Carte blanche

Pourquoi une grève féministe en Belgique le 8 mars?

Comme beaucoup d’autres pays, la Belgique se prépare à une grève féministe le 8 mars prochain. Mais quelle est la pertinence de cette grève dans un pays qui est classé comme faisant partie des bons élèves par l’index sur l’égalité des genres dans l’Union Européenne, et que l’on a une femme à la tête du gouvernement?

Certes, être féministe est à la mode et le féminisme est un objet de consommation. Pendant que Zara nous vend des t-shirts avec le mot « féministe » portées par des mannequins minces, belles et blanches, un bon nombre de leaders et chefs d’état crient aux quatre vents qu’ils comptent faire des politiques féministes. Certes, certaines femmes ont réussi et réussissent à arriver plus loin chaque jour dans notre plat pays, mais le féminisme est tout autre chose: c’est une lutte vers une démocratie radicale et une justice sociale qui vont au-delà de l’avancement des droits individuels.

Pour la philosophe Nancy Fraser[1], la justice de genre requiert un modèle de justice en trois piliers capable de combler les injustices politiques à travers la représentation publique, les injustices socio-culturelles à travers la reconnaissance des identités, cultures et pratiques marginalisées, et les injustices économiques, à travers une redistribution de pouvoir et des ressources. Si l’index sur l’égalité des chances nous montre que la Belgique a fait de grands pas vers la représentation, reconnaissance et redistribution afin de promouvoir l’égalité de genre, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir.

Représentation

Si la Belgique a une première ministre, elle est ad intérim, et dans un contexte politique où à peine 22,7% des ministres belges sont des femmes. Au Parlement belge et dans les assemblées régionales, on fait un peu mieux, mais il n’y a encore que 40,9 % de femmes. Que dire des plus hautes instances décisionnelles du Comité Olympique et Interfédéral Belge, où l’on trouve seulement 30% de femmes. Même si d’après l’EIGE, il s’agit aussi du « domaine qui progresse le plus », en grande partie parce que « les femmes sont désormais plus nombreuses dans les conseils d’administration, mais dans quelques États membres seulement », le fait qu’il y ait des femmes ne garantit pas qu’il aura des politiques féministes dans ces espaces.[2] Qui plus est, dans un bon nombre des cas, on continue à voir une instrumentalisation et une reproduction genrée de la division du travail politique, où les femmes occupent des portfolios ‘féminisés’, comme l’éducation ou la santé, et où elles sont choisies parce que l’on considère qu’elles ont un rôle particulier, en complémentarité avec ce que les hommes peuvent apporter. Elles sont plus à l’écoute, elles ont plus d’empathie, nous dit-on.

Reconnaissance

Les progrès sont nombreux quant à la reconnaissance des différentes formes de discrimination symbolique et identitaire que souffrent les femmes et les minorités sexuelles. Par exemple, les journaux belges ne parlent plus « de femmes mortes » sous les coups de leurs époux ou compagnons, mais de « femmes assassinées ». Le langage est certes un outil de transformation social et en choisissant les bons mots nous prenons conscience de tout un ensemble de stéréotypes et des traces persistantes d’une société inégalitaire où, de la cour de récréation jusqu’à la retraite, les femmes sont en marge du terrain de jeu pour faire de la place aux hommes.

Par contre, une place nous est encore réservée: celle des responsables des tâches ménagères et de la préparation des repas : 81,2 % des femmes belges le font quotidiennement contre 32,5% des hommes. La catégorie « temps » est d’ailleurs celle qui a le plus régressé en matière d’égalité hommes-femmes en Belgique (-9 points depuis le dernier index). « Comment c’est possible, si les hommes aident de plus en plus? » – entend-on. Oui, ils font souvent et de plus en plus de tâches visibles, avec un début et une fin, ludiques pour la plupart: faire les courses, le jardinage ou donner le bain aux enfants. Les tâches invisibles, qui s’étalent dans le temps et qui génèrent une charge mentale lourde, comme s’assurer qu’on est à jour avec le carnet de vaccins des enfants et que, quand l’hiver arrive, ils ont un manteau à leur taille, ne sont jamais reconnues comme temps de travail domestique.

Ce qui est fondamental ici est aussi l’adoption d’un congé paternité obligatoire et non-transférable à la mère qui reconnait que s’occuper des enfants n’est pas seulement l’affaire de ces êtres humains qui possèdent un utérus. Parce que c’est précisément avec la maternité que l’on se rend compte que ce féminisme du t-shirt Zara en mode cape et Superwoman ne vole pas, et que l’on a cru à un compte de fées dans lequel les femmes pouvaient tout avoir. Un tel congé diminuerait aussi la préférence des entreprises pour les candidats masculins dans leurs pratiques d’embauche et constituerait un premier pas dans la lutte contre la féminisation du travail précaire. En effet, le manque de volonté politique sur la question et les normes sociales nous amènent à la troisième injustice: économique.

Redistribution, pour combler les injustices économiques.

C’est connu : le fameux plafond de verre et l’écart salarial sont bel et bien présents en Belgique. En ce moment, une femme belge gagne en moyenne 2771 € par mois contre 3108 € pour un homme. Mais le pire est que cette brèche salariale et ces plafonds invisibles ne concernent même pas la majorité de femmes en Belgique. Et que donc beaucoup de mesures qui ont été prises pour y remédier, comme les quotas en entreprise ou en politique ont certes bénéficié à un bon nombre de femmes, mais ils n’ont pas amené plus de justice sociale.

En effet, les difficultés de la Belgique à avancer dans la lutte pour l’égalité de genre ne peuvent pas être comprises en dehors du néolibéralisme, de la disparition de l’État providence et de la prédilection pour les politiques d’austérité, qui touchent les femmes plus que les hommes. Pour la majorité des femmes, le problème n’est pas de casser le toit de verre – qui par ailleurs n’est pas de verre, mais de ciment – mais les sols collants d’une précarité qui les empêche même de décoller. La précarité est féminine, mais la précarité a surtout un visage de femme migrante, de femme pauvre, et de femme Trans. Il est fondamental dès lors que la lutte féministe aille au-delà du genre, et englobe la classe, la race, et l’orientation sexuelle.

Je reviens alors à ma question du début : Pourquoi une grève féministe en Belgique le 8 mars? Est-elle vraiment nécessaire ?

Oui, et mille fois oui. Nous avons besoin d’une grève féministe parce que nous n’avons pas encore un Etat ni une société féministe, parce que notre pays est descendu de deux échelons depuis 2017 où il occupait la sixième place du fameux index européen. Nous avons besoin d’une grève féministe aussi parce que le féminisme n’est pas une déclaration d’intentions ni un t-shirt à la mode. Le féminisme doit se traduire en faits et politiques concrètes pour une représentation politique, une reconnaissance des identités marginalisées et du travail invisible, et une redistribution des ressources, des espaces et du pouvoir. Qui plus est, ces politiques ne peuvent pas être séparées et segmentées par un « commençons par les quotas, laissons le congé paternité pour plus tard », comme on ne peut pas séparer le langage de l’action, le privé du public, ni l’homme de l’artiste. Alors, comme Despentes nous y exhortait il n’y a pas si longtemps : maintenant on se lève et on se casse. C’est terminé. On fait la grève.

[1] Nancy Fraser, Le féminisme en movements. Des années 1960 à l’ère neolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

[2] Marques-Pereira, Bérengère, and Catherine Gigante. « La représentation politique des femmes, des quotas à la parité?. » Courrier hebdomadaire du CRISP 18 (2001): 5-40.

Celis, Karen, and Sarah Childs. « Introduction: The descriptive and substantive representation of women: New directions. » Parliamentary Affairs 61, no. 3 (2008): 419-425.

Par Maria Martin de Almagro, professeure en Genre et Politique à l’Université de Montréal

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