Joseph Ndwaniye

« Si mon voisin infirmier éloigne un peu, c’est pour ne pas gonfler le chiffre de ceux qui quitteront le navire »

Joseph Ndwaniye Infirmier et écrivain.

Mon voisin, infirmier de profession, est un voyageur que je qualifierais de « gourmet ». Il voyage peu et choisit ses destinations avec un soin minutieux. Il a un talent certain pour dénicher le voyagiste dont l’expérience et les prestations promises lui permettront d’engranger un maximum de souvenirs impérissables.

Il faut dire que pour cela, il est prêt à dépenser, en trois semaines, l’équivalent de trois ans d’économies. Le dernier rêve qu’il a peaufiné était de parcourir un pays réputé pour l’extraordinaire richesse de sa biodiversité: le Costa Rica.

Mais voici deux ans, un grain de sable a enrayé la mécanique bien huilée que même un portefeuille bien garni n’a pu balayer. Un être invisible à l’oeil nu, et qui, lui, ne se privait pas de faire le tour du monde à dos d’hommes, venait de semer la panique dans le monde entier. Pour tenter d’enrayer sa propagation, interdiction de voyager en avion! La mort dans l’âme, il s’est vu dans l’obligation de reporter son voyage et d’accepter l’annulation de son précieux sésame. Mais les vacances, clamait mon malheureux voisin, c’est impératif pour recharger les batteries après trois ans de travail intense! Il prit son mal en patience. Dès qu’il y avait espoir, il réservait aussitôt. Trois tentatives, trois annulations.

S’il s’u0026#xE9;loigne un peu, c’est pour ne pas gonfler le chiffre de ceux qui quitteront le navire.

Son chef de service, qui n’en pouvait plus de modifier le planning, déjà difficile à combler par manque de personnel, lui conseillait de partir à la côte belge ou en Ardenne. Au moins, de là, on pourrait le rappeler facilement en cas de besoin. Mon voisin n’avait aucune envie d’écourter ses précieuses vacances. C’est un peu pour cela qu’il part si loin, d’ailleurs. S’il culpabilisait à l’idée d’abandonner ses collègues surmenés, il ne se sentait franchement pas responsable de la pénurie chronique de personnel qui s’était aggravée depuis deux ans, allant jusqu’à entraîner la fermeture d’unités de soins entières! Certes, ce virus empêchait les collègues infectés de travailler, mais c’est depuis plus de vingt ans que l’ensemble de la profession demande une revalorisation du métier pour attirer de nouvelles recrues et au moins garder ceux déjà en place.

Cette année, c’est décidé, il part. Hélas, c’était sans compter sur la nouvelle réglementation. Outre la vaccination, le test PCR donnant droit au fameux CST, le PLF, il faut une raison impérieuse pour pouvoir monter à bord: raison impérieuse, c’est assez subjectif. Il n’a ni famille à secourir, ni contrat professionnel à signer… mais s’il ne part pas cette fois, c’est lui qui tombera malade. Il n’en peut plus. Comme nombre de ses collègues. Il a absolument besoin de souffler, d’autant plus que, petit à petit, les applaudissements se sont arrêtés.

Plus rien ne peut le retenir. Ni le voisin inquiet de le voir partir pour un pays « rouge ». De toute façon, la Belgique est aussi dans le rouge, alors rouge pour rouge, autant que ce soit au soleil! Ni son neveu angoissé par le réchauffement climatique. « Pense à ton impact carbone. Tu ne dois pas partir si loin, ce n’est pas bien pour la planète. » Il lui rétorque que les vacances en visioconférence, on n’a pas encore inventé, et qu’Internet, de toute façon, ça pollue aussi même si ça se voit moins. Et certainement pas l’argument culpabilisant par excellence: « Tu pars alors que les hôpitaux manquent cruellement de personnel? » Il répond que s’il s’éloigne un peu, c’est pour ne pas venir gonfler le chiffre de ceux qui quitteront définitivement le navire.

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