" La prison n'est pas un lieu neutre, on peut très mal vivre un passage sous les verrous. " © Filip Van Roe/Reporters

Radicalisation: « Il y a une masse de clichés et une méconnaissance du phénomène »

Le combat contre le terrorisme passe par la prévention, l’éducation et la compréhension. Anciens prisonniers de guerre, Nicolas Hénin et Mourad Benchellali interviennent désormais pour développer la résilience de la société civile et des détenus face à la radicalisation et au terrorisme.

Soupçonné d’être membre d’Al-Qaeda, Mourad Benchellali a été emprisonné à Guantánamo de janvier 2002 à juillet 2004 et en France, dès son retour, jusqu’en janvier 2006. Reporter de guerre, Nicolas Hénin a, lui, été retenu en otage en Syrie par des djihadistes de juin 2013 à avril 2014. Hénin est libéré, Benchellali relaxé – il n’a jamais porté les armes et s’est fait embrigader à son insu. Les deux hommes reviennent en France où, progressivement, ils reconstruisent leur vie. Tourmentés et hantés par leur expérience, ils décident de s’en servir et d’en témoigner lors de conférences qu’ils organisent via leur think tank, Action Résilience , et l’association à but non lucratif Institut Action Résilience. La sensibilisation s’adresse aux jeunes en difficulté, étudiants, acteurs sociaux et population active. Mais l’action principale du duo se joue en prison, avec des détenus radicalisés à qui Mourad Benchellali et Nicolas Hénin racontent leur histoire. L’objectif ? Mener les prisonniers à la réflexion et les initier à la résilience.

Qu’est-ce qui vous a motivés à vous lancer dans une telle activité ?

Mourad Benchellali : Au moment de la vague de départs de jeunes vers la Syrie, courant 2014, le gouvernement français a paniqué. Beaucoup d’associations ont donc été sollicitées pour livrer leurs soi-disant outils de prévention et de déradicalisation. Mais après deux ans d’enquête, ce fut l’échec. Les autorités ont alors décidé de s’appuyer sur des professionnels du terrain : fonctionnaires, personnel pénitentiaire, éducateurs… qui sont déjà en contact avec des jeunes ou des détenus. Mais il fallait aussi outiller ces acteurs. C’est ce que nous avons décidé de proposer.

Quel type de soutien leur proposez-vous ?

Nicolas Hénin : Affirmer que l’on offre des outils clé en main n’est pas une solution. Il ne suffit pas de remplir une grille d’évaluation pour obtenir un score de radicalisation, par exemple. Ça en revient à calculer la taille d’une barbe ou la distance entre la djellaba et les chevilles.

M.B. : Notre démarche, à l’inverse, a pour objectif d’apporter des éléments de compréhension : l’histoire du terrorisme, son évolution, quelques chiffres… pour que les professionnels saisissent d’où vient le djihad. On veut juste les équiper intellectuellement pour qu’ils puissent comprendre et s’interroger correctement face aux cas particuliers. Une fois qu’on redéfinit le terrorisme dans sa dimension de violence politique, on cesse de se faire aveugler par des concepts aussi foireux que l’assimilation des terroristes à des gangsters ou à des fous ou l’assimilation des radicalisés à des complotistes. Ce sont des clichés qu’on voit énormément circuler dans des discours sur la déradicalisation et le terrorisme.

Mourad Benchellali :
Mourad Benchellali : « Beaucoup se demandent encore s’ils peuvent me faire confiance. »© Isopix

A côté, vous développez tout un travail auprès de détenus enfermés pour radicalisation.

M.B. : Nous ne faisons pas de la déradicalisation. D’ailleurs, que signifie  » déradicaliser « , c’est mener une personne d’où à où ? Quand est-ce qu’on estime qu’une personne est déradicalisée ? Est-ce l’abandon de la violence ou une adhésion à un islam moins rigoriste ? Le curseur est très flou. Et l’idée qu’il existerait une technique pour faire changer les gens d’avis est fausse. Notre objectif est d’apporter des témoignages de réalité et des analyses de nos parcours de manière à mettre de la nuance dans un certain nombre d’informations. On cherche à faire réfléchir certains détenus, à nourrir leurs pensées et à leur permettre de prendre un peu de recul sur leur propre situation en ayant un outil de comparaison.

Quelle est votre méthode ?

N.H. : Face à des personnes radicalisées, il faut établir un double mouvement : casser des certitudes et renforcer des convictions. Beaucoup de détenus refusent de remettre en cause leurs croyances, il faut donc leur enseigner le doute en les invitant à questionner sans cesse l’ensemble de celles-ci. Même si le résultat de ce questionnement les conforte dans les idées qu’ils avaient avant. Par ailleurs, on est souvent confronté à un public dont le système de pensée repose sur du sable, des connaissances et de représentations du monde et de la politique internationale ultra fragiles. Il convient de lui apporter des connaissances solides sur lesquelles il va pouvoir construire un système d’opinion.

M.B. : On évoque aussi la question de la réinsertion. La prison n’est pas un lieu neutre, on peut très mal vivre psychologiquement un passage sous les verrous. Nicolas et moi le savons. On veut donc diffuser l’idée que même avec une détention difficile, même avec cette étiquette d’ancien détenu, il est possible de reconstruire sa vie. Ce n’est pas toujours évident, mais il y a moyen de retrouver une vie normale.

N.H. : Les détenus ont tendance à se plaindre de leurs conditions de détention. On a l’avantage de pouvoir balayer facilement toutes ces protestations parce que la pire des taules belges ou françaises reste confortable par rapport à ce que nous avons vécu.

Un bouquin sur le terrorisme paraît toutes les six heures dans le monde depuis le 11-Septembre

Comment réagissent les détenus que vous rencontrez ?

M.B. : C’est difficile à évaluer, surtout que tous les prisonniers ne s’épanchent pas sur ce qu’ils ont pensé. Maintenant, beaucoup avouent que notre discours leur a apporté beaucoup et leur a permis de réfléchir.  » Ça nous a ému, on n’en sort pas indemne « , disent-ils. On n’est pas ignoré. Mais après, l’effet concret est pratiquement impossible à définir. Chacun est différent et en retire ce qu’il en veut.

N.H. : On vient planter des graines. La conséquence de nos interventions, c’est sans doute après un peu de réflexion qu’elle se fera sentir. On contribue à un processus long de cogitation du détenu sur son propre parcours, sur les fautes qu’il a pu commettre et sur la manière dont il se projette dans l’avenir. Cela dit, à court terme, on sent une différence de réactions en fonction des prisons. Certaines fonctionnent uniquement dans une logique répressive et sécuritaire, le cadre est donc défavorable à l’engagement d’une réflexion personnelle et d’une remise en cause des détenus. Dans d’autres établissements, l’attention du personnel est orientée vers ce travail. La réceptivité est du coup bien plus importante.

Vous devez cependant rencontrer un bon nombre d’obstacles et de résistances pour vous exprimer…

M.B. : Il faut dire qu’on parle de nos expériences d’anciens détenus avec d’autres prisonniers, d’où la réticence à nous faire témoigner. Encore plus pour moi qui ai été enfermé à Guantánamo. Je suis vu comme ex-djihadiste et, par prolongement, comme potentiel toujours djihadiste. Beaucoup se demandent encore s’ils peuvent me faire confiance, ce qui explique pas mal de refus.

N.H. : Les hautes sphères sont tétanisées par les injonctions politiques et la pression de l’opinion. On sent que les meilleures initiatives viennent bien souvent d’en bas, au niveau du personnel de terrain qui invente ses propres outils et prend des risques pour faire avancer les choses.

M.B. : Le grand paradoxe, c’est qu’on ne peut pas parler de la prison si on n’y est pas passé. Guantánamo fait ma légitimité pour parler de la déradicalisation et de la prison, mais c’est aussi ce qu’on me reproche. La difficulté pour les gens est donc d’interpréter mon parcours comme étant une partie du problème ou une partie de la solution.

N.H. : Ce n’est pas en envoyant des bons petits Blancs bien propres sur eux auprès de profils fracassés qui sont dans une logique identitaire qu’on arrivera à les désengager au moins de la violence. Il faut qu’on ait une certaine prise tout en entrant dans un niveau d’empathie. D’une certaine façon, j’ai la Syrie en commun avec ces gens-là : moi aussi je suis parti là-bas parce que je pensais que j’avais une bataille noble – celle de l’information – à y livrer. C’est ce qui m’assure une bienveillance.

Nicolas Hénin :
Nicolas Hénin :  » J’ai la Syrie en commun avec ces gens-là. « © Chesnot/Getty Images

Comment réagit l’opinion publique quand vous lui parlez de votre méthode qui tranche totalement avec ce qu’elle entend tous les jours dans les médias ?

N.H. : Un bouquin sur le terrorisme paraît toutes les six heures dans le monde depuis le 11-Septembre. Malgré tout, quand on échange sur des points basiques du phénomène comme la définition du terrorisme et de la radicalisation, on se rend compte qu’il y a une masse de clichés et une méconnaissance du phénomène. C’est beaucoup plus facile de se dire que notre ennemi est fou plutôt que de se dire qu’il est raisonné, rationnel et a un projet politique établi et construit depuis des décennies. Pourtant, c’est le cas. Etre radicalisé est quelque chose de relatif : on est radical par rapport à une norme. Les discours de haine – surtout s’ils mènent à la violence – sont bien entendu inexcusables, injustifiables et doivent être combattus. Cela dit, il y a des discours de contestation très radicaux qui sont légitimes. Des rebelles, il y en a eu de tout temps dans toutes les sociétés. La rébellion ne doit pas être combattue en tant que telle, elle fait partie du fonctionnement normal d’une société. Il est donc essentiel de segmenter les problèmes politiques, de cohésion sociale et de sécurité. Le terrorisme est un problème de sécurité.

Une de vos luttes principales est-elle celle que vous menez contre les clichés ?

N.H. : L’un des clichés les plus tenaces à l’égard de la radicalisation est de considérer qu’il y a un lien entre communautarisme et radicalisation. Or, quand on regarde les faits, on se rend compte que les personnes qui se radicalisent sont celles qui n’ont trouvé aucune communauté et qui n’étaient pas non plus intégrées dans la société. Les terroristes et nous, on partage les mêmes valeurs, on n’est juste pas d’accord sur les outils. Parce que tout le monde a envie de fraternité, de justice, de se sentir bien… Pour les travailleurs sociaux en détention qui côtoient des radicalisés, il faut d’ailleurs une approche très différente de celle à laquelle ils sont habitués avec les autres détenus. Si on parle de justice à un radicalisé, il répondra :  » Je sais très bien ce que c’est et je l’applique beaucoup mieux que toi !  » Sauf que ce n’est pas la même justice, on a bien compris. C’est vraiment essentiel d’intégrer les représentations des personnes avec lesquelles on travaille, même si c’est pour les démonter et les ramener à des positions plus représentatives de la réalité. Les clichés nous empêchent de comprendre la complexité des situations.

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