Luc Cortebeeck © Saskia Vanderstichele

« Si on met les syndicats hors jeu, l’extrême gauche prendra leur place »

Les syndicats en voient de toutes les couleurs: ils sont accusés de conservatisme, de faire la grève à tout bout de champ et de devoir leur succès uniquement au fait qu’ils versent les allocations de chômage. Luc Cortebeeck, ancien président de la CSC se défend : « On évolue vers un système présidentiel avec des politiques qui pensent que leur pouvoir est pratiquement sans limites. »

Ces dernières années, les critiques à l’égard des syndicats ont rarement été aussi virulentes qu’aujourd’hui. La concertation sociale est-elle encore de notre époque ?

Cortebeeck: Je ne vois pas d’alternative. Sinon, comment trouver des solutions aux problèmes d’emploi et de conditions de travail ? Aujourd’hui, la concertation sociale est plus importante que jamais, car ces dernières années les employés se sont fort fragilisés. Dans les entreprises flamandes classiques, comme Bekaert et Agfa Gevaert, chacun savait parfaitement qui était le patron et il y avait un modèle de concertation qui fonctionnait bien. Aujourd’hui, les choses ont changé. Les managers ne restent plus longtemps à leurs postes, ils dépendent de patrons plus haut placés et ne doivent plus défendre uniquement les intérêts de leurs entreprises. Et quand une société de ce type fait partie de groupes de capitaux internationaux variables, l’aliénation entre les employeurs et l’employé est complète. Il est alors plus que nécessaire que les syndicats, au niveau national et international, participent à la concertation et certainement maintenant que la distribution des moyens s’effectue difficilement : la productivité augmente, mais les salaires ne suivent plus depuis longtemps. Le résultat, c’est que le capital est davantage récompensé que le travail. On voit également de plus en plus de flexijobs, occupés surtout par les jeunes, les femmes et les migrants. Ils gagnent très mal leur vie et accumulent très peu d’avantages. En plus, les inégalités se creusent de plus en plus, ce qui affecte non seulement notre système social, mais aussi la stabilité de l’économie.

Vous ne semblez pas fort apprécier le gouvernement Michel. Avez-vous l’impression que les partis de la majorité souhaitent détruire les syndicats ?

Les trois partis libéraux, la N-VA, l’Open VLD et le MR en ont assez des syndicats. C’est ce que j’entends et que je lis jour après jour. Qui plus est, ils aimeraient bien rendre la vie impossible aux syndicats en interdisant les accords sectoriels. Il faudrait alors négocier entreprise par entreprise. En outre, ils souhaitent retirer les fonds sectoriels sociaux, gérés par les syndicats et les employeurs, et supprimer la déduction fiscale de contributions syndicales. Et cette proposition vient de partis politiques qui sont eux-mêmes très fort subsidiés. Les partis politiques dépendent beaucoup plus de l’argent public que les syndicats. Ce qui m’inquiète surtout, c’est qu’un grand nombre de politiques oublient que la société civile est un élément essentiel de notre démocratie. Guy Verhofstadt (Open VLD)voulait déjà s’en débarrasser dans les années nonante : dans ses manifestes du citoyen, il écrivait qu’il ne fallait plus de société civile entre les citoyens et l’état. En tant que premier ministre, il est revenu sur sa position et il s’est montré ouvert à la concertation sociale. Mais aujourd’hui, ce discours est de retour : la N-VA et l’Open VLD critiquent à qui mieux mieux la société civile classique. À la longue, on évolue vers un système présidentiel avec des politiques qui pensent qu’une fois élus, leur pouvoir est pratiquement sans limites.

Les électeurs ont élu ces politiques.

Une grande partie de la population a voté pour eux, et il y avait certainement des membres de syndicats parmi eux. Mais ce n’est pas parce que les politiques sont élus qu’on ne peut plus remettre en question leurs propositions. Il relève du devoir du mouvement syndical de s’y opposer si nécessaire. Cela énerve clairement les politiques et par conséquent, ils veulent refouler le mouvement syndical et la concertation sociale, mais cela se retournera inévitablement contre eux.

Comment cela?

Si les syndicats sont mis hors-jeu, l’extrême gauche prendra leur place. Le PTB nous rattrape déjà à gauche en Wallonie. Ces partis prétendent que les syndicats se laissent faire et qu’eux défendent vraiment les intérêts des employés. Est-ce là ce que souhaite le gouvernement, négocier avec ce genre de groupes ? On a vu en Allemagne ce que ça donne lorsque des groupes corporatistes reprennent le travail des syndicats : l’année passée les machinistes ont fait grève toute une semaine. Si cela avait été en Belgique, on aurait poussé les hauts cris. Contrairement aux syndicats classiques, ces groupes ne tiennent pas compte de l’intérêt général. La politique doit impérativement se rendre compte qu’au nom de la stabilité sociale et économique, il est primordial d’avoir des syndicats forts.

Les syndicats sont-ils en phase avec leur époque? Récemment, le haut fonctionnaire de gauche Frank Van Massenhove leur a souhaité une bonne année 1988.

C’est quoi, être en phase avec son époque? Accepter qu’un emploi soit subdivisé en plein de petits jobs ? Est-ce moderne d’avoir des gens qui doivent occuper plusieurs emplois pour vivre dignement ? D’accord, il faut de nouvelles formes d’organisation de travail, mais il y a des limites à la flexibilité. Il doit y avoir un équilibre entre vie privée et professionnelle, de préférence sans burnouts, d’autant plus qu’il faudra tenir plus longtemps. On n’atteint cet équilibre qu’en privilégiant une bonne concertation. Ainsi, on a conclu un accord pour l’e-commerce, de sorte que les employés de ce secteur soient également protégés.

Certains critiques prétendent que les syndicats sont beaucoup trop conservateurs et qu’ils ne défendent que le maintien de droits acquis.

(Soupire) C’est parce que souvent les gens ne voient pas de quoi il s’agit réellement. C’est également le cas des problèmes à la SNCB. À lire les journaux, on croirait que les cheminots sont mécontents uniquement parce qu’ils risquent de perdre le 15 novembre, le jour de la Fête du Roi, comme jour de congé officiel. Ce n’est évidemment pas le cas. Il y a beaucoup plus en jeu. Qu’on souhaite faire rouler des trains sans accompagnateur me paraît un point important de concertation qui devrait également intéresser le grand public. Mais comme on focalise sur des détails choisis avec rouerie, les syndicats ont peu de soutien externe.

Dans ce cas, ne feraient-ils pas mieux de communiquer plus clairement?

On peut certainement améliorer la communication : les syndicats doivent davantage souligner les problèmes essentiels. Seulement, on ne leur en donne pas toujours l’opportunité. Quoi qu’il en soit, il est très important qu’ils passent bien leurs messages, car un mouvement syndical doit être soutenu sur deux fronts : auprès de son propre groupe et auprès du grand public. Un soutien très difficile à obtenir si tant les médias que les politiques réduisent le mouvement syndical à ses aspects les moins populaires.

Le scepticisme à propos des syndicats n’est-il pas lié à la façon dont ils militent. Les gens n’acceptent plus que le trafic ferroviaire soit constamment paralysé.

Autrefois, c’était plus facile: quand on faisait la grève dans une entreprise, il n’y avait que les gens qui y travaillaient que cela gênait. C’est pourquoi les grèves faisaient l’objet d’une large acceptation. Aujourd’hui, nous vivons dans une économie de services et de plus en plus de gens sont touchés par les grèves. Plus encore qu’autrefois, la grève doit être un instrument qu’on n’utilise qu’en dernière instance.

Les syndicats des chemins de fer ont-ils recouru trop vite à la grève ?

Il va de soi qu’il faut d’abord donner toutes les chances à la concertation, mais alors il faut qu’il s’agisse de véritable concertation. Il n’est pas sérieux d’utiliser la concertation uniquement pour expliquer ce qui a déjà été décidé. On a conclu un accord interprofessionnel, le mouvement syndical se bat pour trouver une majorité, et puis le gouvernement apporte des changements sans sourciller. C’est inacceptable, non ? La concertation à la SNCB traîne depuis huit mois. Le signal me semble clair. Dans le journal, je lis régulièrement qui est le grand gagnant des grèves des chemins de fer, mais c’est absurde. Je crains qu’au bout du compte nous soyons tous perdants. Tous.

L’écart se creuse-t-il encore davantage entre les ailes syndicales flamande et wallonne ?

Détrompez-vous: les positions sont les mêmes dans les deux parties du pays. Il s’agit seulement d’une différence de ton, de stratégie et de dynamique. En Wallonie, les syndicats ont tendance à réagir plus rapidement et avec plus d’exubérance. Les politiques qui s’imaginent que les syndicats des chemins de fer flamands sont plus modérés que les Wallons parce qu’ils recourent moins vite à la grève se leurrent. Si les syndicats flamands se rendent compte qu’on ne prend pas la concertation au sérieux, il y aura de gros problèmes.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire