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Pourquoi la Wallonie a viré à gauche et la Flandre à droite

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Gauche ! Droite ! Le choc prévu le 25 mai ne surgit pas du néant. Le « grand Satan » socialiste fait depuis cent ans la pluie et le beau temps en Wallonie. La Flandre catholique s’en est remise à Dieu et aux croisés de la droite pour le repousser. Le Vif/L’Express revient sur une tragédie en cinq actes.

Bart De Wever en fait le moteur de son dessein et de son destin politiques. Flandre et Wallonie n’évoluent pas sur une même planète. Le nord a résolument basculé à droite ou au centre droit, le sud persiste à incliner à gauche ou au centre gauche. Le président de la N-VA presse l’électeur d’en prendre acte, ce 25 mai : entre le modèle N-VA et le modèle PS, il faut choisir. Avec l’espoir de pousser plus loin le raisonnement : qui ne se ressemble pas ne devrait plus s’assembler.
Le temps présent, suspendu aux sondages préélectoraux, semble donner raison à De Wever. L’Histoire, avec un grand H, ne lui donne pas non plus complètement tort. « Flandre et Wallonie n’ont jamais voté dans la même direction, ni de la même manière », souligne Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Vieille histoire. Elle s’emballe il y a cent ans, lorsque le suffrage partiellement universel bouleverse l’ordre politique établi.

Acte I : mer rouge en Wallonie

1893. Un homme égale désormais une voix, même si les plus fortunés et/ou les plus instruits ont droit jusqu’à trois bulletins de vote. Le Parti ouvrier belge pavoise : il réussit à faire admettre dans l’isoloir les masses prolétaires du sillon industriel wallon.

Ce réservoir électoral, acquis à la cause socialiste, ne déçoit pas l’ancêtre du PS. 1894, premier scrutin sous le signe du suffrage universel tempéré par le vote plural : le POB rafle sans crier gare 28 sièges de députés. D’emblée, il prend ses quartiers au sud du pays : première formation politique en Hainaut (17 sièges sur 26) et à Liège (10 sur 19). La gauche tient ses deux bastions et ne les cèdera plus. Ils sont wallons.

La Flandre exprime d’autres préférences : la formule du suffrage universel couplée au système à la majorité absolue, sourit largement aux élites catholiques. Le paysage politique prend une toute nouvelle tournure. « Les catholiques sont dominants en Flandre, le POB le devient dans l’axe industriel wallon », relève Pascal Delwit. La Belgique affiche son vrai visage politique. Celui d’un pays à deux vitesses, face à la révolution industrielle.

La Wallonie bout littéralement autour des industries en plein essor. Son demi-million d’ouvriers d’usine, prompts aux réflexes révolutionnaires, se forgent une conscience sociale et politique plus élevée qu’au nord du pays. Le POB y trouve son bonheur.

La Flandre, hormis quelques pôles industriels à Gand et Anvers, reste sagement agricole. Sous l’emprise de l’Eglise. C’est avec le secours de la religion que le monde patronal et les milieux conservateurs entendent repousser la marée rouge qui sème tant l’effroi.

Acte II: Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus

Les catholiques jouent à fond la carte flamande pour asseoir et maintenir leur mainmise sur les campagnes. Ils développent une allergie à tout ce qui est urbain, cultivent la mentalité villageoise moins portée sur l’ouverture et la circulation des idées. Ils se font le défenseur de la langue populaire, la langue des villages, opposée à la langue des villes francisées. Voilà comment, observe Pascal Delwit, « l’affirmation du néerlandais se décline aussi comme une réaction au français, qui est langue des Lumières. Autrement dit, la langue des libéraux et, bientôt, des socialistes ».

L’Eglise lie son salut à la cause flamande, avec la bénédiction des évêques. Ils sont trop heureux de délivrer d’une tentation de virer à gauche ces paysans flamands déracinés « qui ne s’étaient pas encore mentalement libérés des structures sociales et autoritaires du village dominé par le baron et le curé », selon l’historienne Els Witte (VUB).

La Flandre secrète son antidote : la démocratie chrétienne, qui s’enchevêtre au mouvement flamand pour insuffler un vent de renouveau au sein d’un parti catholique conservateur. Plus question de laisser les prolétaires sur le bord du chemin : il faut contrer la dangereuse concurrence surgie de la gauche. L’empêcher de faire main-basse sur l’axe industriel naissant Anvers-Boom-Bruxelles, ou le Limbourg minier. « La mouvance catholique est tellement importante en Flandre qu’elle empêche sa population de basculer dans le monde socialiste. Le syndicat en Flandre est antisocialiste », reprend Els Witte.

Les flamingants ont aussi choisi leur camp : il sera catholique. « Le prix à payer par le mouvement flamand est de voir renforcée son opposition au socialisme, le grand ennemi de la démocratie chrétienne », constate l’historien Lode Wils (KUL). La messe est dite : « Le mouvement flamand s’identifie clairement comme catholique sur le plan philosophique, et de droite sur le plan politique. »

Action – réaction : libéraux anticléricaux et socialistes vont trouver l’herbe plus verte dans le pré wallon. « Le mouvement wallon se veut une réponse à la prédominance catholique en Belgique, qui repose principalement dans les provinces flamandes. »

Ainsi émergent « deux mondes sociologiques », note Pascal Delwit : « Socialistes et catholiques construisent lentement de véritables sociétés ou contre-sociétés. » Logique de blocs. Elle peut mener très loin : l’allergie des parlementaires socialistes wallons aux revendications flamingantes les conduit à tourner le dos aux nombreux prolétaires flamands qui travaillent en Wallonie.

Cette Eglise qui veille à faire de la Flandre sa chasse gardée, se résigne à une Wallonie fortement déchristianisée, faute d’avoir « veillé à temps à la récupération des ouvriers », souligne l’historien Jan Craeybeckx (VUB). La démocratie chrétienne prend certes aussi racine au sud, mais sur un terrain que la gauche a déjà largement labouré.

Le « grand Satan » est d’abord et avant tout socialiste et wallon. La droite flamande s’en remet à Dieu pour le repousser. « L’opposition politico-religieuse a exercé une influence décisive sur l’opposition entre Wallons et Flamands. C’est la Flandre arriérée et cléricale opposée à une Wallonie progressiste et éclairée », note Lode Wils.
L’unité du pays en souffre. Le système électoral majoritaire la met en péril, en entretenant l’opposition politique entre les régions. Marquée par « un quasi-monopole catholique de la représentation parlementaire flamande et une large majorité anticléricale dans la représentation parlementaire wallonne ».

Alors que les cathos n’ont quasi aucune chance d’être élus en Hainaut ou à Liège au XIXe siècle, aucun libéral ou socialiste ne l’est en pays flamand entre 1886 et 1900. La représentation proportionnelle, introduite en 1899 pour ouvrir le jeu politique, atténue la tendance lourde. Mais sans l’inverser.

A la veille de la Grande Guerre, les élections générales de 1912 confirment les caps divergents. « La répartition des voix était alarmante. Le pays se trouvait coupé en deux : le pays flamand a donné ses voix à la droite, la Wallonie et Bruxelles à la gauche. Le clivage linguistique était aussi politique et religieux », écrit l’historienne Marie-Rose Thielemans (ULB).

Acte III : sur un air de Front populaire en Wallonie, de penchant fascisant en Flandre

Flamands et Wallons retrouvent leurs penchants politiques, attisés par la tragique parenthèse de la guerre 1914-1918. Le sentiment antibelge enfle en Flandre. Il succombe aux conceptions autoritaires de droite, à relents fascisants, en vogue durant l’entre-deux-guerres. La conversion est chose aisée : la tradition catholique conservatrice offre un terreau favorable. Le Vlaams Nationaal Verbond (VNV), avec ses revendications droitières et son penchant autoritaire, perce parmi la classe moyenne flamande. Virage à droite toute de la Flandre flamingante. Jusqu’à l’extrême : « Le fascisme occupe une position prédominante au sein du nationalisme flamand », relève encore Lode Wils.

Durant l’entre-deux-guerres, la Wallonie voit au contraire majoritairement rouge. Et même rouge foncé. L’historien Jan Craeybeckx le constate : sauf en 1921 et en 1939, les partis qui se réclament uniquement de la classe ouvrière obtiennent ensemble plus de la moitié des voix en Wallonie. Avec en prime, « un glissement des voix socialistes vers le parti communiste, surtout sensible après 1936 ».

1936, rendez-vous électoral. Nouveau choc de deux mondes, observé par Lode Wils. « D’un côté, en Belgique francophone, un front populaire composé de communistes et de socialistes. De l’autre, une concentration flamande de droite où se retrouvent catholiques et nationalistes. »
La percée des rexistes emmenés par Léon Degrelle rappelle que les francophones ne sont pas immunisés contre l’extrême droite. Cette version droitisée du catholicisme cartonne au Luxembourg et dans le Namurois. Mais elle est un feu de paille sur le plan électoral.

Acte IV : rideau de fer politique le long de la frontière linguistique

1940-1945 repasse les plats. Hitler et sa « Flamenpolitik » achève la besogne entamée par l’occupant allemand durant la Première Guerre. Le Führer a divisé Flamands et Wallons pour mieux régner. Il peut se vanter d’avoir posé une bombe à retardement sous leurs pieds.

Elle éclate à la Libération. Le scrutin législatif de février 1946, premier de l’après- guerre, confirme l’ampleur de la déchirure. Les catholiques décrochent 60% de leurs sièges en pays flamand, socialistes et communistes obtiennent 62% de leurs élus en Wallonie. En Hainaut, 25% des électeurs ont voté pour les communistes staliniens, près de 42% se sont prononcés en faveur des socialistes, qui sont alors d’obédience marxiste.

Cette Wallonie marquée au fer rouge, aux portes de la Flandre chevillée à la droite, fait trembler le nord d’effroi. Le CVP a fait campagne sur le slogan « Tegen de Rode Dictatuur », « Non à la dictature rouge ». Au moment où le Britannique Winston Churchill affirme qu’un rideau de fer divise l’Europe, « un rideau politique, qui longe la frontière linguistique, coupe la Belgique en deux », commente Lode Wils.

Le mouvement wallon, rallié par la gauche, bombe le torse. Il a joué la carte antinazie. Il sort de la guerre, auréolé du prestige de son action dans la Résistance. Le mouvement flamand, versé à droite, ne peut en dire autant. L’heure est venue de rendre des comptes pour ses connivences avec l’occupant.

A ce stade, le clash prend une tournure irréversible. « Une opposition inconciliable entre une Flandre de droite et une Wallonie de gauche apparaît à propos de la répression de la collaboration », selon Lode Wils. La fracture se cristallise sur un Roi : Léopold III, dont l’attitude durant la guerre pose lourdement question. Sa politique étrangère, son image pro-flamande, ses conceptions autoritaires, séduisent les milieux de la droite flamande. Ils apprécient d’autant moins le régent Charles et la reine-mère Elisabeth, veuve d’Albert Ier, connue pour ses sympathies procommunistes.

Raison de plus pour le mouvement wallon de se déclarer farouchement anti-léopoldiste, jusqu’à en devenir antibelge. Cela a le don d’agacer en Flandre : « Des proflamands de gauche en arrivent à vouloir le retour du Roi », épingle l’historien louvaniste.

Exit Léopold III. La majorité catholique en Flandre a vainement voté pour le retour du souverain sur le trône, elle a dû plier face à la Wallonie de gauche. Elle en est définitivement traumatisée.

Le mouvement flamand redresse lentement la tête. C’est sous l’impulsion d’économistes et de cadres majoritairement issus de l’ancien VNV. Ils ont tout le loisir de redonner au combat flamand un profil de droite, vu que la gauche leur abandonne le terrain. « Le fait que la gauche ne passe pas l’éponge sur la Seconde Guerre mondiale aussi facilement que les catholiques, joue certainement un rôle », note Lode Wils.

La roue de l’économie tourne. La Wallonie décline, sans renier ses amours de toujours. Elle continue de lier son sort à la gauche, préfère se dire victime du voisin. « Les wallingants doivent leur fierté à l’image de gauche qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils puisent leurs racines dans la Révolution française et ses droits de l’homme, qu’ils doivent défendre face à des flamingants de droite. »

Acte V : Gauche qui rit en Wallonie, qui pleure en Flandre

En s’industrialisant, la Flandre se découvre des pulsions contestataires. Des ouvriers flamands qui se rebiffent, cela existe aussi : « A la fin des années soixante et dans le courant des années septante, les travailleurs se montrèrent, dans les régions flamandes d’industrialisation récente, aussi combatifs que leurs camarades wallons. Ils cessèrent d’avoir un comportement docile », rapporte Jan Craeybeckx.

Sauf que le décollage industriel de la Flandre intervient « à un moment où le mouvement socialiste amorce déjà un reflux à l’échelle européenne », note Pascal Delwit. Le fond de l’air devient libéral. La Flandre de gauche a trop de longueurs de retard pour pouvoir dupliquer la Wallonie de gauche.

On ne peut être socialiste au nord du pays, relativement prospère et globalement épargné par le chômage, de la même manière qu’au sud, en proie à de grosses difficultés économiques et sociales, observe Serge Govaert, chercheur au Crisp. « L’idéologie égalitaire, qui a étayé les succès socialistes, reste largement répandue en Wallonie alors qu’en Flandre, elle est davantage battue en brèche par l’essor du libéralisme ou du néolibéralisme. »

Le mouvement socialiste flamand fait pourtant mieux que se défendre. Durant près de quarante ans, il est resté la deuxième formation politique en Flandre. Mais il se met à souffrir d’une féroce concurrence. Elle vient, qui l’eût cru, de la droite nationaliste. Sous sa forme extrême et raciste : le Vlaams Blok siphonne une partie de l’électorat ouvrier et populaire, classiquement acquis au socialisme.

La gauche en Wallonie ne connaît pas ces tourments existentiels. Le PS y règne et gouverne, encore et toujours. Loin de tout romantisme révolutionnaire. « Le PS réussit à garder dans son électorat cette couche sociale qui s’est mise à voter en Flandre pour le Vlaams Blok, lequel n’a pas d’équivalent en Wallonie », explique l’historienne Els Witte.

La droite reste une veine inépuisable en Flandre. Aujourd’hui exploitée par la N-VA « au profil extrêmement libéral en économie et à droite sur les questions de société », résume Pascal Delwit. Et c’est encore un succès. Il illustre « le difficile destin d’un parti de gauche dans une Flandre riche, culturellement conservatrice et pourtant inquiète ». Car le « grand Satan » socialiste n’a toujours pas déguerpi de Wallonie.?

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