En quatre ans, la direction de Land Invest Group a dépensé plus de 720.000 euros en "frais de bouche". © DR

Restos à gogo aux frais d’Ogeo

David Leloup
David Leloup Journaliste

En quatre ans, la direction de Land Invest Group a dépensé plus de 720.000 euros en « frais de bouche ». Un quart de ce budget astronomique a été déboursé au restaurant anversois étoilé ‘t Fornuis. Tout cela avec l’argent des pensionnés du fonds liégeois Ogeo Fund. Qui a laissé faire ses partenaires flamands.

Le restaurant ‘t Fornuis du chef Johan Segers figure dans le top des bonnes tables anversoises depuis des décennies. Les amateurs de cuisine belgo-française raffinée ne tarissent pas d’éloges sur les talents culinaires du « pape » anversois de la cuisine classique, qui jouit d’une étoile Michelin depuis 1986. Au Fornuis, il n’y a ni menu, ni tarifs. Le chef et le sommelier en personne vous expliquent tout à table. Ensuite, vous recevrez l’addition salée typique d’un restaurant étoilé : pour une entrée et un plat, sans les boissons, vous vous en sortirez difficilement sous la barre des 100 euros.

C’est dans ce restaurant huppé du centre historique d’Anvers que l’homme d’affaires et lobbyiste immobilier Erik Van der Paal a organisé une fête, le 20 octobre 2017, à l’occasion de ses 45 ans. La vidéo, tournée en caméra cachée par le site d’informations Apache, avait fait scandale. On y voyait en effet le collège de la ville d’Anvers quasi au complet, Bart De Wever et son échevin de l’urbanisme en tête, y côtoyer des barons de l’immobilier, des politiciens de tous bords – dont le socialiste Alain Mathot, grand ami de Van der Paal -, et des intermédiaires équivoques entre ces deux mondes – dont Jean-Claude Fontinoy, homme lige de Didier Reynders, et Luc Joris, proche d’Elio Di Rupo…

Cantine étoilée

Les documents que Le Vif et Apache ont pu consulter montrent qu’entre 2014 et 2017, Erik Van der Paal et Marc Schaling, les partenaires anversois du fonds pension liégeois Ogeo Fund, se sont rendus très régulièrement au Fornuis, situé à 600 mètres à peine des bureaux de Land Invest Group (LIG), qu’Ogeo contrôlait à 50% jusqu’en mai 2018. En quatre ans, Van der Paal et Schaling y ont dépensé plus de 180.000 euros. Dans les faits, ‘t Fornuis était quasi devenu le « restaurant d’entreprise » de LIG. Sa cantine étoilée, en quelque sorte. Mais le Fornuis n’est que la partie émergée de l’iceberg…

Pour rappel, fin 2012, Van der Paal et Schaling ont créé Land Invest Project Management (LIPM), une filiale de LIG qui pilotait tous les projets immobiliers du groupe. C’est grâce à cette « boite noire » dans laquelle Ogeo Fund n’avait pas jugé nécessaire de nommer un administrateur, qu’ils ont échappé au contrôle de leur coactionnaire et « banquier ». Entre 2011 et 2016, le fonds de pension liégeois a en effet prêté plus de 60 millions d’euros à LIG et ses filiales, qui ont assez vite rencontré des difficultés à rembourser ces emprunts obligataires dans les délais prévus…

En faillite virtuelle, LIG a été revendu au printemps dernier à un prix inespéré qui a permis à Ogeo de connaître un happy end tout à fait honorable, comme nous l’écrivions en avril. Mais durant toutes ces années « anversoises », le fonds de pension aurait en principe dû gagner bien plus d’argent si LIG avait eu à sa tête des pilotes plus rigoureux, moins gourmands et moins flambeurs.

15.000 €/mois de restos

Via LIPM, les hommes forts de Land Invest se sont non seulement octroyés des honoraires exorbitants via leurs sociétés de management, mais ils ont également mené grand train. Cela saute aux yeux, notamment, quand on observe les frais de restaurant dans la comptabilité de LIPM. Ces dépenses ont atteint la bagatelle de 719.507 euros sur la période 2014-2017. Cela signifie que pendant ces quatre ans, quelque 180.000 euros en moyenne ont été dépensés chaque année dans des restaurants. Soit 15.000 euros par mois. Tous les mois.

« Je mesure 1 m 81 et pèse 80 kg : ce n’est pas possible que je mange pour 180.000 euros par an, se défend Erik Van der Paal non sans humour. Dans mon souvenir, c’était 10.000 euros par mois. Pour réussir dans le secteur immobilier, il faut aller au restaurant avec les clients, les architectes, les constructeurs, etc. » Pour le partenaire clé d’Ogeo Fund à Anvers, dépenser 10.000 euros par mois au restaurant est donc tout à fait normal. Mais la réalité des chiffres, c’est qu’il en a dépensés 50% de plus tous les mois durant quatre ans.

Dans les annales d’Ogeo Fund, 2014 restera l' »année gastronomique » de référence chez Land Invest. Cette année-là, les bonnes fourchettes de LIPM ont dépensé plus de 218.000 euros en restos, souvent étoilés. Soit un budget moyen de 18.174 euros par mois. Lorsqu’en 2017 les finances de Land Invest se sont retrouvées dans le rouge et que Van der Paal et Schaling maintenaient malgré tout un train de vie exubérant, Ogeo Fund a tenté de réduire ces dépenses excessives. Le 30 juin 2017, il a donc été décidé contractuellement de limiter à 100.000 euros les « frais de représentation » pour l’année 2017.

Problème : au moment de signer ces nouvelles résolutions, les partenaires anversois du fonds de pension avaient déjà dépensé… 109.533 euros en restaurants depuis le 1er janvier, auxquels il faut ajouter 15.061 euros de frais de bouche payés fin 2016 mais imputés par le comptable sur le budget 2017. Bref, au 30 juin 2017, l’addition totale atteignait déjà 124.594 euros.

Les meilleures tables du royaume

Avec 20.766 euros par mois en moyenne au premier semestre, l’année 2017 était bien partie pour battre le « record » de 2014 en termes de frais de restaurants. Le fait que les dépenses culinaires en 2017 n’ont finalement atteint « que » 155.604 euros montre que les gastronomes de LIPM ont été parfaitement capables de se serrer la ceinture, au second semestre 2017, en limitant leur budget mensuel à 5.165 euros (250 euros par jour ouvrable, tout de même). Soit quatre fois moins qu’au premier semestre.

Restos à gogo aux frais d'Ogeo
© DR

Durant ces quatre années fastes, la paire Van der Paal-Schaling a fréquenté quelques-unes des meilleures tables du royaume : le Comme Chez Soi (deux étoiles Michelin), le Hof van Cleve (trois étoiles), le Schone van Boskoop (qui a perdu son étoile en 2014) et, bien sûr, le Fornuis (une étoile) où un quart du budget total prévu pour les restaurants a été engouffré. Les dirigeants de LIPM ont également fréquenté d’autres restaurants à proximité des bureaux de LIG, tels que Il Magnifico, le Cambodia ou Au Vieux Port (trois toques Gault et Millau), mais sans commune mesure avec le Fornuis où au moins 180.202 euros ont été dépensés par la « boite noire » LIPM entre le 1er janvier 2014 et le 31 décembre 2017 (voir le tableau ci-dessus).

« Au moins », car la moitié des frais de restaurants chaque année était payée par carte Visa. Or la comptabilité que nous avons pu consulter ne renseigne pas l’identité des restos dont l’addition a été réglée par carte de crédit. Une chose semble sûre, vu les montants : il ne s’agit plus du McDonald’s d’Hazeldonk, que les partenaires d’Ogeo Fund fréquentaient à leurs débuts, en 2012, avant que l’argent du fonds de pension ne se mette à couler à flots…

Soirée Alain

Dans la liste des établissements fréquentés par les dirigeants de LIPM, un nom retient l’attention : Prôner Seraing. Il s’agit en réalité d’une asbl créée par feu Guy Mathot et dont le siège social se trouve au domicile privé de son fils Alain. Selon ses statuts, l’asbl vise à promouvoir la Cité du fer. Le président de l’association est l’ex-député-bourgmestre de Seraing Alain Mathot (PS) qui, suite au procès dit Intradel, ne s’est pas représenté sur les listes aux dernières élections communales. Mathot a également annoncé qu’il ne sera pas candidat aux élections régionales, fédérales ou européennes de mai 2019.

En juin dernier, un jugement du tribunal correctionnel de Liège a précisé que Mathot avait reçu un pot-de-vin de 720.000 euros de la société Inova qui avait remporté un marché public truqué pour construire un incinérateur à Herstal. Inculpé pour corruption passive en 2011 dans ce dossier, Alain Mathot lui-même n’a pas été jugé parce que le parlement a refusé, en 2016, de lever son immunité parlementaire. Lors de ce vote très controversé à la chambre, en commission des poursuites d’abord, en séance plénière ensuite, le PS a étrangement pu compter sur l’appui décisif de la N-VA.

Erik Van der Paal et Alain Mathot sont des amis intimes. Tout comme le sont Alain Mathot et Stéphane Moreau, le véritable homme fort d’Ogeo Fund durant toutes ces années. Le sponsoring de Prôner Seraing s’inscrit visiblement dans ce cadre amical. Chaque année, l’asbl organise notamment le fameux Bal du bourgmestre au cours duquel un repas raffiné à prix modique est proposé aux Sérésiens. Le libellé dans la comptabilité laisse peu de place au doute. En octobre 2017, l’asbl d’Alain Mathot a ainsi été soutenue par LIPM à hauteur de 1.015 euros, avec la mention « PRONER SERAING-35 repas ». En 2014, c’est 580 euros qui avaient été versés à l’asbl et la justification était encore plus explicite : « proner seraing (20 places soiree alain) ».

Erik Van der Paal, proche de Bart De Wever, au Bal du bourgmestre de Seraing en octobre2017, où il avait réservé 35 repas (Source : YouTube).
Erik Van der Paal, proche de Bart De Wever, au Bal du bourgmestre de Seraing en octobre2017, où il avait réservé 35 repas (Source : YouTube).© DR

Les montants sont certes modestes, mais dans les faits, l’argent des pensionnés liégeois d’Ogeo Fund a contribué à financer le bal d’un bourgmestre en exercice. Précisons tout de même que les bénéfices réalisés par l’asbl sont reversés à des associations sociales de Seraing. Il est par ailleurs permis de s’interroger sur la réalité de ces repas commandés pour 35 et 20 personnes, sachant que LIPM n’avait que deux employés et une poignée de collaborateurs indépendants. Difficile d’imaginer, aussi, que 35 Flamands, dont des proches de la N-VA, à l’instar d’Erik Van der Paal, fassent l’aller-retour Anvers-Seraing (2 x 140 km) pour assister à un bal socialiste en Wallonie…

Ce sponsoring n’est que l’un des nombreux moyens par lesquels Erik Van der Paal et Marc Schaling, via LIPM, ont entretenu leurs relations politiques et commerciales au cours de ces dernières années. Mais cela n’a pas suffi. Malgré les dizaines de millions d’euros injectés par Ogeo Fund dans Land Invest, et malgré le soutien du collège de la ville d’Anvers envers des projets concrets développés par le promoteur immobilier, ce dernier s’est retrouvé tellement dans le rouge fin 2017 que le comptable de LIG a été légalement obligé d’avertir le tribunal de commerce d’Anvers de la situation de pré-faillite du groupe. De quoi définitivement couper l’appétit des pensionnés liégeois d’Ogeo Fund.

Contacté par Le Vif et Apache pour commenter ces dépenses astronomiques de LIPM en frais de bouche durant des années, Emmanuel Lejeune, l’actuel numéro un d’Ogeo qui fut administrateur, vice-président puis président de LIG au moment des faits, n’a pas réagi à nos sollicitations. Il en va de même pour Pol Heyse, l’actuel président du fonds de pension, et pour Stéphane Moreau, qui présidait le comité de direction d’Ogeo au moment où ces dépenses folles ont été commises.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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