Tariq Ramadan © Reuters

Tariq Ramadan: le prix du silence en Belgique

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le théologien suisse est mis en examen en France pour viols. Mais c’est depuis Bruxelles que sont parties les premières accusations d’une ex-maîtresse présumée. Le prédicateur musulman les a fait cesser via un accord financier.

Bruxelles, dans les années 2000, était une étape obligée de Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur des Frères musulmans, aujourd’hui mis en examen en France pour viols et détenu à la prison de Fleury-Mérogis. « Même s’il est condamné, sa pensée reste intacte », a déclaré le 31 mars dernier Amar Lasfar, président des Musulmans de France, lors de la traditionnelle rencontre de son organisation au Bourget.

A l’époque, le Suisse remplissait des salles partout en Europe, enrobant de son style onctueux les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Les filles surtout. Pas de drague apparente, mais une aura incontestable. L’affaire Weinstein a fait sauter le bouchon des non-dits et des drames tus. Depuis le 20 octobre 2017, trois femmes ont déposé plainte en France pour viol contre Tariq Ramadan, une quatrième pour « agression sexuelle » aux Etats-Unis. Le théologien nie tout en bloc. Son avocat demande sa levée d’écrou pour raisons de santé. Une nouvelle expertise médicale doit établir, le 15 avril, si les maux dont il se plaint (sclérose en plaques, neuropathie) sont compatibles avec son maintien en détention préventive.

Le scandale Ramadan a fait remonter à la surface des témoignages de femmes qui se sont senties manipulées, trompées et délaissées par le maître à penser de toute une génération, chantre de l’éthique musulmane. Majda Bernoussi, née en Belgique en 1972, a été la première à donner l’alerte sur des comportements, selon elle, discutables du prédicateur. Alors que sa relation épisodique avec Tariq Ramadan périclite, elle décide de balancer sur des sites communautaires, Facebook, YouTube, Rutube, etc., des textes, photos, vidéos et enregistrements sonores. Ses accusations sont relayées par le blogueur bruxellois Khalil Zeguendi. Une photo, en particulier, circule : Tariq Ramadan en caleçon dans une chambre d’hôtel, penché sur son gsm. Dans une vidéo sortie en août 2014, Majda Bernoussi, grande fille du Rif, cheveux au vent sur un balcon marocain, promet de donner bientôt les preuves de son histoire. Et puis, tout s’arrête. Les messages sont retirés du Web. Ne restent que des rumeurs et quelques rares fantômes informatiques.

Un accord à l’amiable

Que s’est-il passé ? La personnalité de Majda Bernoussi n’étant pas de celles qu’on prend à la légère, Tariq Ramadan est passé à l’offensive. Le 17 février 2015, il a introduit une action en cessation auprès du président du tribunal de première instance de Bruxelles siégeant en référé. Son but : que Majda Bernoussi nettoie le Web et cesse de le bombarder de messages, lui et ses proches. Une convention transactionnelle entre les deux parties est validée le 6 mai 2015 par la chambre des référés du tribunal de première instance de Bruxelles en audience civile. Le Vif/L’Express en a obtenu la confirmation du président du tribunal, Luc Hennart. « Il y a bien eu une action en référé introduite le 17 février 2015, à Bruxelles, par Tariq Ramadan qui visait les publications de Majda Bernoussi sur le Web, indique le magistrat bruxellois. Il s’en est suivi un jugement prononcé au civil par la chambre des référés de Bruxelles, le 6 mai 2015. Ce jugement entérine un accord intervenu entre les parties. Dans les grandes lignes, l’accord prévoit que Majda Bernoussi retire ses publications d’Internet et cesse d’en publier de nouvelles, moyennant une somme d’argent donnée par Tariq Ramadan. Cette transaction intervenue entre les parties a clos l’affaire en ce qui concerne la justice. Il n’y a pas eu d’autres actions introduites à Bruxelles, ce qui laisse supposer que l’accord a été respecté de part et d’autre. L’audience en référé était publique, mais les parties ont voulu conserver à leur accord un caractère confidentiel. »

Le Vif/L’Express a lu le projet de convention, non signé et non daté. La Bruxelloise s’y engage « à ne plus mentionner publiquement, directement ou indirectement, la deuxième partie, ou un membre de sa famille proche (épouses, enfants et leurs conjoints, petits-enfants, etc.) et ses collaborateurs par écrit, oralement, et y compris par photos, commentaires, mentions, allusions, commentaires publics et toute autre forme, dans une quelconque publication, sous quelque forme que ce soit : livre, Facebook, Twitter, YouTube, Rutube, réseaux sociaux, sites Internet, télévision, films, DVD, ou autre forme de publication, présente et à venir. » Elle ne peut pas « entrer en contact avec des collaborateurs en relation directe ou indirecte » avec l’objet du litige. Elle doit « faire supprimer tout ce qu’elle aurait publié et/ou posté en son nom ou à son intervention : vidéos, audio, photos, commentaires en son nom et notamment auprès de YouTube et Rutube ». Les parties promettent de « ne plus avoir de contacts sous quelque forme que ce soit (sinon à titre exceptionnel pour l’application du présent accord) : sms, mail, message audio, courrier, téléphone, etc. ». En particulier, il est interdit à Majda Bernoussi d' »envoyer des messages injurieux et/ou menaçants à la seconde partie (NDLR : Tariq Ramadan) ou/et à ses proches » sous peine de dommages et intérêts immédiats de 500 euros. Toute violation de l’accord est passible de 100 000 euros de dommages et intérêts.

La contrepartie financière de l’extinction du « litige » entre les deux parties se monte à 27 000 euros. Tariq Ramadan ayant déjà versé 12 000 euros à Majda Bernoussi en vertu d’un précédent arrangement, il s’engage à lui donner 15 000 euros supplémentaires sous la forme d’une première somme de 3 000 euros, le reste étant apporté sous la forme de mensualités de 1 500 euros.

L’avocate belge de Tariq Ramadan, Inès Wouters, a refusé de commenter un texte qui, par nature, est confidentiel, mais elle a apporté des éléments de contexte au site d’information français Mediapart. « Un accord transactionnel peut avoir beaucoup de raisons et notamment d’éviter un litige qui est très coûteux, précise-t-elle par courriel. Il n’est pas nécessairement une reconnaissance de quoi que ce soit. Je vous fais part de ma longue expérience à ce sujet. La confidentialité est en général de règle, ce qui est particulièrement important dans des matières telles que la diffamation. On ne met pas fin à un litige en la matière pour continuer à en parler. » L’avocat français de Ramadan, Emmanuel Marsigny, refuse de s’exprimer sur « un aspect du dossier qu’il ne connaît pas ». Quant à Majda Bernoussi, elle ne veut pas parler, mais elle pourrait être entendue par les enquêteurs français dans le cadre de l’affaire Ramadan.

Une immense désillusion

Rédigé in tempore non suspecto, son témoignage, qui n’a pas valeur de preuve, a le mérite d’avoir été porté à visage découvert et de décrire un phénomène d’emprise psychologique. En novembre 2017, le magazine Le Point avait publié des extraits de son tapuscrit, Voyage en eaux troubles avec Tariq Ramadan. Mediapart a eu accès à l’une des versions Word de ce texte jamais édité. Majda Bernoussi y dénonce l’hypocrisie du personnage, ses fausses promesses, son absence de religiosité et surtout l’immense désarroi dans lequel l’a plongée cette relation « chaotique » et « destructrice » qui aurait eu pour cadre des hôtels à Lille, Utrecht, Londres, Paris…

Ce n’était pas exactement ce qu’attendait la jeune femme, lorsqu’elle envoie le récit de sa vie à Tariq Ramadan : son enfance d’aînée dans une famille nombreuse marocaine de Bruxelles, son amour pour le chanteur Patrick Bruel, son mariage forcé à l’âge de 16 ans, les désenvoûtements qu’elle a subis, ses rébellions et sa recherche de sens. Elle revient alors d’un pèlerinage à La Mecque, en famille, quand Tariq Ramadan lui aurait répondu. « Il se met à m’envoyer des sms, d’abord très pudiques, écrit-elle. Curieusement, il me parle très peu de religion au début, puis plus du tout. Je lui fais remarquer qu’il m’avait promis de m’emmener vers la lumière. Il esquive gentiment. Très rapidement, nous nous dirigeons vers quelque chose de plus complice. Je deviens subitement indispensable à ses yeux. Sa neutralité feinte laisse place à des mots tendres, puis amoureux. Est-il marié ? Impossible de le savoir. »

Ensuite, toujours selon Majda Bernoussi, la nature de ses messages évolue. « Je te veux, que tu sois mienne. Il me répète sans cesse qu’il est mon homme. J’essaie de le calmer : on ne s’est pas encore rencontré ! Je lui ai tout juste envoyé des photos. Finalement, nous nous fixons une date pour se voir. » La rencontre aurait eu lieu à Lille, en juillet 2009, malgré la découverte par Majda d’un site Internet où « des dizaines de filles hurlent leur désarroi anonymement. Elles racontent leurs rencontres avec T. R. Non, je ne le crois pas. Elles y dépeignent un monstre sans foi ni loi, qui a profité de tout, de leurs âmes et de leurs corps. Pour s’en aller après, lâchement. Je ne veux pas le croire. » La désillusion est au rendez-vous. « L’amour de Tariq est piteux et cuisant, écrit la Belgo-Marocaine. Je sais des choses terribles aujourd’hui sur lui. Je suis si souvent parcourue d’une onde de rage et de douleur. Il n’y a rien de pire que d’être sincère sous le règne d’un Ramadan. Cela se paye cher. Mais comment savoir que le mal puisse montrer un regard aussi doux ? Comment pourrais-je oublier quand il m’a demandé d’être sa femme ? Qu’il m’a répété qu’il était divorcé. »

La Bruxelloise ne souhaite pas s’exprimer davantage, mais elle pourrait être entendue par les enquêteurs français dans le cadre de l’affaire Ramadan.

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