Quand l’ouvrier belge était haï des Anglais

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

1916, Belgium bashing en Angleterre. Haro sur les Belges réfugiés qui triment dans les usines sans broncher ni compter leurs heures. « Embusqués, voleurs de jobs, briseurs de grèves » : il y a cent ans, le printemps anglais était chaud !

« Too much ! ». C’est plus que les Anglais ne peuvent en supporter. Des maris, des fils se retrouvent enrôlés pour aller se faire trouer la peau dans la boue des Flandres, pendant que des Belges dans la force de l’âge n’attendent que de prendre à l’usine la place désertée par le Tommie mobilisé.

Il y a déjà longtemps que ces « Bloody Belgians  » chassés par la guerre mettent le sens de l’hospitalité des Anglais à rude épreuve. En ce printemps 1916, la coupe est pleine. Les malheureux  » héros de 1914″ échappés de la poor little Belgium et qui ont su trouver refuge outre-Manche, aggravent leur cas. A leur réputation établie de profiteurs, ils ajoutent l’infamie de passer pour des  » embusqués », depuis l’appel sous les drapeaux des célibataires anglais de 18 à 40 ans.

La presse populaire sait y faire pour muer  » l’irritation en véritable haine », souligne l’historien Michaël Amara (ULB) qui a sorti de l’oubli cet épisode de la Grande Guerre (1). Et il ne manque pas de sel, à l’heure où la crise des réfugiés taraude les esprits et où un possible Brexit tente une Angleterre peu accro à l’idéal européen de solidarité.

Les tabloïds d’il y a cent ans ont déjà le chic pour faire passer le message : « Fight or Go ! » Honte aux « Alien Job Snatchers », ces « Belgian Job Stealers », ces  » blacklegs ». La seule vue de ces vigoureux « planqués » devient insoutenable. Sur leurs lieux de travail, dans la banlieue de Londres surtout, des incidents antibelges éclatent. Des vitrines de magasins tenus par des réfugiés volent en éclats, des écoliers belges sont copieusement insultés. Les 22 et 23 mai 1916, à Fulham, Belges et Anglais en viennent aux mains.

Le Belge dégoûte

Près de deux ans de guerre tapent sur les nerfs. La perfide invasion allemande de l’été 1914 est déjà loin. Le spectacle de ces fuyards, hommes, femmes et enfants en quête d’une terre d’asile, a cessé de remuer les consciences. Le Belge, d’abord accueilli à bras ouverts, n’affiche pas que de bons côtés : « Les Anglais s’offusquent du peu d’empressement de leurs hôtes à prendre leur bain quotidien, leur tendance permanente à hurler en public ou à cracher en rue. » Et leur penchant pour la boisson.

On a commencé par maintenir ces réfugiés à l’écart du marché du travail, par crainte qu’ils ne volent le gagne-pain de l’ouvrier du coin. Les milieux syndicaux anglais ont immédiatement tendu l’oreille aux « rumeurs selon lesquelles des Belges acceptent de travailler pour de bas salaires », relève Michaël Amara.

La consigne résiste mal à la tournure des événements militaires. L’Angleterre s’installe dans la guerre, son économie commence à manquer de bras. Dès l’hiver 1914, les Belges sont priés de quitter leur oisiveté forcée pour participer à l’effort de guerre commun.

Cheminots, dockers ou métallos deviennent particulièrement recherchés. Ils sont débauchés jusque de l’autre côté de la Manche. Le gouvernement anglais déploie les grands moyens pour transférer par milliers les ouvriers belges réfugiés en Hollande. Des patrons cassent leur tirelire pour financer des réseaux de recruteurs clandestins en Belgique occupée. Mi-1916, 50 000 Belges alimentent l’effort de guerre anglais, ils seront plus de 60 000 à l’été 1918, dont 10 000 « munitionnettes » – ces femmes qui travaillent dans les usines d’armement. En quelques mois, la main d’oeuvre étrangère la plus importante dans l’industrie de guerre britannique est noir-jaune-rouge.

Cette montée en puissance ne plaît pas à tout le monde. Les syndicats anglais posent leurs conditions : priorité absolue à l’engagement de chômeurs anglais, interdiction de payer les ouvriers belges en dessous des salaires habituels, respect des conditions de travail fixées par conventions collectives.

Sages précautions. Entre le quotidien du worker anglais et de l’ouvrier belge, il n’y a pas photo. Michaël Amara : « En Belgique, avant-guerre, il n’est pas rare que la semaine de travail compte entre 60 ou 70 heures, et les salaires sont réputés être parmi les plus bas d’Europe occidentale. En revanche, en Angleterre, la semaine de travail oscille entre 48 et 54 heures, la semaine anglaise est en vigueur quasi partout, les rythmes de production sont beaucoup moins élevés et les syndicats se sont taillé une place de choix dans les négociations collectives qui régissent l’organisation du travail. En somme, du point de vue de sa réglementation sociale, l’Angleterre compte dix, voire vingt ans d’avance sur la Belgique. » Elle n’a pas tort de trembler pour ses acquis.

Autant dire que ces Belges qui ne rechignent pas à travailler le week-end, à subir horaires arbitraires et cadences infernales ne se font pas que des amis à l’usine. On prétexte leur méconnaissance de l’anglais pour douter de leurs qualifications, dénigrer leurs compétences ou les cantonner dans les activités les moins gratifiantes.

Dans les ateliers où cohabitent ouvriers belges et anglais, le ton monte. « Aux Coventry Ordnance Works, les réfugiés s’attirent les foudres de leurs collègues pour avoir exprimé leur déception de ne pouvoir travailler au-delà de 54 heures par semaine. A Birmingham, un Belge rapporte qu’il a été menacé parce qu’on lui reproche de produire trop. Chez Vickers, à Barrow-In-Furness, plusieurs ouvriers belges se font voler leurs outils ou saboter leur machine. Dans cette même usine, un ouvrier réfugié découvre sur son établi une note peu amène exigeant le départ des Belges », relate l’historien. Les mineurs gallois ne sont pas en reste : ils exigent le renvoi de ces concurrents déloyaux.

Deux prolétariats à couteaux tirés que l’on juge assez vite préférable de séparer. D’ailleurs, c’est quand ils sont entre eux que les Belges donnent leur meilleur rendement et font exploser la productivité. Les autorités anglaises en sont bluffées : elles préconisent des unités de production 100 % belges.

Des centres industriels « only Belgians » sortent ainsi de terre, essentiellement à Londres et dans ses faubourgs. « En 1917, près de cinq cents firmes belges, occupant 8 000 personnes, sont recensées en Grande-Bretagne », indique Michaël Amara. Rendement, qualité, rapidité de production sont la marque de fabrique des plus importantes. De jeunes patrons belges en exil flairent le filon.

Une forme de dumping social

C’est le cas de Charles Pelabon, ingénieur des mines français mais industriel installé en Belgique de longue date, que la guerre a conduit à Londres. Il crée à Richmond, en banlieue sud-ouest, une usine de production de munitions qui s’impose comme « l’usine belge la plus importante du pays.  » A la mi-1917, 1 705 ouvriers turbinent dans les ateliers de fabrication d’obus « Pelabon Works ». C’est aussi le cas des usines Kryn et Lahy, spécialisées, à Anvers, dans la production de voitures et de camions et qui, redéployées à Letchworth dans le Hertfordshire, au nord de Londres, se recyclent dans la fabrication de matériel de guerre. Mi-1917, 1 470 ouvriers y étalent « toute l’expertise belge en matière de production d’acier ».

Autour de ces sites se déploient de véritables colonies belges. Des « little Belgium » transplantées apprennent à vivre en vase clos. A l’épicerie, à la boucherie ou à la boulangerie, on sert de la tête pressée, du filet d’Anvers et du pain d’épice. Au bistrot, on fume du tabac belge et on lit des gazettes du plat pays.

Près de Newcastle, le centre industriel de Birtley donne naissance à Elisabethville. Le village créé de toutes pièces procure tout ce qu’il faut pour satisfaire les besoins de ses 7 000 habitants recensés en 1918 et pour égayer leur quotidien : église, bureau de poste, bains publics, commerces, gendarmerie belge, salle de spectacle, écoles, clubs sportifs et troupes théâtrales.

L’ouvrier belge trime et trinque. Plus encore s’il travaille dans un établissement industriel que gère directement l’Etat belge. Port de l’uniforme obligatoire, fréquentation des débits de boisson prohibée : pour ces travailleurs ramenés du front ou réformés, à la moindre incartade, c’est un séjour en prison ou le retour au front. Les syndicats anglais s’émeuvent de cette discipline de fer qui mène à de véritables insurrections ouvrières. « Les Britanniques tentent d’obtenir des Belges qu’ils renoncent à leur fâcheuse tendance à confondre usines de guerre et casernes militaires », souligne Michaël Amara.

La résistance s’organise. La Centrale des métallurgistes, principal syndicat belge implanté en Angleterre, monte dans les tours. S’arc-boute sur ses 12 000 affiliés et sur l’appui des syndicats anglais pour tenter de faire plier des patrons belges imperméables à la moindre concession. Pourquoi changeraient-ils une formule qui gagne et fait recette ? « Les méthodes de « management à la belge » apparaissent pour ce qu’elles sont vraiment : un système fondé sur une forme de dumping social peu propice à l’établissement de rapports harmonieux entre Belges et Anglais. »

Il faut traîner ces chefs d’entreprises devant les tribunaux des munitions anglais chargés de régler les conflits sociaux dans l’industrie de guerre, pour les forcer à lâcher du lest. A consentir à réduire le temps de travail, à ajuster la paie. Le lent alignement des conditions de travail entre ouvriers belges et anglais contribue à détendre l’atmosphère. Timidement.

Des Belges à l’épreuve de l’exil. Les réfugiés de la Première Guerre mondiale, par Michaël Amara, éd. ULB, 2014.

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