L'homme d'affaires reçoit des mains de Guy Verhofstadt le prix du Manager de l'année 2006. © belgaimage

« Sans Albert Frère, nous aurions peut-être une grande banque belge »

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Décédé le 3 décembre à l’âge de 92 ans, l’homme d’affaires carolo devenu l’homme le plus riche de Belgique aura souvent mis fin à l’aura belge des grandes entreprises entre ses mains. Même si les négligences de l’Etat et les mutations de l’Europe l’y ont bien aidé, comme le rappelle l’historien Vincent Delcorps (UCLouvain et Ihecs).

Dans Paroles de patrons (1), paru en 2017, trois historiens de l’UCLouvain, dont Vincent Delcorps, auteur des Coulisses de l’histoire dans Le Vif/L’Express, retraçaient le déclin des grandes industries belges, au fil des dernières décennies. Au coeur des plus retentissantes passes d’armes : l’incontournable Albert Frère, impitoyable en affaires, baron controversé et emblème d’une richesse revancharde qui ne partage jamais.

Albert Frère a-t-il tué l’économie belge en contribuant à la disparition de ses fleurons industriels ?

Il est vrai que plusieurs entreprises belges, qui sont passées entre ses mains, ont par la suite perdu leur caractère national. Mais Albert Frère est indissociable du contexte de son époque. Le monde politique belge s’est d’une part montré imprudent, voire négligent, par rapport à la préservation de ses fleurons industriels. Albert Frère a entre autres exploité les failles du système fiscal belge, qui ne taxait pas les plus-values réalisées sur la cession d’actions. A cet égard, on peut estimer que l’Etat n’a pas fait grand-chose pour s’opposer à la vente massive de ces fleurons à des sociétés étrangères. D’autre part, la fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été marqués par l’émergence du marché unique européen. Dès cette période, on a assisté à une course à la taille de plus en plus importante, tandis que les frontières nationales s’évaporaient. Certains se sont inscrits pleinement dans ce mouvement, d’autres ont voulu y résister coûte que coûte en jouant la carte nationale. Albert Frère fait incontestablement partie de la première catégorie de financiers.

Ses intérêts étaient-ils néanmoins guidés par une affinité idéologique tournée, par exemple, vers cette économie libéralisée ?

Il a surtout vu les opportunités que cette évolution pouvait lui offrir. Il s’est engouffré dans les brèches, il sentait bien l’air du temps. Tout comme il a pu profiter des largesses de l’Etat belge au début des années 1980, en assurant, à profit, la commercialisation de la sidérurgie pourtant largement déficitaire. C’est grâce à cet épisode-là qu’il acquerra les fonds pour s’imposer comme le grand financier qu’il est devenu.

Mais sans que les retombées ne profitent à sa région, le Hainaut, ni même à la Belgique…

Un certain nombre de patrons ont pu avoir à coeur de maintenir leurs sociétés en Belgique. Ce n’est donc pas une fatalité. D’autres données interviennent, et notamment le système de valeurs. Celui d’Albert Frère ne s’inscrivait pas dans ce registre-là. Hormis l’exemple des Editions Dupuis, dans la bande dessinée, je ne vois pas quel rôle positif, moteur, il a pu avoir pour sa région. Il est intéressant de revenir sur l’image que les personnalités politiques de l’époque avaient de lui. Pour Philippe Maystadt, Albert Frère était un  » génie de l’argent  » qui  » achetait et vendait sans considération de nationalité « . L’ancien ministre Willy Claes voyait en lui une  » bête commerciale « , mais regrettait qu’il n’ait jamais exprimé plus de gratitude envers l’Etat belge, qui l’a bien servi mais à qui il a très peu rendu.

 » Albert Frère ne s’est jamais senti redevable envers la Belgique « , selon Vincent Delcorps.© DR

Une explication à cela ?

Dans le monde du patronat belge, Albert Frère détonnait par ses manières et par ses origines, puisqu’il ne venait pas d’une grande dynastie. Et on le lui a fait ressentir pendant longtemps. Vu qu’il n’a pas été réellement accueilli, on peut aussi comprendre que, après avoir atteint un certain rang, il ait voulu prendre ses distances et aller conquérir d’autres territoires, comme la France. Il ne s’est donc jamais senti redevable envers ces gens, ni même envers la Belgique, ou la Wallonie. Il n’a jamais, non plus, donné de suite à nos demandes d’entretien, pour notre livre. Le fait de ne pas collaborer avec des chercheurs témoigne aussi d’une certaine indifférence, voire d’un désintérêt, par rapport à des démarches visant à éclairer tout citoyen sur notre histoire économique récente.

Le personnage semble aussi cristalliser une forme de mépris envers ceux qui ont acquis une grande richesse…

Il est certain qu’Albert Frère a interpellé sur son propre rapport à l’argent, ses réussites et ses échecs professionnels, depuis le plus commun des Belges jusqu’aux grands capitaines d’industrie qu’il a côtoyés. Peu de gens se souviennent aujourd’hui de son rôle précis ou de ses grands faits d’armes. En revanche, tous le considèrent probablement comme le symbole d’une richesse dans tout ce qu’elle peut avoir d’outrancière ou d’excessive.

Et d’une richesse fermée sur elle-même ?

En effet, même s’il interpellait tout autant les personnalités avec qui il était en conflit que celles avec qui il collaborait – souvent les deux en même temps. Des termes comme  » génie « ,  » exceptionnel  » ou  » admiration  » revenaient souvent dans la bouche de ceux qui louaient sa force de travail, son flair et sa réussite. A côté de ça, ceux qui n’avaient pas pu défendre leurs intérêts, les victimes de ses choix, ou tout simplement ceux qui réussissaient moins bien que lui, pouvaient être tentés de le qualifier de  » voleur « , mû uniquement par l’appât du gain.

Sans lui, la Belgique aurait-elle pu résister davantage à la vague de l’internationalisation ?

La Belgique est toujours bien là, mais son économie est devenue très différente. Albert Frère a joué un rôle majeur à cet égard. Lui prétendait avoir sauvé GBL (NDLR : le Groupe Bruxelles Lambert) en reprenant la société-holding au début des années 1980, quand Léon Lambert était au bord de la faillite, avant que l’internationalisation ne l’incite à amarrer ses sociétés, selon lui trop petites, à un ensemble plus vaste. Si quelqu’un d’autre avait repris GBL, nous aurions peut-être assisté à la création d’une grande banque belge au milieu des années 1990. Ou au maintien d’un groupe pétrolier belge, par exemple. De tels scénarios auraient été envisageables, vu l’importance du poids des personnes, dans le cercle très restreint des grands capitaines de l’industrie belge.

(1) Paroles de patrons. Que sont devenus nos fleurons nationaux?, par Vincent Delcorps, Anne-Sophie Gijs et Vincent Dujardin, éd. Racine, 2017, 689 p.

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