Maggie De Block et Sophie Wilmès © Belga

Les Belges jugent la crise: le problème, c’est la méfiance (sondage)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Maggie De Block décrédibilisée, Sophie Wilmès installée, les experts plébiscités, des élections réclamées : le sondage exclusif Le Vif/L’Express-Knack-LN24 dévoile comment les Belges ont traversé la crise du coronavirus. Ses conclusions sont explosives.

Le problème c’est la méfiance. Le problème, c’est pour les uns de n’avoir pas assez laissé les experts décider. Le problème, c’est pour les autres d’avoir trop laissé les experts décider. Le problème, c’est qu’il y a toujours un problème. Le problème, c’est la méfiance, et donc, aidé par l’institut Kantar, Le Vif/L’Express a interrogé, entre le 18 et le 25 mai derniers, 1 021 Belges âgés de dix-huit ans et plus, sur leur degré de satisfaction envers la façon dont les autorités du Royaume ont géré les conséquences du coronavirus (1). Et force est de constater qu’ils sont méfiants à un tas d’égards, les Belges. Et que c’est sans doute un problème.

Sondage « Les Belges jugent la crise »Le Vif344480https://www.youtube.com/user/leviffocus360videohttps://i.ytimg.com/vi/ktSDIF_lxgI/hqdefault.jpghttps://www.youtube.com/

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L’autorité politique prend cher

Cette méfiance, qui se distribue largement dans la population après trois mois d’une crise sanitaire que personne n’avait pensé à prévoir, et encore moins à préparer, s’éprouve différemment au nord et au sud du pays, chez les jeunes et chez les vieux, ou chez les indépendants et chez les salariés. Elle s’exprime diversement selon les sujets, bien sûr, chacun projetant dans sa méfiance sa propre expérience, et s’adresse à différents destinataires. Une loi générale toutefois fait converger les méfiances, et fait, par ricochet, apparaître une confiance presque unanime : l’autorité politique, à gauche et à droite, au nord et au sud, chez les jeunes et chez les vieux, chez les indépendants et les salariés, prend cher. Mais, par contrecoup, les experts, médecins épidémiologistes, virologues ou infectiologues, que la crise a exposés comme jamais, jouissent, eux, d’une bienveillance infiniment plus élevée.

Ce diagnostic doit, tout d’abord, se tempérer d’un constat général. Car si les résultats collectés présentent un Belge méfiant, voire inquiet, celui-ci garde néanmoins un fond légitimiste. La majorité des sondés (50,9%) évalue en effet globalement les mesures prises à partir du 14 mars (la fermeture des écoles, des commerces et de l’Horeca, la limitation des déplacements à ceux qui étaient rigoureusement indispensables, etc.) comme « bien comme cela », et ceux qui les ont trouvées « trop sévères » ne sont que 13,9 %, tandis qu’une forte minorité (35,1 %) les a estimées « pas assez sévères ». Mais ce légitimisme se teinte encore davantage d’inquiétude lorsqu’est abordée la question du déconfinement. Les légitimistes sont là aussi nombreux que les inquiets : 39% des sondés trouvent que le confinement doit être assoupli plus lentement, contre 40,8% qui considèrent que « c’est bien comme cela ». Peut-être est-on davantage enclin à l’inquiétude lorsqu’on est en train de mettre en oeuvre des mesures que lorsque l’on porte, après coup, un regard rétrospectif sur d’anciens dispositifs.

La flamme des ministres-présidents inconnus

Un regard qui se brouille encore de méfiance lorsque se dresse notre édifice institutionnel, notoirement déprécié : ceux qui pensent que « la structure de l’Etat belge a permis à notre pays de bien pouvoir gérer la crise du coronavirus » sont plus de deux fois moins nombreux (21,6 % contre 48,6 %) que ceux qui considèrent qu’elle n’a pas aidé. Ils se méfient donc d’un système, que les politologues baptisent de l’enchanteresse qualification de « gouvernance multiniveaux », et dans lequel cohabitent, coopèrent, codécident, contestent, différents niveaux de pouvoir, de la commune à l’Union européenne. Ces deux derniers niveaux, l’un très proche, l’autre distant, affichent une popularité très éloignée. La commune est en effet l’institution que les Belges auront préférée (42,4 % s’en montrent satisfaits), en Flandre et en Wallonie beaucoup plus qu’à Bruxelles, tandis que moins d’un sondé sur cinq se félicite de la gestion de la crise par l’UE. C’est que, pendant que l’Europe, dotée de peu de compétences en Santé publique, se faisait accuser d’avoir abandonné l’Italie du Nord et plusieurs régions de l’Espagne à leur sort tragique, les bourgmestres, en charge de l’ordre public sur leur territoire, faisaient appliquer le confinement, commandaient et distribuaient des masques, répondaient aux innombrables sollicitations de leurs administrés, bref, faisaient ce pourquoi ils ont été élus : de la proximité.

Entre le proche et le très lointain, aux étages les plus visibles de la maison Belgique, il y a les gouvernements. Le fédéral, bien sûr, installé sous la direction de Sophie Wilmès pour trois mois de pouvoirs spéciaux et pour six mois de confiance à la mi-mars, mais aussi les régionaux, flamand, wallon, et Bruxellois, ainsi que, pour les francophones, la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et, parmi les cinq gouvernements dont les sondés étaient invités à juger de la gestion de la crise, seul l’exécutif tripartite flamand (N-VA – CD&V – Open VLD) récolte davantage d’opinions favorables (35,8 %) que d’avis défavorables (30,2 %). Ni le fédéral de Sophie Wilmès (33 % de satisfaits, 38 % d’insatisfaits), ni le Bruxellois de Rudi Vervoort (25,7 % de satisfaits, 39% d’insatisfaits), ni le Wallon d’Elio Di Rupo (22,4 % de satisfaits, 42,9 % d’insatisfaits), ni, surtout, le francophone de Pierre-Yves Jeholet (à peine 17,9 % de satisfaits, contre 40% d’insatisfaits) ne sont parvenus à convaincre davantage qu’ils n’ont déçu. Les hésitations et les réticences par rapport à la réouverture des écoles, compétence exclusive de la Fédération Wallonie-Bruxelles mais dont le Conseil National de Sécurité et le Comité de Concertation ont chapeauté les décisions, expliquent sans doute en grande partie ce surcroît d’amertume.

Sophie Wilmès, une Tony Blair sans Guerre du Golfe

Et si les sondés se méfient de ces étages, ils se méfient donc aussi, et pour certains très fort, de ceux qui les occupent : aucun des chefs de gouvernements, Sophie Wilmès exceptée, ne rassemble autour de son nom davantage de satisfaits que d’insatisfaits.

La Première ministre dépasse, quoique de peu, son homologue flamand Jan Jambon et, surtout, sa popularité écrase celle des ministres-présidents francophones: ni Elio Di Rupo, ni Rudi Vervoort, ni Pierre-Yves Jeholet n’atteignent les 20 % de satisfaits, et leur nom mobilise au moins 40 % d’insatisfaits. Ces deux derniers souffrant, en plus de la haine, d’une part d’indifférence, puisque respectivement 14,8% des sondés bruxellois et 21,3 % des sondés francophones déclarent ne pas connaître Rudi Vervoort et Pierre-Yves Jeholet. Le Hervien, qui n’occupe sa ministre-présidence que depuis septembre 2019, peut justifier de sa récente promotion pour expliquer ce déficit de notoriété. L’Everois, ministre-président depuis 2013, ne peut en revanche même pas se prévaloir de cette fraîcheur… Comme ses collègues des autres pays, somme toute, Sophie Wilmès est parvenue à gagner un soutien important, d’autant plus important que, peu connue à l’entame des hostilités, elle partait sans passif, et que sa communication a rassuré. « Se ranger derrière la personne qui incarne l’autorité de l’Etat est, en temps de crise, une décision rationnelle », estime Jean-Yves Pranchère, professeur au Centre de théorie politique de l’ULB. « D’abord, dans une logique minimale, lorsque c’est une question de survie il vaut mieux suivre une direction, quelle qu’elle soit, plutôt que pas de direction du tout. Le simple fait de prendre des décisions va procurer un inévitable gain de popularité. Au moment de la deuxième guerre en Irak, par exemple, alors que la population était globalement hostile à l’intervention britannique, celle-ci s’est ensuite rangée derrière Tony Blair au moment du déclenchement des opérations », dit-il. « Ensuite, c’est à chaque politique de savoir tirer parti d’une situation, d’une part en prenant des mesures pertinentes, et d’autre part en communiquant de manière apaisée. Si je compare la Belgique à la France, Sophie Wilmès a semblé plus cohérente et rationnelle, par rapport à la succession d’outrances successives que la France a connues, et qui a valu à Edouard Philippe, plus posé, de gagner en popularité ce qu’Emmanuel Macron a perdu. Ces tendances ne sont pas inquiétantes dans une période de crise comme celle que nous traversons, mais elles pourraient le devenir si par exemple un gouvernement identitaire ou de droite radicale était confronté à un choc terroriste, et serait potentiellement enclin à en abuser… »

La cheffe du gouvernement fédéral, plus populaire en Belgique francophone qu’en Flandre – sa gestion de la crise n’a satisfait « que » 32,1 % des Flamands, contre 48 % des francophones, surclasse également les ministres de son équipe dont le nom a été proposé : Pieter De Crem, à l’Intérieur, et Philippe De Backer, en charge de l’approvisionnement en matériel médical, restent assez peu connus des francophones, et ont plutôt peu enthousiasmé les Flamands.

La docteure De Block surclassée par ses collègues, anciens et nouveaux

Et puis après eux vient Maggie De Block. Le problème, ce n’est pas qu’elle n’est pas connue. Le problème, c’est peut-être qu’elle l’était trop. Le problème, c’est Maggie De Block. Jadis personnalité politique la plus aimée de Belgique, collègue de Sophie Wilmès depuis 2015, de Pieter De Crem depuis 2011 et de Philippe De Backer depuis 2016, elle affiche désormais une impopularité vertigineuse, qu’amplifie la frontière linguistique: 61 % de l’ensemble des sondés désapprouvent son action, et ce pourcentage monte à 80 % des répondants francophones, contre « à peine » 46 % des Flamands. Plus explicitement encore, 57,5 % des sondés (et 73 % des francophones) considèrent qu’un ou plusieurs ministres « auraient dû démissionner pour des erreurs commises durant la crise du coronavirus ». Parmi eux, 67 % citent spontanément Maggie De Block, loin devant Sophie Wilmès, que nomment seulement 9 % de ceux qui ont estimé qu’un ministre aurait dû quitter son poste.

Mais le problème de la ministre médecin, en charge de la Santé publique depuis 2014, c’est qu’elle ne souffre pas que de la comparaison avec ses collègues actuels. Le problème de la docteure De Block, c’est de subir encore davantage celle avec ceux de sa vie d’avant.

Mais ce n’est pas que le problème de la docteure De Block. C’est le problème de tous ses collègues actuels. Les experts sont en effet largement plébiscités, aux dépens des politiques, quelle que soit la manière dont on examine le sujet : chacun des experts que le coronavirus a mis en avant est plus apprécié que les ministres, avec la palme à Emmanuel André, et les répondants estiment très majoritairement que « les politiques doivent écouter les experts plus souvent » (à 82,9%), et désapprouvent largement (à 57,6%) l’affirmation posant que « c’est bien que les politiques aient parfois ignoré les conseils des scientifiques ».

Jean-Yves Pranchère attribue cette confiance, et la méfiance envers les politiques qui en est le miroir, à trois facteurs. « D’abord, le fait que lorsqu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, il est normal de s’en remettre à la parole de quelqu’un dont l’expertise est reconnue. Et c’est même rationnel : l’autre possible, dangereux, serait de s’en remettre à des énoncés irrationnels (les antivax, les créationnistes, les platistes, etc.). Ensuite, le fait que ce domaine d’expertise relève des sciences dures, comme l’est la médecine, dont peu de monde conteste les savoirs, construits sur des procédures expérimentales strictes : il ne s’agit pas ici d’économie, par exemple. Enfin, le politique n’est pas un expert sanitaire, il occupe une position de généraliste qui doit combiner tous les savoirs, équilibrer et pondérer toutes les expertises. Ici, le politique pourrait accroître sa légitimité s’il avait démontré d’une compétence sur ces sujets, par sa capacité de généraliste à anticiper les problèmes qui sont survenus. Or, il n’en a fait aucune démonstration… », conclut-il, pas loin de légitimer la perte de légitimité de l’autorité politique.

Plutôt les élections que la N-VA… pour les Flamands aussi

Celle-ci, il est vrai, a pu pâtir des blocages issus du scrutin du 26 mai 2019. Le problème, à cet égard, c’est l’absence d’un véritable gouvernement fédéral. Le problème, c’est que le PS ne semble pas vouloir s’entendre avec la N-VA. Le problème, c’est que les autres partis flamands ne veulent pas gouverner sans la N-VA. Le problème, c’est que les uns se méfient des autres, que les autres se méfient des uns, et qu’en retour la méfiance, chez les gens qui ont élu ces uns et ces autres, ne peut qu’augmenter. Le problème, c’est que leur méfiance entraîne la méfiance de leurs électeurs. Ceux-ci, pourtant, ont des choses à dire. Elles vont peut-être surprendre ceux qui se méfient les uns des autres et dont les électeurs se méfient.

Globalement, l’hypothèse que le PS et la N-VA se remettent à discuter ensemble est validée par 36,8 % des sondés, contre 28,2 % qui ne la considèrent pas souhaitable. Mais les francophones n’y sont favorables qu’à 29,3 % , et les Flamands, à 42 %. Et alors que moins d’un quart (22,5 %) à peine des Flamands sont défavorables à revoir nationalistes flamands et socialistes francophones relancer des discussions, ils sont 35%, au sud de la frontière linguistique, à s’y opposer. Un pas plus loin, et alors que, lundi 8 juin, Paul Magnette a, dit-on, présenté à son bureau national une alternative, soit des négociations avec la N-VA, soit des élections, la volonté de voir la N-VA participer à un gouvernement fédéral n’est pas partagée par une majorité des Belges. A l’échelle nationale en effet, ils sont plus nombreux à répondre qu’il n’est pas « indispensable que la N-VA fasse partie d’un gouvernement fédéral » que l’inverse (35,4 % contre 32,2 %). Les francophones, bien sûr, s’y opposent davantage que les néerlandophones : 42,3 % voient la N-VA comme dispensable (et près de 30 % ne sont « pas du tout d’accord » avec sa participation à une coalition fédérale), tandis qu’ils ne sont que 30%, en Flandre. Mais le nombre de ces 41,4% des Flamands qui considèrent la présence de la N-VA au gouvernement fédéral comme indispensable (contre 19 % des francophones) coïncide assez remarquablement avec la somme des voix nationalistes, N-VA et Vlaams Belang. Ces derniers, qui plaidaient déjà avant l’irruption de la pandémie pour l’organisation d’élections législatives anticipées, constateront que 41,2 % des Belges – et il n’y a là pas de différence significative entre Flamands (44%), Wallons (37%) et Bruxellois (37%) – réclament la tenue d’un nouveau scrutin « après la crise du coronavirus ». 29,1 % s’y opposent. On est loin de la répulsion attribuée aux électeurs, réputés depuis des mois ne vouloir en aucun cas d’une nouvelle consultation…

A croire que le problème, c’est aussi, peut-être, toutes ces répulsions que les élus attribuent aux électeurs.

(1) La marge d’erreur maximale de l’enquête, réalisée en ligne, est de 3,1%.

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