Theo Francken et Bart De Wever © Belga

Theo et les Franckistes: pourquoi la lutte catalane n’est pas une affaire flamande, et vice versa

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

« En soutenant la Catalogne, la N-VA se tire une balle dans le pied. Et Theo Francken, le prince héritier très probable de Bart De Wever, risque de se muer en ‘prince Charles ‘ du parti. En celui qui ne sera jamais roi. » Explications de notre confrère de Knack Walter Pauli.

Même sans la semi-invitation de Theo Francken, la venue du dirigeant catalan aurait mis le pays et la capitale en ébullition. Dans le cas présent, la N-VA se heurte aux limites de sa propre communication. Francken et Bart De Wever servent leurs salves pour un usage en interne, tout comme, malheureusement, Puigdemont. A ceci près que la Catalogne n’est pas la Flandre.

Horror vacui – la peur du vide – est une notion issue des arts décoratifs que la N-VA a reprise ces dernières années et même placée au centre de sa communication politique. Il ne se passe pas une semaine sans une sortie musclée: il n’y a plus de moments creux et de vacances. Bien au contraire, les vacances – quand toute la concurrence aspire à un moment de calme – sont le moment idéal pour en remettre une couche.

Cet été, Theo Francken n’a pas seulement souvent fait la une, non, il a pour ainsi dire squatté en permanence la scène médiatique. Aidé, il est vrai, par l’enchaînement de réactions qui suivent toutes ses actions. On dirait presque un adultère organisé. Francken fait la une avec une déclaration, et ensuite sa propre majorité le « rappelle à l’ordre ».

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la communication envahissante de Theo Francken mène à une surenchère de rhétorique musclée. Et les autres partenaires de la coalition usent à leur tour de Francken pour ajouter du pigment à leur communication : en s’opposant à Theo Francken (et parfois toute la N-VA) et « en le rappelant à l’ordre », ils espèrent se profiler comme sérieux, corrects, honnêtes et pondérés. Malheureusement, ils passent aussi pour des suiveurs, car trop souvent les partis du gouvernement ne communiquent à propos d’un problème qu’après que le maudit Secrétaire d’État se soit couvert d’éloges ou ait jeté un pavé dans la mare.

Auditoire 4B

Cette recette éculée est également appliquée depuis le début de la sécession catalane en Espagne, ou du moins la tentative d’opérette d’y parvenir. Depuis le début, l’affaire présente quelques épines pour la N-VA. Les cercles du Vlaams Belang allaient leur tomber dessus avec des critiques du genre : « Applaudir les séparatistes en Espagne, mais ne pas appliquer le premier article de ses statuts, ce n’est pas très conséquent pour un parti du gouvernement ». Mais est-ce grave ? Les sondages révèlent que la majorité des électeurs de la N-VA soutiennent le choix « réaliste » de la direction du parti qui consiste à dire que tant qu’il n’y a pas de majorité pour une scission du pays, rien n’empêche, pour la première fois depuis trente ans, de former des gouvernements au programme conservateur de droite, tant en Belgique qu’en Flandre.

Ces derniers temps, les purs et durs pour l’indépendance flamande sont cantonnés au noyau dur derrière Doorbraak.be – une demi-salle paroissiale -, le Mouvement flamand (VVB) capable remplir l’auditoire 4B de la haute-école locale – et les groupuscules tels que Links/VLinks – deux pelés, trois tondus – ainsi que Hendrik Vuye et Veerle Wouters : deux personnes en tout, plus leurs membres de familles en âge de voter. Électoralement, il s’agit donc d’une minorité absolument négligeable, même si ces gens sont capables de faire beaucoup de bruit dans leurs semi-médias. En d’autres termes, la question catalane revêt certainement une valeur symbolique, mais électoralement c’est un dossier peu gratifiant.

Les premiers jours après le référendum, la N-VA semblait d’ailleurs en faire son beurre. Les images de la police espagnole baraquée et d’une dame catalane âgée au visage ensanglanté ont fait le tour du monde et ont été commentées en Flandre. La N-VA a très discrètement surfé sur la vague. Après le référendum catalan, Bart De Wever a fait savoir que « le signal catalan ne peut être ignoré ». Ce qui est, pour les familiers du langage du président de la N-VA, une communication en mode mineur, pour ne pas dire en sourdine.

Ensuite, le ministre-président Geert Bourgeois a souligné la nécessité d’une médiation européenne pour obtenir une solution négociée entre Madrid et Barcelone et a comparé l’approche catalane d’aujourd’hui à la Révolution belge de 1830 qui du point de vue néerlandais était également anticonstitutionnelle.

Au sein de la N-VA on semblait même préférer ne pas marquer soi-même, mais pour rester dans le vocabulaire du foot, lancer la passe décisive. Le Premier ministre belge Charles Michel a été le premier dirigeant européen à condamner l’intervention policière catalane, plus tard le parlement flamand a rallié le Premier ministre fédéral : chaque fois la violence « excessive » de la police espagnole dans les bureaux de vote catalans a été dénoncée, mais on taisait la violation catalane de la constitution espagnole. Une combinaison qui laissait à croire que la N-VA tenait la plume – ou du moins qu’elle en dictait le contenu. Le texte a déclenché la fureur du gouvernement espagnol qui a menacé de retirer son soutien à Catherine De Bolle pour sa nomination à Europol.

Ce n’est qu’alors que le Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a eu l’envie irrépressible d’intervenir à son tour. « Ce n’est pas irréaliste », a répondu Theo Francken à la question si Puigdemont entre en ligne de compte pour l’Asile. « Ce n’est pas à moi à organiser un comité d’accueil, mais si les Catalans demandent l’asile en Belgique, c’est possible pour la loi. Alors leur demande d’asile sera étudiée de manière objective, correcte et indépendante comme toutes les autres demandes d’asile. Quel que soit l’avis des Espagnols. »

Nous avons l’habitude en Belgique de ce genre de raisonnement de Theo Francken, mais ils sont difficiles à avaler pour la presse espagnole. Soudain, la situation s’est envenimée – mais à un rythme différent et selon une autre logique que celle que Francken avait en tête. La main tendue de Francken à Puigdemont était évidemment surtout destinée à un usage interne (« je me profile comme ami des Catalans poursuivis »). Cependant, Puigdemont se moque évidemment des conventions flamandes et des sensibilités belges : son agenda est aussi tourné vers l’intérieur – que ce soit espagnol, catalan, ou les deux, mais certainement pas flamand ou belge.

L’avenir dira si c’était par hasard que Francken ait involontairement évoqué la demande d’asile de Puigdemont, comme un Spielerei politique, ou s’il avait vraiment entendu une rumeur et opté pour la fuite en avant, lui si qui est si friand d’attention et de controverse, ou encore que la déclaration de Francken et la venue de Puigdemont étaient pure coïncidence. Le fait est que tous les médias espagnols et catalans se sont mis à parler en même temps des « projets d’asile » belges de Puigdemont. Il est certain qu’il avait eu des contacts avec la Flandre : Puigdemont a choisi Paul Bekaert comme conseiller, et, quelle que soit la prudence affichée par l’avocat flamand, il s’est apparu que Puigdemont ne venait pas uniquement à Bruxelles pour plaider sa tâche auprès des « powers that be » européens, mais aussi parce que c’est ici qu’il a le plus de chances d’échapper à la justice espagnole, qui a effectivement entamé les poursuites judiciaires des leaders politiques séparatistes catalans : Puigdemont en tête, comme le révèle le mandat d’arrêt international émis contre lui.

C’est là que les choses ont mal tourné pour la N-VA. Premièrement, Theo Francken a toujours dit qu’il était important de limiter l’afflux de nouveaux demandeurs d’asile. Il fait distribuer des lettres aux candidats à l’asile pour les décourager de rester en Belgique. Et à présent, il en invite un pour ainsi dire. C’est une variante tardive de ce conducteur fou qui avait hurlé à la police – « mais je connais Jan Jambon » : le demandeur d’asile moyen a peu de chances d’entrer, sauf s’il est un ami de Theo Francken. Si Francken se défend en disant qu’il n’a jamais déclaré que Puigdemont obtiendrait l’asile, mais qu’il peut le demander, cette distinction est non seulement très mince, mais surtout pas pertinente. En effet, même si Puigdemont était reconnu comme réfugié, son traitement serait continuellement comparé à celui d’autres demandeurs d’asile.

Puigdemont sera-t-il logé, nourri, blanchi dans un centre d’asile ouvert pendant le traitement de son affaire? L’homme, une fois reconnu, devra-t-il suivre un cours d’intégration et des cours de néerlandais ? Lui infligera-t-on une sanction s’il ne respecte pas ces obligations ? Ou en sera-t-il dispensé en tant que réfugié solitaire d’un état-membre de l’UE? Puigdemont devra-t-il signer la déclaration de primo-arrivant de Francken – que Puigdemont doit respecter « la législation » de ce pays y compris « les libertés fondamentales telles qu’elles sont reprises dans la Constitution. » Et que se passera-t-il si Puigdemont fait une éventuelle visite éclair à la Catalogne ? Theo Francken le fera-t-il arrêter à son retour en Belgique, comme il est arrivé à d’autres demandeurs d’asile ayant eu cette audace ? En d’autres termes, l’ombre d’un traitement de faveur pour Puigdemont pourrait miner la légitimité de la politique de Francken auprès de l’opinion publique. Francken, le très probable prince héritier de Bart De Wever risque dans ce cas de devenir le prince Charles de la N-VA.

De mèche

Deuxièmement, Francken confirme l’image que le gouvernement belge est de mèche avec les Catalans – Charles Michel a immédiatement payé le prix de sa docilité dépourvue d’esprit critique face à la N-VA dans son jugement des troubles à Barcelone. Il a essayé de sauver les meubles en se montrant exagérément neutre et en évitant de heurter le Premier ministre espagnol Rajoy pour la troisième fois en un mois. Michel a rappelé la N-VA à l’ordre, et miraculeusement, la N-VA a obéi.

Avant même que Carles Puigdemont ne paraisse en personne à Bruxelles, le parti s’est distancié tant bien que mal de l’affaire (« nous n’étions au courant de rien). C’est ainsi qu’est arrivé à la N-VA ce qui arrive à tous les partis : la direction (minus Francken) a vu le danger catalan à temps, mais pas la base de la N-VA. Celle-ci applaudit toute l’année à tout ce que fait et dit Theo, donc pourquoi pas maintenant ?

Du coup, le groupe de Franckistes est passé en mode cruise control, s’est moqué de la gauche (des milliers de Soudanais ne sont pas un problème pour les Gutmenschen, mais un Catalan si) et trouvait que le Secrétaire d’État avait eu raison. Les partenaires de la coalition ont rappelé « Francken à l’ordre ». Subtilement, Peeters formule l’avis que partageaient de nombreux observateurs : soit qu’un leader politique qui proclame l’indépendance se trompe en abandonnant son peuple et en se réfugiant à l’étranger aux premières mesures de répression. Pour la première fois, Kris Peeters a eu un bon mot repris par la presse internationale : « Je pense que si on proclame l’indépendance, il vaut mieux rester avec son peuple ».

Peeters l’avait senti d’instinct: le véritable problème de Francken c’est que le Flamand moyen n’a pas du tout envie d’être associé aux Catalans et leur troubles, et certainement pas à un hurluberlu comme Puigdemont, dont la coiffure semble correspondre à la caricature du « savant fou » en politique : un homme bizarre qui entraîne un pays riche et une belle ville dans la violence. Ce qui se passe en Catalogne est hautement anti-flamand : ici nous résolvons nos problèmes selon la stratégie de Schiltz et De Wever: en négociant, ou à coup de violences verbales. Mais pas en mettant son peuple et sa région dans une position qui fait frémir le Flamand moyen : bagarres, révoltes, sang…

Pour quoi, au fond ? Pour une indépendance qui conduira une partie des principales entreprises catalanes à déménager leur siège social ailleurs en Espagne ? Comment faire passer une telle opération auprès de ses amis de Voka et d’Unizo ? Pour un mouvement où la ville bourgeoise et libérale qu’est Barcelone est soudain comparée au Sarajevo de la Costa Brava, une ville déchirée par les nationalistes. Et si le ministre des Finances Johan Van Overtveldt exerce la moindre influence à la N-VA, il n’aura pas de mal à convaincre ses compatriotes des conséquences mortelles d’une scission de l’Espagne et l’instabilité qui en découlerait pour l’euro – et donc pour nous. La crise grecque était de la petite bière comparée à ce qui pourrait se passer si l’Espagne se retrouvait dans une situation sans issue. Une possible indépendance catalane, qui a pu compter sur tant de sympathie auprès des purs et durs du gouvernement flamand, mènerait irrévocablement à une récession dans la zone euro, et donc à la faillite de la politique de redressement socio-économique dont le gouvernement Michel est si fier. En soutenant la Catalogne, la N-VA se tire une balle dans le pied.

Entre-temps, Puigdemont est à Bruxelles et cela n’effleure même pas la N-VA de faire tomber le gouvernement Michel sur un dossier aussi pourri que la Catalogne. Charles Michel devra faire mieux que ce qu’il a fait jusqu’à maintenant, et Theo Francken devra se faire un peu oublier.

C’est pourquoi Bart De Wever a dû intervenir en personne pour rétablir ce qui pouvait l’être: « Puigdemont est un ami, et les amis sont toujours les bienvenus », a-t-il dit. La déclaration peut s’expliquer de deux façons. D’une part, ces mots peuvent être compris comme une répétition de la thèse de Francken. Mais ils se comprennent aussi comme un discours purement humain : De Wever souhaite dépolitiser l’affaire et la réduire à une affaire d’amitié, et de fidélité. Pour l’instant, il s’en tire bien, du moins auprès de sa base. Mais n’était-ce pas là le début de tout cet épisode ?

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