Corentin de Salle

Pourquoi l’État n’a-t-il plus d’argent ?

Corentin de Salle Directeur du Centre Jean Gol

Depuis quelques mois, on constate que des critiques – nées il y a quelques années contre la politique de rigueur du gouvernement Di Rupo – se sont systématisées et cristallisées en un raisonnement fallacieux que je qualifierais de  » théorie de l’austérité nihiliste « . Inspirée de travaux de quelques intellectuels de gauche, elle a été popularisée par la juge Manuella Cadelli dans une carte blanche publiée dans le Soir en mars dernier. Elle se décline désormais, avec des variantes, dans de nombreux discours de l’opposition, d’éditorialistes et des syndicats.

Avant de tenter de réfuter cette théorie, je vais m’efforcer de le restituer avec la plus grande honnêteté intellectuelle. On peut, je pense, le synthétiser en cinq propositions :

1. Depuis plusieurs décennies, nos sociétés subissent des politiques « néo-libérales » qui astreignent les États à la réduction drastique des impôts et des dépenses publiques.

2. Cette réduction s’opère principalement en raison de la pression des milieux économiques et financiers dont l’État est devenu l’otage.

3. Le néolibéralisme équivaut à une « économisation » de l’État et de la société : priorité est donnée à la poursuite de ces objectifs abstraits que sont les indicateurs économiques.

4. L’austérité est devenue une fin en soi qui, se substituant à la politique, supplante toutes les autres valeurs. En ce sens, le néolibéralisme est nihiliste.

5. Prisonnier du dogme de l’orthodoxie budgétaire, l’État appauvri se déglingue, car il n’est plus en mesure de faire face à ses dépenses les plus fondamentales, ce qui alimente la colère, le populisme, le repli religieux et la violence syndicale.

En apparence plausibles, voire convaincantes, sur le papier, toutes ces propositions se révèlent, à l’analyse, en contradiction flagrante avec la réalité observée dans le monde où nous vivons.

Examinons ces 5 propositions.

La première proposition est triplement erronée. Elle repose d’abord sur l’idée qu’il existe un corpus idéologique appelé « néolibéralisme ». J’ai consacré une longue tribune dans « Le Soir » à réfuter cette mystification intellectuelle et je n’y reviendrai pas. Deux chercheurs de l’université de Liège m’accusaient, mercredi, dans une carte blanche publiée dans le Vif, de développer un argument fallacieux. Force est pourtant de constater que les auteurs qu’ils citent se revendiquaient tous du « libéralisme » et non du « néolibéralisme ». Contrairement à ce que prétendent mes détracteurs, c’est plus qu’une vaine querelle de mots : il s’agit du fondement même de leur théorie. C’est sur base de cette doctrine inexistante (si ce n’est sous la plume d’intellectuels antilibéraux qui l’ont purement et simplement inventée) qu’auraient été adoptées les politiques « néo-libérales ». Ce qu’ils visent, en réalité, ce sont les politiques « libérales », inspirées d’auteurs bien réels : Hayek, Friedman, Popper, etc.

La faute à la politique sociale-démocrate

Ensuite, seconde erreur, ces idées « libérales » sont tout sauf dominantes aujourd’hui. Depuis plusieurs décennies, les politiques adoptées un peu partout en Europe et aux États-Unis sont sociales-démocrates. Une politique économique libérale implique notamment, un budget en équilibre, un faible prélèvement fiscal, des dépenses publiques modestes, un endettement limité et une administration de taille raisonnable. Prenons la Belgique. C’est un État qui vote des budgets en déficit à tous les niveaux de pouvoir depuis presque dix ans. C’est un État qui, avec la France, détient – tous les ranking le confirment chaque année – le record mondial en termes de pression fiscale et parafiscale. C’est un État dont les dépenses publiques représentaient 54,3 % de son PIB (2014), soit 4,4 % de plus que la moyenne européenne déjà très élevée. Milton Friedman disait que, au-delà de 30 % de prélèvement annuel du PIB, un État cessait d’être libéral. C’est un État dont l’endettement avoisine les 110 % de son PIB. Et, concernant les services publics, la Belgique totalise une administration de 840.000 fonctionnaires, ce qui place notre pays au deuxième rang européen au nombre de fonctionnaires par habitant, derrière Chypre et devant la Grèce. Non. La politique économique belge n’est pas « libérale ». Elle est sociale-démocrate. C’est un fait. Pas une opinion. C’est probablement en raison de cette évidence difficilement contestable qu’est agité ce concept nébuleux et mystificateur de « néolibéralisme ».

Enfin, troisième erreur, avant que le gouvernement actuel ne décide de mettre fin à la gabegie selon une trajectoire budgétaire ordonnée et raisonnable initiée lors du précédent gouvernement, la Belgique n’a jamais réduit massivement les dépenses publiques ces dernières décennies : entre 2007 et 2013, les dépenses publiques par rapport au PIB en Belgique ont même augmenté de… 7,4 % (Eurostat). Par ailleurs, en 2013, une étude de la Banque Nationale Belge estimait que, ces dix dernières années, le nombre de fonctionnaires avait augmenté de 6 % en Belgique alors qu’il baissait de l’ordre de 6 % dans les autres pays européens…

Les capteurs de rente

La seconde proposition repose également sur trois erreurs factuelles. D’abord, il est indéniable que les milieux économiques et financiers exercent une pression sur le monde politique pour faire passer des législations qui les avantagent. Adam Smith dénonçait déjà ce fait. Ce phénomène, appelé « capitalisme de connivence » est nocif au fonctionnement du marché et a toujours été combattu par les libéraux. Malheureusement, la corruption est fille de la règlementation. Les politiques sociales-démocrates consacrant l’extension illimitée des pouvoirs de l’État ont coïncidé avec la montée en puissance de ce capitalisme de connivence. À cet égard, il est naïf de penser – seconde erreur – que les milieux économiques et financiers, inspirés par de prétendus dogmes libéraux, feraient pression pour réduire les dépenses publiques de l’État. C’est tout le contraire. Ils lobbyent généralement pour capter des rentes sous forme d’aides, de subsides et de privilèges fiscaux. Rien qu’aux États-Unis, ce sont 4000 milliards de $ qui sont distribués chaque année aux entreprises. Tout le monde veut sa part de butin. Un exemple parmi mille autres ? Il y a quelques mois, 79 CEO ont signé une lettre ouverte pour que les États prennent des « engagements forts » au sommet COP 21. Un appel purement désintéressé, cela va sans dire. À charge du contribuable évidemment…

Une politique libérale est indispensable pour redonner de l’autonomie aux citoyens et un avenir aux générations futures.

Enfin, dernière erreur, l’État n’est pas « l’otage » des milieux économiques et financiers. Il l’est plutôt des politiques qu’il a choisi de mener dans des secteurs qui fonctionneraient bien mieux s’ils étaient règlementés par un petit nombre de normes claires et responsabilisantes.

Prendre les indicateurs économiques au sérieux

La troisième proposition est construite sur base de deux erreurs. D’abord, ce n’est pas le libéralisme, mais la sociale-démocratie qui se montre interventionniste en matière économique. A contrario, la doctrine libérale prône le laissez-faire et défend l’idée que l’État doit se concentrer sur ses compétences régaliennes. Ce sont les politiques sociales démocrates d’inspiration keynésienne qui se sont focalisées sur la relance économique et la création d’emplois. L’actuel gouvernement fédéral appliquant un programme libéral est aujourd’hui contraint, s’il veut éviter un scénario grec ou espagnol, de se concentrer sur le socio-économique pour sauver l’État-Providence et les services publics de la faillite en raison des choix irresponsables posés les décennies précédentes par les gouvernements keynésiens.

Seconde erreur : reprocher aux gouvernements de prendre les indicateurs économiques au sérieux. Ce ne sont pas de pures abstractions désincarnées, mais des constats empiriques. C’est parce qu’ils les négligent que des États tombent en faillite ou pourrissent la vie de leurs enfants et petits-enfants. Un bon conducteur regarde périodiquement son tableau de bord. Si nous ployons sous le fardeau de la dette, c’est parce que, fin des années 70, nos gouvernements, ignorant ces signaux, ont dépensé à tour de bras dans l’espoir chimérique de relancer l’économie. La déclaration du socialiste Guy Mathot, ministre du Budget et Vice-Premier ministre de l’éphémère gouvernement Mark Eyskens en 1981, est hautement révélatrice de cet état d’esprit : « Le déficit est apparu tout seul, il disparaîtra tout seul, comme un mauvais rhume ».

La fin en soi, c’est la liberté. Pas l’austérité

Selon la quatrième proposition, l’austérité est une fin en soi et le néolibéralisme est un nihilisme. Faux. Pour les libéraux, la fin en soi, c’est la liberté. Comme le disait Lord Acton, « la liberté (…) est en elle-même la fin politique suprême ». L’austérité n’est qu’un moyen sur la route de la liberté. On me rétorquera que l’austérité n’est qu’un prétexte, car on l’invoque depuis 35 ans. Le chemin semble interminable, il est vrai, mais c’est parce que, malheureusement, sous le modèle social-démocrate, aujourd’hui en faillite, alternaient les périodes d’insouciance budgétaire et de sacrifices. Les gouvernements Martens-Gol furent contraints de mener une politique de rigueur pour redresser les comptes. Efforts anéantis dans les gouvernements suivants, car, en 1993, quand Dehaene a repris les choses en mains, la dette atteignait 138 % du PIB ! La population souffrit 14 ans avant que Verhofstadt ne fasse redescendre la dette à 84 % du PIB. Etc., etc. Jean Gol disait justement, à propos de ces périodes d’insouciance succédant aux périodes d’austérité : « Quand les socialistes remontent sur le bateau, ils percent et distribuent les barriques de rhum ». C’est ce modèle social-démocrate qui confine l’homme dans le rôle de Sisyphe : une fois poussé au sommet de la montagne, le rocher la dévale à nouveau et il faut recommencer. Mais ce modèle n’a rien d’inéluctable. À condition d’en sortir…

Cinquième et dernière proposition : pourquoi l’État s’appauvrit-il ? Pourquoi l’État n’a-t-il pas d’argent alors même que, chaque année, il pompe allègrement près de 55 % de la richesse produite par ses citoyens ? L’État n’est pas pauvre parce qu’il ne perçoit pas assez. Il est pauvre parce qu’il dépense trop et mal. L’État souffre de son hypertrophie. Il a tellement étendu le périmètre de ses activités qu’il est en perpétuel surmenage. La vérité, c’est que ce sont des politiques – non pas néo-libérales – mais sociales-démocrates qui, ces dernières décennies, ont poussé l’État à accroître ses dépenses dans des proportions hallucinantes, à intervenir de manière illimitée dans le fonctionnement de l’économie et dans quantité d’autres sphères au détriment de tout le reste et, en particulier, l’entretien de ses infrastructures et le financement de ses missions fondamentales.

Une théorie totalement déconnectée du réel

Cette théorie de « l’austérité nihiliste » que nous avons tenté de réfuter ici est, on le voit, totalement déconnectée de la réalité factuelle. Elle doit être comprise comme un déni pathologique du réel par une gauche crépusculaire qui refuse d’assumer la responsabilité de ses échecs. Il est curieux – et inquiétant – que ces idées d’extrême-gauche (à connotation complotiste) contaminent à ce point les esprits aujourd’hui. C’est sans doute à mettre en lien avec la progression du PTB, laquelle découle en partie de la dégradation de la qualité de l’enseignement en communauté française.

Certains se plaignent que l’État n’ait plus de marge de manoeuvre. C’est là un raisonnement d’esclaves. Déplorer que l’État ne nourrisse pas de grands projets pour elles, tel est le propre des âmes serviles. Ces personnes devraient plutôt s’insurger que l’État, en les spoliant fiscalement, les ait dépossédés de leur propre marge de manoeuvre.

Rouvrir le champ des possibles

Tout l’enjeu aujourd’hui est de quitter le cycle infernal de ce modèle social-démocrate. Une politique libérale est indispensable, ce qui implique un budget en équilibre et une réduction des impôts, des dépenses et de l’endettement. Pas « parce qu’il le faut », mais pour redonner de l’autonomie aux citoyens et un avenir aux générations futures. Un État qui dépense de manière parcimonieuse peut se permettre des politiques sociales audacieuses sur le long terme. En diminuant les impôts, il laisse aux citoyens les moyens matériels et humains de se projeter dans leur propre futur et de l’organiser de manière libre et responsable. Aujourd’hui, nous avons à réinventer la sécurité sociale et le droit du travail à l’heure des nouvelles technologies, de l’économie collaborative, de l’économie digitale, etc. Cette politique libérale est tout sauf nihiliste. Elle conduit au contraire à rouvrir pleinement le champ des possibles.

Corentin de Salle s’exprime à titre personnel.

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