Carte blanche

Qu’en est-il des déterminants ? Une capacité à la lecture

« Comment « les » directeurs d’écoles peuvent-ils asséner un tel coup de massue sur les esprits de leurs collègues, alors qu’eux-mêmes ne sont plus dans les classes ? Parfois, à l’abri dans leurs bureaux, il leur arrive de refuser d’intervenir. »

À l’heure présente, en ce début de mois de décembre, mes collègues tissent des liens entre les prescrits des programmes, jonglent entre fiches et UAA, d’une part, puisent dans leur imaginaire et leurs journaux de classe les acquis supposés de leurs élèves, d’autre part : ils rédigent un questionnaire d’évaluation. Surgit brusquement ce matin de décembre, à La Une du Soir, ce titre aussi accrocheur que ravageur : Ecole : les directeurs donnent une mauvaise note aux professeurs(Le Soir, mercredi 4 décembre 2019), relayé page 6 par celui-ci : Les directeurs taclent les professeurs. Ces professeurs précisément n’ont eu de cesse depuis le 2 septembre de multiplier et diversifier les « invitations à la lecture », malgré les classes souvent très nombreuses, les heures de cours réservées au cours de français parfois mal placées dans l’horaire de la journée, les bruits extérieurs, les demandes des éducateurs qui se produisent sans cesse pour une nouvelle communication.

Comment u0022lesu0022 directeurs d’u0026#xE9;coles peuvent-ils assu0026#xE9;ner un tel coup de massue sur les esprits de leurs collu0026#xE8;gues, alors qu’eux-mu0026#xEA;mes ne sont plus dans les classes ?

Un coup de massue

Comment « les » directeurs d’écoles peuvent-ils asséner un tel coup de massue sur les esprits de leurs collègues, alors qu’eux-mêmes ne sont plus dans les classes ? Parfois à l’abri dans leurs bureaux au mobilier choisi, aux portes légèrement capitonnées – ils n’aiment guère le bruit et s’en préservent -, il leur arrive, il est vrai de refuser d’intervenir. Un jeune enseignant ou un autre, plus âgé, se retrouve confronté à un groupe d’élèves récalcitrants. Seul. S’il est certain que d’aucuns se murent en effet sous des digues loin des déluges bruyants d’élèves vivants et animés, d’autres malgré tout gardent leur porte ouverte. Et sont concernés au-delà des chiffres Pisa. Notons la modulation des locutions : « parfois », « légèrement », il leur arrive » des déterminants : « d’aucuns », « d’autres ».

Pour citer encore Eric Burgraff, « plus de la moitié d’entre les élèves déclarent que l’essentiel de leur cours de français est perturbé par du bruit ». Là où poésie et intériorité, analyse des discours et participation à la vie culturelle devraient éveiller chacun à décoder la vie littéraire, culturelle, politique, et forger la personnalité adolescente et citoyenne de tous, le bruit omniprésent parfois impossible à endiguer demande aux professeurs des stratégies et une organisation sans faille. L’équilibre entre l’humanité et la bienveillance – ce concept à la mode dans les formations d’agrégation – est difficile à atteindre, d’autant que nombre d’évaluations sont demandées sans cesse. Et le professeur est seul à gérer le bruit, la direction lui répondant quelquefois : « Oh mais, vous savez, cela fait partie du modus vivendi des jeunes aujourd’hui ». Quelquefois : encore une nuance.

Un réel éveil au monde

Je connais pourtant tellement de professeurs de français qui éveillent au monde, à l’art, qui emmènent leurs élèves au théâtre, à des activités extérieures telles que des expositions, des conférences, qui s’inscrivent dans des projets interdisciplinaires tels que ceux promus à l’UCLouvain et aux FUNDP à Namur par les Pr. Dufays et Romainville[i]. Je connais pourtant nombre de professeurs de français qui initient à Simon Leys, Amélie Nothomb, qui éveillent leurs élèves à la lucidité, qui enregistrent des livres de centaines de pages avec des logiciels tels qu’Audacity[ii] afin de donner accès au monde des livres aux élèves dyslexiques. Qui impriment pour eux et elles leurs examens ou leurs cours en une police spéciale[iii]. Je connais des étudiants aussi, inscrits en agrégation, qui s’investissent dans des projets de tutorat et de réflexivité afin d’ouvrir à la lecture et à l’écriture tous ceux qui d’emblée n’y ont pas accès. Ils sont humbles, travailleurs, remarquables.

J’ai encore la chance de rencontrer des professeurs de français de la Communauté française, de l’Enseignement libre ou provincial, qui, peu soutenus parfois, mais n’osant trop le dire à voix haute, continuent d’orchestrer des activités afin de captiver les élèves. Qui les font asseoir à même le sol pour entendre Camus lire les pages de « L’étranger », alors que dehors il fait noir déjà, dans un tout petit local, dans lequel il manque des chaises ; qui invitent en classe Nicole Malinconi[iv], le Docteur Lengelé[v] à propos du livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants[vi] ; qui inscrivent leur classe à des concours d’écriture qui les font se rendre à la Jungle de Calais[vii] où ils joignent leurs mots aux maux du monde, qui les font à leur tour écrire, s’engager, réussir dans leur vie étudiante et citoyenne.

Une criante interpellation

Comment, donc, « les » directeurs peuvent-ils emboiter le pas à un pouvoir politique qui a déserté le bâtiment de l’enseignement ? A force d’incriminer les professeurs, de français en particulier, eux aussi quittent le navire, vont enseigner dans les écoles privées – elles sont foison, elles ont la cote -, ou encore, diplômés romanistes, deviennent … directeurs ou conseillers pédagogiques. Mais tous les directeurs agissent-ils ainsi ? Ils sont 107 à avoir répondu à l’enquête Pisa, de manière précise et confiante. Il n’en reste pas moins qu’à l’instar de Damien Dejemeppe, directeur au Lycée Martin V à Louvain-la-Neuve, beaucoup sont convaincus que si l’entente n’y est pas, c’est tout le bâtiment qui part à la dérive. Comme il le déclare : « la seule solution c’est agir ensemble, s’épauler ». Les professeurs sont collègues. Leurs collègues. Une école peut aussi s’appeler … collège.

Un destinataire ?

Alors, messieurs et mesdames « les » directeurs tels que déterminés par Mr Burgraff, ou certains seulement parmi vous – qui, en effet, est désigné par ce pluriel englobant, « les directeurs » dans l’article de ce 4 décembre ? -, ayons l’élégance de reconnaître que le jugement seul ne suffit pas. « Les » directeurs évaluent, d’après Monsieur Burgraff, « les » collègues enseignants de la même façon que leur est reprochée la manière d’évaluer leurs élèves, sans tenir compte du contexte, avec une sévérité telle qui ne peut que servir les pouvoirs publics, mais qui desservent à tout vent enseignant et enseigné. Et partant, la presse se vend… Est-ce donc bien aux seules directions que notre billet d’humeur et de révolte doit s’adresser ?

Il n’en reste pas moins que seuls un regain de sens et une franche collaboration entre direction et professeurs de français ou d’autres disciplines donnent goût et valeur à ce qui fonde l’imaginaire collectif de l’humanité ; ils existent réellement dans certaines écoles, où tout est open space ou presque. Seule une reconnaissance de cette tâche duelle mais solidaire – direction, professeurs – par le politique permettra aux élèves de mieux décoder le monde et d’en devenir acteurs et actrices. N’en déplaise à Pisa.

Ont discuté avec passion et nuance autour de cet article:

Lauren Lekeux

Fabrice Salembier

Tine Broh

Magali Adam

Silvia Schotte Galisteo

Lisa Vandepeute

Marjorie Houbart

Julia Antypa

Marie De Ridder

Brigitte Rouard

Aurore De Vreese

Bockler Nathalie

Noémie El Asfahany

Claire Thomas

Florence Marion

Céline Jacquelot

Coraline Berhyl Di Silvestro

Isabelle Beauduin

Mélanie Ginevro

Noémie Gaziaux

Martine Dujardin

André Celczynski

Pascal Decooman

Sophie Baps

Michel Nolevaux

Martine Dujardin

Anne Van Miegroet

Nathalie Lejeune

Sylvine Bouhon

Nathalie Bockler

Justine Gehlen

Vincenza Legname

Stéphanie Troquet

Deniz Uygur

France Liégeois

Sophie Dupont

Stéphanie Godfrin

Céline Reckinger

Nancy Cuvelier

Sandrine Walmagh

Angélique D’hondt

Sébastien Marlair

Pascal Decooman

Audrey Brisbois

Serge Redaelli

Carole Piront

Arielle Dochain

Fabienne Goffin

Dominique Carpentier

Lili Dejonghe

Vincent Hanon

Claudine Brunelle

Mel Bounty

Caroline Sinnaeve

Flo Gal

Bénédicte Vignoble

Camille Rolland

Mélanie Dufour

Marie Toussaint

Carmen Martinez

Allyson Nader

Elie Bietlot

Laurie Seminara

Martin Verbeke

et

Martine Demillequand,

professeurs de français

Merci pour votre lecture.

[i] Didactique générale et formation à l’interdisciplinarité, LAGRE2020, cours dispensé à l’UCLouvain 2019-2020

[ii] Free, open source, cross-platform audio software.

[iii] https://fonts2u.com/opendyslexicalta.font

[iv] https://lesimpressionsnouvelles.com/auteur/nicole-malinconi/

[v] Chef de Service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique des Cliniques universitaires Saint-Luc

[vi] https://www.youtube.com/watch?v=eEZMuOk3Aho

[vii] Concours organisé par le MRAX en 2016

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire