Carte blanche

Prendre soin de nos « signes », surtout quand ils voilent (carte blanche)

Jean Leclercq, professeur de philosophie des religions à l’UCLouvain, regrette la violence du débat autour des signes convictionnels et prône « le temps long de la démocratie » pour traiter ce dossier complexe.

Sur le « voile », et notamment dans le cadre de ladite affaire de la STIB, on a beaucoup écrit et dit. On a aussi parlé et agi, avec des actions et des gestes hélas humiliants, qui provoquent la dés-union. Là est le drame. Car, si l’on peut être en phase avec cette idée que le « religieux » est quelque chose de l’ordre de la reliance – ou de la liaison et donc de la déliaison – alors ici ce « signe » qu’est un voile, émanant indubitablement de la sphère religieuse (ce n’est donc pas qu’une question d’habit ou, selon une expression étrange, de « droit de s’habiller ») est au coeur d’une guerre qui dure depuis trop longtemps et qui, comme toutes les guerres, amène ses lots de résistants et collaborateurs, ses blessés et ses morts, ses vaincus et ses victorieux (mais qui sont-ils finalement ?).

Il ne faut pas trop filer cette métaphore de la guerre ; mais, comme « on » (je ne m’accommoderai pas ici du « ils », c’est trop simple, trop accusateur et tellement facile) permet que la guerre soit sauvage, sans cadre, elle est hélas très violente. Nouveau dégât collatéral, par exemple, cette situation redoutable à imaginer – car il est aussi question ici de visage – qui s’est jouée lors du CA de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Il y aura eu, dans ce cénacle, sans aucun doute, une extrême violence symbolique et surtout du tragique. Dans ce genre de guerre, il y a toujours des drones pilotés à distance, des petits soldats, des généraux invisibles, des bombes à retardement, etc. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a des femmes et des hommes qui se déchirent et n’ont plus les conditions de possibilité de travailler à ce que nous soyons égaux devant la loi.

Dans l’autre « affaire » relative aux signes dits « convictionnels », celle de la STIB, il y eut aussi quelque chose de hautement dramatique dans le refus de l’appel. Un tour de force de certains qui se pensent devenus des ténors et qui mènent des rapports de force sur le symbolique, dans une lutte apparemment rude où les coulisses ont hélas plus compté que l’agora. C’est dire que c’est la démocratie et ses principes constitutifs qui en sont sortis affaiblis.

Affaiblissement aussi par manque de réflexions communes, de consultations, de respect de la séparation des pouvoirs. Bref, ce refus du pari de l’intelligence qui consiste à se laisser porter et remettre en question par le schématisme séculaire et rassurant de la possibilité juridique de « l’appel ». Donc, des compromis qu’on confond toujours avec le binôme « consensus/dissensus » qui deviendront des compromissions, des décisions et des perspectives de solutions précipitées, en plus des grands écarts avec certains « programmes électoraux » de 2019 (on pense à la « neutralité totale » et celle dite « formelle » vendues par le PS).

Mais pourquoi donc brusquer les choses, alors que l’on a déjà tant attendu? Pourquoi refuser le temps long qui eut été possible tant il est de bonne coutume de ne jamais remettre en cause la notion même « d’accord gouvernemental »? Les acteurs bruxellois de l’Accord de 2019 savaient que nous étions dans le sensible et le complexe. Ils étaient des sages, eux! Mais voilà, quelques-uns ont pris le risque de violenter ce « temps long de la démocratie », d’inverser l’ordre des débats et de se priver de ressources démocratiques constitutives.

Mais, en-deçà de tout ceci, qui y perd? Et finalement qui est humilié? Mais la femme, hélas, encore une fois! Premièrement, la femme qui se couvre, que l’on veut ou doit couvrir; cette femme qui entend être religieuse et qui ne comprendra jamais pourquoi la seule notion « d’autorité » ou, comme un autre a dit, de « contact relationnel » serait un critère vraiment assuré de sa possibilité ou pas d’exister, comme elle l’entend, dans un espace conséquemment segmenté entre visible et invisible.

A-t-on remarqué que nous sommes ici dans une situation surprenante et paradoxale puisqu’une des origines de cette partition de l' »univers visible » et « invisible » est religieuse? Or n’oublions pas que le signe est justement là pour dire la présence de l’un dans l’autre. On est donc en droit de se demander si, par une sorte de dédoublement et d’imbrication de catégories chargées d’histoire, on ne va pas se retrouver, par une confusion des genres, avec l’apparition d’une sorte de double conviction dans un même espace: celle « des caves » comme on dit très brutalement, et celle qu’on pourrait envisager, mais sans le signe qui, nous a dit Mme Haouach, touche en plus « une partie de l’identité » et qui est tellement sacré qu’on ne peut en « débattre publiquement ».

Il y a donc une question essentielle: pourquoi ce qui se voile et veut se montrer voilé devrait-il être de la sorte invisibilisé et répertorié en fonction d’un critère d’avant-scène et d’arrière-scène, le tout redoublé d’un critère d’autorité qu’on espère civile? Car, le signe de la conviction dit, lui aussi, l’acceptation d’une certaine autorité sur soi, venue d’un ailleurs religieux et manifestée par des symboles que l’on veut porter visiblement. Comment donc penser la présence manifeste de ces deux formes légitimes de l’autorité, mais dans un même espace qui cependant sera inévitablement hiérarchisé et segmenté, en fonction de l’autre critériologie du « visible » et « invisible »? Avant de se poser la question des effets de ceci sur le « corps commun », il ne faut pas oublier l’autre de cette femme qui y perd.

En effet, il y a aussi celle qui entend librement (et c’est parfois très dur car l’oppression et la domination sont des réalités qui entravent l’égalité vraie entre les hommes et les femmes) se délier. Cette femme qui a été as-signée et qui ne veut plus l’être ou qui refuse d’être sous un signe quelconque. Le jour des grandes annonces de la casuistique politique de l’accord trouvé pour apparemment régler les choses, j’étais avec une de ces femmes… C’était la désolation totale. Pas un mot pour ce que dit aussi librement cette femme, au visage ici totalement apparent, et pourtant blessé, humilié et souffrant de n’avoir été ni regardé ni compris dans l’histoire de son rapport, libre lui aussi, au signe. Reconnaissons dès lors que, sur tous les plans, les reliances sont désormais profondément meurtries et que nous sommes dans les temps de la déchirure.

Or, récemment, je lisais (dans Le Soir) les analyses pertinentes de mon collègue M. Dupuis (UCL) sur la question de la vaccination du personnel soignant. La base de son raisonnement porte sur le fait qu’ici le professionnel de la sante? est aussi un « patient » et que, fréquentant un même espace de soins et étant en situation de vulnérabilité, il faut trouver une sorte de principe supérieur capable de faire coexister sûrement via, dit-il, « un certain nombre de contraintes liées a? la fonction ». Fonction dont la finalité est, pour lui, celle du « lie » civique et où la santé de chaque maillon est essentielle mais toujours dépendante de l’autre. Pour M. Dupuis, une « équipe de soins » ce ne sont pas « que des soignants, au sens strict du terme » puisque, dans cet espace du corps commun où les soins de santé sont donnés, « la technicienne de surface, la secrétaire, les associés, les cuisiniers, les ouvriers polyvalente » font aussi partie de l' »équipe a? qui la vaccination s’impose ».

Déplacer cette façon de penser le « faire corps commun » pour penser la question de la présence ou pas de tous les signes (et pas uniquement un) dans l’espace commun des Services dits « publics » n’est pas sans intérêt. La reconnaissance de la porosité des catégories « personnel/patient » dans certains cas, ce qu’exigent de constitutif le « soin » et le « faire équipe », partout et vraiment pour tous, le fait que ce qui est censé relier devienne signe de défiance, d’interprétations diverses (tant de celui qui émet le signe que celui qui le reçoit) et, pire, de quelque chose que l’on ne veut plus « justifier », ceci demande d’interroger la pertinence effective des critériologies basées sur le «  »visible/invisible » et l' »autorité ».

Seront-elles toujours au service du « faire corps »? Ne vont-elles pas, sur la longue, diviser ou faire exister sous l’angle des clés de répartition ou des quantifications interminables? Comment pensera-t-on le « commun » d’un corps qui va inévitablement se voir et s’éprouver hiérarchisé, et plus encore au gré du doublement des différentes symboliques évoquées plus haut? Que sera ce « corps » où qui commande dans la lumière, qui commande invisiblement, qui nettoie, qui sanctionne, etc. n’aura plus toutes les garanties de l’égalité de ses membres et sera constamment interrogé sur les fondements et le pourquoi de ce qui lie? Et puis, comment penser le « corps commun » qui doit rester ouvert à tous, comme s’il fallait travailler en milieu aseptisé dirait-on par métaphore, pour quiconque ne se reconnaît pas via une identification par une conviction et ce qu’elle veut signifier ?

On le voit, il faut prendre le temps de la réflexion. De tous les côtés. Donc sans oublier les instances cultuelles « reconnues » qui devraient prendre leur part responsable de travail et de remise en question. Quand le signe ne laisse pas ou plus paisible au point de diviser, quand il devient difficile de « faire corps » ou « faire peuple » et de savoir sur quelle base commune on veut être en reliance dans ces lieux spécifiques où s’exercent les pouvoirs d’un État. Quand on veut que la grammaire de la vie sociale devienne égalitaire, il serait tragique de se tromper sur les normativités à mettre en oeuvre et sur ce besoin de soins que les lieux et espaces de la Chose publique requièrent, en sorte que là tous se sentent et se regardent vraiment « égaux » et que surtout la Chose politique ne devienne jamais religieuse. Jamais!

Jean Leclercq, professeurde philosophie des religions UCLouvain

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