse du terme « nettoyage » que Theo Francken avait employé à propos des occupants du parc Maximilien, pour se démarquer de la connotation « nettoyage ethnique » qu’il charriait, est d’ailleurs claire : « il ne s’agit pas de nettoyer des gens mais des problèmes ; les ruines de la gauche sont immenses ». Lorsque que notre matamoresque Hercule se présente comme le nettoyeur des « détritus » accumulés dans les étables du Royaume par la gauche et fanfaronne de la sorte, il révèle sans ambiguïté le projet « proprement » anti-social du gouvernement auquel il appartient et qu’il nous revient de combattre. Nous sommes fiers de valoir mieux que ça.

Philippe Mahoux, sénateur honoraire, et Jean Blairon, asbl RTA

(1) J.-P. Le Goff, La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002.

(2) Cité et commenté par J.-P. Le Goff, p. 24.

(3) Cfr L. Wacquant, Punir les pauvres, Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004.

(4) V. Henkinbrant, « D’une curieuse idée du consentement, une plongée sans fond dans la vie privée des demandeurs d’asile », http://www.adde.be/analyses-etudes

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