© Anthony Dehez

Portrait d’Arnould Massart: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

En s’intéressant aux vertus thérapeutiques de la musique, le pianiste Arnould Massart est à la recherche de tout ce qui peut aider à apaiser ou stimuler. Une activité qui l’éloigne de sa carrière de pianiste de jazz, notamment au côté de Maurane.

Au début des années 1980, en plein âge d’or du jazz-rock, les Lundis d’Hortense et le Travers font danser le tout Saint-Josse, à Bruxelles. Derrière un piano ou à la basse, Arnould Massart vit une période faste de p’tit gars du jazz à la réputation plutôt flatteuse. C’est donc assez logiquement que la Fédération Wallonie-Bruxelles fait appel à lui pour s’occuper d’une des quatre écoles pilotes de jazz qu’elle entend ouvrir dans le pays. A Jambes, il appréhende d’emblée les obstacles que forment les vieilles habitudes héritées de la musique classique, dont les critères principaux sont l’interprétation et l’agogique, cette façon de dilater le rythme pour ralentir ou accélérer la cadence. La pratique de la « nouvelle musique », venue des USA, requiert en effet d’autres aptitudes, comme la rigueur et la mise en place.

Sa plus grosse claque:

Au début des années 1990, le séminaire de Don Campbell sur la musique qui soigne. J’en suis sorti bouleversé, sa vision a changé ma vie. »

 »

« Dès le début, je me suis rendu compte que les élèves avaient un problème de rythme« , rembobine l’actuel sexagénaire, au milieu des livres de son domicile schaerbeekois. « Ils savaient plus ou moins bien jouer de leur instrument, mais ça ne « groovait » pas, ce n’était pas en place. » Un jour, il leur demande de laisser guitares et basses de côté, de se lever et de faire littéralement des pieds et des mains. « Je voulais qu’on oublie la technique instrumentale et les notes. Qu’on frappe dans ses mains, tout simplement. » Le jeune professeur réitère l’expérience quelques années plus tard, alors qu’il enseigne au conservatoire de Bruxelles… et que les étudiants rencontrent encore les mêmes problèmes rythmiques. Il milite dès lors pour la création d’une leçon spécifique. Parmi ses collègues, personne ne s’y oppose, mais personne ne veut non plus engager quelqu’un pour la donner. Si Arnould Massart souhaite une classe de rythme, il faudra qu’il l’invente et la donne. « Au premier cours, je me suis retrouvé face à cinquante profs d’académie – dont la moitié était plus âgés que moi – qui me posaient des questions sur la nature perceptive ou motrice des difficultés rythmiques de leurs élèves. A ce stade, mes réponses étaient principalement intuitives. »

Son plus gros risque:

Un jour, je suis parti seul, tôt le matin, dans la montagne. Où je me suis perdu. Je suis rentré à 21 heures, épuisé.. Si j’étais tombé, je ne sais pas qui serait venu m’aider. »

A coups de rythme

Intuitif, le Bruxellois l’est depuis l’enfance, quand il commence à cogner couteau et fourchette en cadence sur la table lors des repas. Plus tard, il accompagne sa mère pianiste sur des standards de jazz en tapant sur et avec tout ce qui lui passe dans les mains, aiguilles à tricoter comprises. « J’ai rapidement senti un lien avec l’énergie que dégageait le rythme. J’aimais l’état modifié de conscience dans lequel il pouvait me mettre et cet échange qui se créait entre deux personnes qui le partageaient. Je voulais « être sur la même longueur d’onde ». » Lors de son premier jour à l’académie, Arnould se fait pourtant d’emblée sermonner par le professeur, qui lui reproche de ne pas savoir bien lire le solfège. Compréhensif, son père tente de le réconforter en lui assurant qu’il n’est pas obligé de continuer… « Mais j’y suis retourné. C’était peut-être le signe que j’étais déterminé. » Pourtant, le rythme est totalement absent de la pédagogie musicale de l’époque. « Au cours de piano, je m’emmerdais: je ne jouais que des trucs que je n’aimais pas. C’est quand j’ai découvert les partitions de Glenn Miller et George Shearing que c’est devenu rythmé et très excitant. Je me suis amusé comme un fou. » Même plaisir, plusieurs années plus tard, lorsqu’il squatte les garages de ses potes « non pas pour créer des start-up informatiques », mais pour faire du rock. Une expérience qui sera bienvenue au moment de créer de A à Z son cours de rythme pour le conservatoire de Bruxelles. Surtout que la littérature en la matière n’abreuve pas vraiment les bibliothèques. Les domaines sont très cloisonnés: d’un côté les chercheurs, de l’autre les musiciens. Arnould force alors l’interaction en se plongeant dans des ouvrages scientifiques et en assistant à des conférences.

Son Mantra:

Curiosité et enthousiasme. »

Ce diplômé en philologie germanique s’ouvre à la neuroscience, la psychologie cognitive et la psychomotricité et s’offre un accès à tout un pan d’informations sur le fonctionnement du cerveau ou sur la façon de percevoir le rythme… qu’il s’empresse de partager. « Statistiquement, il existe une courbe de résonance de vitesse. La majorité des humains sont plus sensibles, plus performants et plus à l’aise avec le rythme situé entre 100 à 120 pulsations par minute. Si l’on augmente ou diminue la vitesse, le confort sera automatiquement moindre. Les musiciens ignorent cette réalité, alors qu’elle peut permettre de se placer dans les meilleures conditions d’apprentissage avant de chercher le tempo souhaité. » Aujourd’hui, il dirige le département Rythmes et Rythmiques du conservatoire de Bruxelles dans un objectif d’expérimentation et de découverte pluridisciplinaires. Une façon, entre autres, d’en savoir plus sur l’importance du système vestibulaire, l’organe de l’équilibre. « On a souvent attribué des explications culturelles ou intuitives au fait que de nombreux Africains dansent en faisant de la musique. Aujourd’hui, des études prouvent qu’il y a peut-être avant tout des raisons neurologiques, puisque bouger le corps influence notre façon de percevoir le rythme. » C’est toute cette exploration, cette avancée progressive vers la compréhension de nouveaux mystères, qui fascine ce curieux d’anthropologie, de neurologie et de pédagogie. « C’est un peu comme si je m’ouvrais à la face cachée de la musique. Une face beaucoup plus profonde qui touche à des éléments fondamentaux comme l’identité, l’énergie, la santé. Pourtant, ce sont des choses dont les musiciens ne parlent jamais. » Pas plus que de la guérison par la musique et les sons, son autre passion.

Portrait d'Arnould Massart: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
© Anthony Dehez

Les sons qui soignent

Un petit folder se charge alors de changer la vie du Bruxellois, au début des années 1990. On y annonce l’organisation, à Saint-Josse, d’un séminaire de Don Campbell, professeur américain porté sur le pouvoir thérapeutique des sons. Un point de vue qui interpelle le pianiste, qui y participe pendant quatre jours. « On vivait des moments musicaux, mais on pensait plutôt à nos expériences personnelles, émotionnelles, sensorielles. On n’était pas là pour analyser la tonalité ou la présence d’un violoncelle, mais ce que la musique nous racontait, ouvrait comme perspectives et nous faisait découvrir en nous. Là, j’ai réappris à sentir mon extrême sensibilité à la musique, dont je n’avais plus conscience après mon parcours ultratechnique et théorique. » Arnould sort de ce séminaire dans un tout autre état, convaincu que le quatrième art peut influencer le bien-être physique et psychologique.

Dans la foulée, il enchaîne les expériences: dans le Colorado, sur les traces de Don Campbell, puis en Allemagne, où il suit trois modules de dix jours sur la thérapie par le son dans la tradition hindoue. Forcément, il finit par organiser ses propres formations à partir de 2001. « La plupart du temps, les participants sont principalement non musiciens. Je suis à chaque fois sidéré de les entendre décrire dans le détail la chaleur, le bien-être ou les odeurs qu’ils ressentent grâce, alors que les artistes eux-mêmes n’en parlent jamais. Faire abstraction du monde environnant et se replonger en soi pour ressentir des sons amène à une forme d’intériorité. Le pouvoir de la musique peut être très fort: j’ai entendu des gens dire que Maurane leur donnait le courage et l’énergie de vivre. » Parce qu’en parallèle à ses expérimentations et à ses différents projets de groupes, Arnould sera également le pianiste de la chanteuse pendant ving-cinq ans. La suite logique d’une rencontre inopinée au Shopping Center d’ Anderlecht à la fin des années 1970. Elle se produit seule, sur un petit podium de circonstance, en jupe bleu ciel et collants roses. C’est le flash! Quelque temps plus tard, le pianiste lui présente un morceau qu’un autre artiste lui a commandé sans l’avoir jamais interprété. Le lendemain matin, Maurane revient avec les paroles. T’as pas la pêche sera l’un de ses premiers succès populaires. Les deux artistes se rapprochent. Ils partagent la même définition de la bonne et de la mauvaise musique, et s’épanouissent dans le jazz. « Avec le succès, c’est toutefois devenu difficile pour elle de refuser les agents qui débarquaient en disant qu’ils savaient « ce qu’il lui fallait », à savoir de la chanson française, de l’amour, etc. A partir d’un moment, ça ne m’a plus trop convenu musicalement, c’est devenu moins marrant. »

Dates clés:

  • 1968: « Je débute le basket au club de Moortebeek. Une passion qui m’occupera pendant une dizaine d’années. »
  • 1983: « J’enseigne le français à Londres. Je suis revenu en Belgique à cause du service militaire obligatoire: si je ne rentrais pas, j’étais considéré comme déserteur et je risquais la prison. »
  • 1991: « J’écris Avogadro, une composition musicale pour dix musiciens où la discipline est primordiale. »
  • 2017: « A Bruxelles, je revois Stomp, ce groupe rythmique dont je pensais tout connaître par coeur. J’en ressors terriblement impressionné, ça reste très pro! »
  • 2022: « Après trois ans d’absence, j’inviterai la musicienne américaine Pat Moffitt Cook en juin pour une formation sur la guérison par la musique et les sons. »

Le pianiste stoppe les frais en 2006. Il a vu suffisamment de pays, fait assez d’heures de route et trop souvent expérimenté les courtes nuits des tournées. Il veut désormais consacrer son temps aux recherches pédagogiques. Et pourquoi pas contribuer à aider les gens dans certaines circonstances? Il compose alors de la musique à vocation thérapeutique censée dissoudre l’anxiété. Pour réinviter les gens dans leur quotidien. Ou pour jouer sur l’angoisse préopératoire. A la fois pour la personne concernée, mais aussi pour celles qui l’accompagnent. « Ça ne tient pas du miracle, cela dépend des sensibilités de chacun. Quand je compose, j’ai mes intentions, mais on y prend ce qu’on veut. Et c’est parfois très touchant, comme lorsqu’une femme m’a dit que son père avait voulu écouter cette composition lors de ses derniers instants. »

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