Michael Verbauwhede

SNCB: ma lettre de motivation pour des trains à l’heure

Michael Verbauwhede Député PTB au Parlement Francophone Bruxellois

Un député du PTB postule à la SNCB pour éviter la libéralisation du rail. « Depuis des années, les technocrates européens au service des multinationales préparent la libéralisation. Mais la catastrophe ferroviaire anglaise tempère les ardeurs. » Voici sa lettre de motivation.

Madame Dutordoir,

Par ce courrier, je tiens à marquer mon intérêt pour le poste de « Specialist Rail Liberalisation » que vous venez d’ouvrir le 4 octobre 2018. Laissez-moi, par ce courrier, vous convaincre de la pertinence de ma candidature. Non pas pour préparer la libéralisation, mais au contraire pour l’empêcher.

Des trains à l’heure pour attirer les usagers

L’humanité est en danger. Les files sur nos routes s’allongent (elles battent des records chaque année) et la pollution qu’elle entraîne tue des milliers de personnes en Belgique chaque année. Nos villes étouffent littéralement sous les particules fines, nos enfants sont asthmatiques.

Le réchauffement climatique qui s’annonce risque d’amener sécheresses, canicules mortelles pour les plus fragiles, et de provoquer des déplacements de population jamais vus au niveau mondial.

La bonne nouvelle, c’est que des solutions existent. Au niveau de la mobilité, le développement du rail est un levier fantastique pour garantir le droit à la mobilité, tout en préservant la planète et notre santé. Mais pour cela, nous avons besoin d’une SNCB performante, une SNCB du 21ème siècle.

Or aujourd’hui, on ne peut que constater que ce n’est pas le cas. Les usagers se plaignent : trains en retard (et 2018 semble bien être un record absolu en la matière), trains supprimés, gares et guichets fermés, insécurité. Les cheminots alertent à juste titre sur le manque de moyens qui les empêche de réaliser correctement leur travail. Comment faire passer des automobilistes vers le rail dans des conditions pareilles ?

La stratégie du chaos pour libéraliser

Vous me direz : mais que vient faire la libéralisation dans tout cela ? Prenons un peu de recul. Depuis des années, les technocrates européens au service des multinationales préparent la libéralisation. Mais la catastrophe ferroviaire anglaise (que je vous expliquerai plus loin) tempère les ardeurs. Impossible d’ouvrir d’un coup tout le rail à la concurrence. Quand la stratégie du choc (forcer tout en un coup) n’est pas permise, on utilise la stratégie du chaos. Depuis des années, avec la complicité de la Commission européenne, les différents gouvernements belges préparent la libéralisation. Là en coupant dans les budgets, et en limitant les investissements (tiens le RER il était promis pour quand encore?). Ici en séparant Infrabel et SNCB, comme Paul Magnette (alors ministre PS des entreprises publiques) l’a fait en 2013, dans l’optique de pouvoir garder le contrôle sur les infrastructures – Infrabel – et de pouvoir ouvrir le transport de passagers – SNCB – à la concurrence. Le résultat est connu : moins de cheminots, des trains moins bien entretenus, des rails qu’on laisse à l’abandon, des tarifs qui augmentent alors que la ponctualité diminue, etc. Bref, le chaos pour les usagers. Et en organisant ce chaos, le gouvernement espère aux cris de « vous voyez, la SNCB n’est pas performante » créer le soutien parmi la population pour ouvrir le transport de passagers à la concurrence.

Depuis des années, on nous vante les mérites de la libéralisation. Passons en revue 3 arguments classiquement invoqués pour justifier la libéralisation.

Un service plus efficace qui attire ?

Premier argument souvent invoqué est que la concurrence pousse les performances du rail vers le haut.

Pour tenter d’y voir clair, penchons-nous sur le « European Railway Performance Index » du Boston Consulting Group (BCG). Selon le dernier rapport 2017, l’ouverture à la concurrence et la privatisation ont-elles un effet positif sur les performances ? Non. Au contraire, « l’étude de 2017 montre une corrélation entre les dépenses publiques et la performance d’un système ferroviaire donné ». En clair : au plus l’État investit des moyens dans le rail, au plus celui-ci sera performant.

La Suisse en est le parfait exemple : le système le plus performant selon le BCG est celui des chemins de fer fédéraux suisses, contrôlés à 100% par l’état. Les CFF sont une entreprise intégrée, à la fois opérateur ferroviaire et Gestionnaire de l’infrastructure, et l’entreprise ferroviaire la plus financée (par l’État) du continent.

Deux décennies ans après l’ouverture totale à la concurrence, le rail britannique fait au contraire pâle figure. En comparant les 20 dernières années de British Rail (monopole public) avec les 19 ans de présence des opérateurs privés avant 2013, il résulte que les services de British Rail étaient 3 % plus ponctuels que les services rendus par les opérateurs privés. Et l’année 2018 est devenue un record (en 12 ans) des retards.

Pas étonnant lorsqu’on sait par exemple que faute d’investissements, le matériel roulant a vieilli : l’âge moyen du matériel roulant au Royaume-Uni est passé de 16 ans au moment de la privatisation à 18 ans en 2013. Des trains plus vieux, avec moins de personnel pour les entretenir, provoquent davantage de panne.

Un service moins cher pour les usagers ?

Deuxième argument, la concurrence pousserait le coût des services vers le bas.

De nouveau, ce n’est pas l’expérience des usagers anglais. Jordon Cox, un adolescent anglais, peut en témoigner. Lui qui devait se rendre de Sheffield à Essex (200 km) a pris… l’avion via Berlin : le vol lui coutait 16% moins cher que le train. Bienvenue en Grande-Bretagne, le pays où les chemins de fer ont été totalement privatisés et libéralisés en 1995.

Les analyses de Action for Rail (une campagne qui plaide pour renationaliser le rail) démontrent que l’abonnement mensuel entre Luton et Londres engloutit en moyenne 14% du salaire du navetteur britannique. Pour un trajet similaire, le montant est de… 3% pour un usager allemand et seulement 2% pour un collègue français. Le prix des tickets a augmenté deux fois plus vite que les salaires sur 10 ans.

Un service moins cher pour les finances publiques ?

Enfin, dernier argument fréquemment utilisé : la libéralisation (et la privatisation qui l’accompagne systématiquement) permet des économies budgétaires.

Rappelons d’abord que si l’on veut un service performant, il est nécessaire d’investir massivement. Jetons un oeil à l’exemple britannique. Un rapport anglais de 2013 (« The Great Train Robbery ») indique que les dépenses publiques pour le rail sont six fois plus élevées (en termes réels, donc après annulation de l’inflation) qu’elles ne l’étaient au début de la privatisation au milieu des années ’90.

Un rapport de mars 2015 calcule pour sa part que la renationalisation de 11 lignes dont les licences arrivent à échéance permettrait une économie pour l’état. de 602 millions de Livres en cinq ans.

Le rapport Rebuilding Rail a conclu que les investissements privés représentent seulement 1% du total de l’argent investi dans le ferroviaire.

Le tout, sans offrir un service de meilleure qualité, comme nous l’avons vu. Est-ce dès lors étonnant que trois quarts des Britanniques soutiennent la renationalisation du rail ?

Un mouvement populaire pour avoir des trains à l’heure et empêcher la libéralisation

Contrairement à ce que vous annoncez dans votre ouverture à la candidature (« dès 2023, la mission de service public sera ouverte à la concurrence »), la Belgique ne doit pas ouvrir son rail à la concurrence en 2023 à tout prix.

Comme le note la CGT Cheminots : « Certes, le 4ème paquet ferroviaire européen a été adopté. Pour autant, la nouvelle rédaction du règlement dit « Obligation de Service Public » (OSP) n’est pas aussi directive. Ainsi, le paragraphe 4bis de l’Article 5 de ce règlement retient l’attention : « Sauf interdiction en vertu du droit national, l’autorité compétente peut décider d’attribuer directement des contrats de service public relatifs à des services publics de transport de voyageurs par chemin de fer ». S’en suivent une série de conditions comme par exemple « les caractéristiques structurelles et géographiques pertinentes du marché et du réseau concernés » et « lorsqu’un tel contrat aurait pour effet d’améliorer la qualité des services ou le rapport coût-efficacité, ou les deux ».

D’ailleurs, si certains prônent des ouvertures à la concurrence privée et des privatisations, d’autres agissent dans l’autre sens. La privatisation (même partielle) d’un service public n’est pas une fatalité. Comme le démontre un rapport de Transnational Institute de 2017, il y a eu ces dernières années au moins 835 cas de renationalisations (au niveau local et national) de services publics dans le monde : eau, énergie, collecte des déchets, poste, transport,… La tendance vient de la base et concerne plus de 1600 villes dans 45 pays. Comme le remarque ce rapport, les renationalisations sont souvent des réponses à des enjeux globaux.

En nous inspirant de cela, nous pensons pouvoir empêcher la libéralisation et la privatisation de la SNCB. Non pas seul, comme « Specialist Rail Liberalisation ». Mais en impliquant la population, les usagers et les cheminots. Si 76 % des Britanniques demandent la renationalisation du rail, si des centaines de cas de renationalisations de services privatisés ont été réalisés en Europe, c’est grâce à la mobilisation conjointe des usagers et des travailleurs. Telle est la stratégie à suivre, aussi en Belgique. Pour empêcher l’ouverture à la concurrence de la SNCB. Et pour se battre pour une SNCB du 21e siècle. Avec des trains à l’heure, des trains abordables. Avec le développement de nouvelles lignes et de gares.

C’est dans cet esprit que je pose ma candidature au poste de « Specialist Rail Liberalisation » que vous offrez.

Dans l’attente de vous lire,

Cordialement,

Michael Verbauwhede, spécialiste Rail du PTB

Pour une bonne synthèse de ces arguments et une revue de la littérature scientifique, voyez notamment « Ensemble pour le fer », brochure de la CGT-Cheminots.

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