Carte blanche

Quand les documents classifiés seront détruits par la sûreté de l’Etat

Sommes-nous encore en Démocratie ? Quand les documents classifiés seront détruits sans aucun contrôle par la sûreté de l’Etat…

Le premier article du Code de déontologie des archivistes adopté par le Conseil International des Archives (ICA) en 1996 dit ceci :

Les archivistes maintiennent l’intégrité des archives et garantissent ainsi qu’elles constituent un témoignage du passé durable et digne de foi. Le devoir premier des archivistes est de maintenir l’intégrité des documents qui relèvent de leurs soins et de leur surveillance. Dans l’accomplissement de ce devoir, ils considèrent les droits, parfois discordants, et les intérêts de leurs employeurs, des propriétaires, des personnes citées dans les documents et des usagers, passés, présents et futurs. L’objectivité et l’impartialité des archivistes permettent de mesurer leur degré de professionnalisme. Les archivistes résistent à toute pression, d’où qu’elle vienne, visant à manipuler les témoignages comme à dissimuler ou déformer les faits.

Le projet de loi modifiant la loi organique des services de renseignement et de sécurité du 30 novembre 1998 et particulièrement l’article 21/1 qui sera voté dans les prochains jours à la Chambre interpellent les archivistes que nous sommes.

Ce projet de loi permet aux services de renseignement et de sécurité (la Sûreté de l’état et le Service Général du Renseignement et de la Sécurité des Forces Armées – SGRSFA) de déroger à la loi du 24 juin 1955 sur les archives et d’organiser leurs propres services d’archives historiques. Le mal serait limité s’il n’était prévu aussi que les services de renseignement et de sécurité puissent récupérer les documents classifiés qu’ils ont transmis à tous les services publics. Enfin, cette demande de restitution peut être transformée en obligation de destruction des documents classifiés. Lorsque l’on saura que ces mêmes services de renseignement et de sécurité sont les seuls à pouvoir déclassifier leurs documents et qu’ils peuvent aussi organiser leur élimination sur simple tenue d’un registre d’élimination, l’on imagine aisément les résultats que de telles libéralités peuvent donner en cas de dérapage de l’une ou l’autre enquête…

Cet article de la loi pose d’autres problèmes :

  • il ridiculise les soucis de bonne gouvernance et de réforme administrative chers à notre gouvernement (Opération Redesign) ;
  • il ignore les principes archivistiques de base définis depuis le 19e siècle ;
  • et, surtout, il foule aux pieds les règles démocratiques élémentaires en organisant l’impossibilité de contrôler ou documenter sérieusement a posteriori le travail des services de renseignement et de sécurité.

Ainsi il propose la création de nouveaux services d’archives historiques, au moment où l’administration fédérale est soumise à une cure drastique d’austérité. Il ne semble pas évident que la gestion d’archives historiques aidera nos services de renseignement et de sécurité à remplir plus efficacement leurs missions de base. En outre, le risque théorique de divulgation d’informations sur les enquêtes au long court en raison du versement obligatoire des archives – de plus de 30 ans (Sûreté de l’état) ou 50 ans (SGRSFA) – aux Archives de l’état est nul ! L’obligation de versement ne concerne que les dossiers définitivement clôturés dont par ailleurs le délai d’utilité administrative est fixé par le seul service producteur.

En plus d’être inutile, l’article 21/1 énonce des propositions contraires à toutes les règles archivistiques liées au respect des fonds. Suivies par tous les archivistes professionnels encadrés par le CIA (Conseil International des Archives), elles interdisent toutes manipulations sur les documents constituant les fonds d’archives. Elles visent notamment à garantir l’authenticité, l’intégrité, la fiabilité, la visibilité et la traçabilité (provenance et contexte) des documents. Toutefois, en autorisant le démembrement des fonds d’archives des autres administrations publiques via la restitution des documents produits par les services de renseignement, voire leur destruction, le texte contredit totalement les lignes qui précèdent.

Non contents de vouloir contrôler ad vitam aeternam leurs propres archives, les services de renseignement et de sécurité souhaitent désormais pouvoir démembrer et censurer les archives des autorités et des administrations avec lesquelles ils sont en relation. En plus d’être matériellement impraticable pour qui connaît véritablement le secteur de la gestion de l’information et des archives, une telle mesure n’a jamais été appliquée ailleurs dans le monde.

Enfin, les principes élémentaires de la démocratie et de la séparation des pouvoirs sont bafoués. Dans un état de droit, un service public, a fortiori un service de renseignement et de sécurité, ne peut s’autocontrôler sous peine de favoriser les dérives et de devenir rapidement incontrôlable. Désormais, en gérant leurs archives de la création à la destruction, les services de renseignement et de sécurité deviennent incontrôlables tant pour les politiques en général (Ministres et Parlementaires) que pour les membres du Comité R habilités pour ce faire. Pour faire court, le péché originel remonte à la loi de classification des documents (1998) qui, en plus d’être rétroactive, confie la déclassification des documents aux services qui les ont produits sans aucune limitation dans le temps. En gros, des dysfonctionnements dans un service ou des erreurs préjudiciables dans une enquête sont constatées, le maintien de la classification permettra de noyer plus facilement le pois(s)on. Et bon courage aux membres du Comité R s’ils ne peuvent bénéficier d’un vent favorable pour retrouver les documents litigieux ! Désormais, ces documents pourraient même être détruits par le service qui les a produits sans contrôle d’aucune autre autorité. L’impunité organisée en quelque sorte.

Question subsidiaire, comment les historiens pourront-ils travailler et analyser les processus de décision administrative et politique sur base de sources devenues totalement incomplètes ? Songeons aux difficultés sans nombre qui ont limité les possibilités de recherches pour quelques dossiers emblématiques de l’histoire de Belgique : dynamitage de la tour de l’Yser, assassinat de Julien Lahaut, assassinat de Patrice Lumumba, infiltration du Westland New Post, affaire des tueurs du Brabant…

Il est urgent que nos élus à la Chambre s’emparent consciencieusement de ce dossier et analysent l’article 21/1 de ce projet dont les membres du gouvernement, pris par l’urgence, n’ont probablement pas pesé toutes les conséquences. Il ne s’agissait que d’archives finalement et il est peu de spécialistes de cette matière en leur sein !

Est-il besoin de créer une mesure d’exception permettant la censure et la falsification organisées de l’histoire ? Non, il est urgent de retirer l’article 21/1 du projet de loi et de revoir la loi sur la classification des documents dans une optique plus conforme à l’État de droit.

Le Conseil d’Administration de l’AAFB

Marie-Laurence Dubois

Présidente de l’AAFB

Corentin Rousman

Vice-Président de l’AAFB

Frédéric Boquet

Secrétaire de l’AAFB

Quentin Bilquez

Trésorier de l’AAFB

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